Lettre au cardinal
Agré
par Simon Fofana Yao
Éminence,
d’après plusieurs quotidiens abidjanais, vous auriez participé à une messe de
requiem en l’église saint Jean-Marie Vianney de Vridi-Cité, le 6 avril 2013 et,
au cours de cette messe, vous auriez tenu les propos suivants : « On refuse de dire toute la vérité sur
ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire. Arrêtons de mentir ! Arrêtons de tuer !
Mon habit que je porte est blanc, mais on me dit d’accepter de dire qu’il est
rouge… C’est ce qui se passe en Côte d’Ivoire. Tout le monde connaît la vérité
mais préfère se taire. Ce qui n’est pas bon ! »
Éminence, même si j’aurais préféré que vous
abandonniez le langage voilé pour appeler un chat un chat en disant clairement
que Dramane Ouattara a pris la Côte d’Ivoire en otage, l’a déstabilisée et y a
introduit la violence depuis 1990, je vous dis merci et bravo pour cette énième
prise de parole car « le monde est
dangereux à vivre, non pas tant à cause de ceux qui font le mal, mais à cause
de ceux qui regardent et laissent faire » (Albert Einstein). Je dis « énième prise de parole » car
ce n’est pas la première fois que vous refusez de vous taire. Maintes fois,
vous vous êtes exprimé sur la crise ivoirienne comme un prophète prêchant dans
le désert. Je ne donnerai ici que deux exemples de cette prise de parole. Le
premier est votre homélie du 31 décembre 2005. Vous y affirmiez ceci : « L’enchevêtrement des intérêts,
souvent contradictoires, des grands contrecarre le développement intégral des
moins nantis. Le club des décideurs proclame crânement avec Malthus : "Au
banquet de la mondialisation, le couvert n’est pas mis pour tout le monde".
Cruelles réalités humaines traduites dans les faits par le foisonnement des
barrières de toutes sortes, dressées comme à plaisir, le trafic préoccupant des
armes de destruction toujours de plus en plus sophistiquées, le pillage
organisé, éhonté des richesses des faibles, les complots des puissants pour
imposer des conflits et des guerres qui ne sont pas les leurs. Pour justifier
ces brigandages, ce terrorisme moderne, pour camoufler et même rendre
compréhensibles, voire sympathiques ces actes contre les droits de l’homme et
des nations, les magnats de la finance internationale mobilisent à qui mieux
mieux l’armada de leurs puissants moyens de communication moderne, leurs
irrésistibles médias. L’opinion publique, manipulée, matraquée, innocente,
applaudit même les bourreaux et crie haro sur le baudet, c’est-à-dire les
victimes, les sans-voix. Ainsi, les plus grandes impostures des temps modernes
deviennent monnaie courante, geste de génie, des exploits… "Ivoirité",
"xénophobie", peut-être. Mais cette guerre ivoirienne sent à plein
nez le pétrole, le gaz, le diamant, l’or, le cacao, le café, le bois précieux…
Aussi, arrêtez, s’il vous plaît, les camouflages ».
Éminence, vous ne manquiez pas d’appeler, dans la même
homélie, les Ivoiriens à mettre balle à terre car « si le pays brûle, nous n’irons nulle part, sauf aller dans la
mer où les requins vont nous accueillir » et vous demandiez au Christ
de leur « apprendre à dépasser leurs
intérêts immédiats pour choisir courageusement les sacrifices coûteux à
consentir dans le but de hâter l’avènement de la paix ».
Je reviendrai, quelques lignes plus loin, sur les
fameux sacrifices à même de nous conduire à une paix véritable et durable. Pour
l’instant, je voudrais rappeler une autre déclaration faite par vous. C’était
sur les antennes de la RTI, après l’intervention du président du Conseil
constitutionnel, le seul organe qui soit habilité à donner les résultats
définitifs de l’élection présidentielle en Côte d’Ivoire. Pour vous, « une fois que le Conseil
constituionnel décide, il faut suivre l’ordre » (Notre Voie du 28 décembre 2010). Malheureusement, l’ordre ne fut
pas suivi parce que non seulement le perdant fut déclaré vainqueur devant une
chaîne française et dans un hôtel par une CEI incomplète, ce qui n’est pas
conforme à notre loi fondamentale, mais aussi parce que le fraudeur-imposteur
demanda à ses protecteurs français et onusiens de tuer tous les Ivoiriens qui
voulaient faire échec à ce hold-up. C’est peut-être ce que vous voulez dire
quand vous parlez d’une Côte d’Ivoire et d’une communauté internationale à
l’envers. Ce qui est certain, c’est que, depuis avril 2011, plus rien ne marche
dans notre pays : la réconciliation est au point mort, tout simplement parce
que le valet de la France n’en veut pas. Ce qu’il veut, son souci majeur, c’est
d’embaucher les ressortissants du Nord ivoirien et de la CEDEAO, même quand ils
sont notoirement incompétents. Il prétend que l’argent ne circule pas parce
qu’il travaille; il devrait plutôt confesser que notre argent enrichit
outrageusement le Burkina et la France, deux pays qui l’ont installé au pouvoir
après avoir fait couler le sang des Ivoiriens. Il est si cruel que 670
partisans de Laurent Gbagbo croupissent en prison sans jugement et dans des
conditions inhumaines. Redoutant d’être assassinés par les FRCI et les dozos,
en raison de leur appartenance ethnique ou politique, 5 500 Ivoiriens ont dû se
réfugier au Togo, 16 000 au Ghana et 31 339 au Liberia. Alors qu’il avait
promis beaucoup d’emplois, le Patronat ivoirien dénombre aujourd’hui 5 millions
de chômeurs. Avec sa bénédiction, une cinquantaine d’églises catholiques ont
été profanées et cambriolées, plusieurs prêtres, ligotés ou molestés. Des
enseignants grévistes viennent de subir une ponction de 50 à 70 000 F. CFA sur
leur salaire et menacent d’entamer une grève illimitée si leurs justes
revendications ne sont pas prises en compte. Le Jeudi 14 avril 2013, des
mercenaires recrutés par Dramane ont paralysé Bouaké, la ville où j’habite. Ils
exigeaient que leur soit enfin donné l’argent qui leur avait été promis. Faute
de médicaments, les hôpitaux sont devenus des mouroirs. Les partisans de
Dramane, coupables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, n’ont
jamais été inquiétés malgré les engagements pris par le mystificateur-bonimenteur
et malgré les interpellations de Human Rights Watch, d’Amnesty international et
d’autres organisations de défense des droits de l’homme. Pas un jour ne passe
sans que les Ivoiriens ne soient agressés et détroussés chez eux. Et pourtant,
le pays n’a jamais eu autant d’hommes en armes. D’honnêtes citoyens sont
froidement abattus dans la rue. Qui est derrière ces escadrons de la mort ?
Gbagbo et Simone, à qui on attribuait la paternité de ces tueurs sans visage,
sont en prison. Alors, qui commandite ces crimes ? À qui profitent-ils ? Les
ordures sont de retour à Abidjan et dans d’autres villes, certains quartiers de
la capitale économique sont privés d’eau et d’électricité. Les étudiants font
parler les machettes à nouveau à l’université de Cocody. Les journaux qui osent
critiquer le régime sont suspendus et condamnés à payer une forte amende par le
CNP de Raphaël Lakpé, l’homme qui nous révéla pour la première fois que le
sous-préfet de la France colonialiste n’était pas Ivoirien. Les Wê sont
quotidiennement dépossédés de leurs terres par des envahisseurs burkinabè au
nez et à la barbe de l’ONUCI. Nos parents sont rançonnés par les FRCI et les dozos
dans les villes et villages. Éminence, voilà ce qu’est devenu notre pays sous
Dramane Ouattara qui, pendant la campagne électorale, disait avoir des
solutions pour remettre le pays sur les rails de la sécurité, de la stabilité
et de la prospérité. La vérité est qu’il n’a aucune solution et qu’il n’est
qu’un vendeur d’illusions. C’est un vaurien. J’emprunte ce qualificatif à
Niamkey Koffi qui l’avait employé lors du débat organisé autour du film
documentaire du Belge Benoît Scheuer, «
Côte d’Ivoire : poudrière identitaire ». Niamkey Koffi trouve désormais
juste et bon de travailler et de dîner avec le « vaurien » Ouattara. Et moi qui croyais que ceux qui embrassent la
philosophie ont envie d’imiter Socrate préférant boire la ciguë plutôt que de
se renier. Certes, n’est pas Socrate qui veut et il existe un fossé entre
enseigner la philosophie et être philosophe. Mais se mettre à genoux pour
adorer ce qu’on a brûlé hier ou sacrifier ses convictions sur l’autel du ventre
laisse perplexe. Quoi qu’il en soit, et n’en déplaise à Jean-François Copé –
qui gagnerait à adopter un profil bas après s’être rendu coupable de tricheries
grossières pendant l’élection du président de l’UMP au lieu de débiter des
inepties –, Dramane n’est pas « une
chance pour la Côte d’Ivoire » mais le problème N°1 de la Côte d’Ivoire.
Éminence, que faire maintenant pour redorer le blason
de cette Côte d’Ivoire que Dramane avait promis de rendre ingouvernable si sa
candidature à la présidentielle était rejetée ? Que faire pour libérer le pays
de la mainmise française ? Je ne vois pas 36 solutions, il y a une seule chose
à faire ; et plus tôt on agira, mieux notre pays se sentira. Vous avez
parlé, vous avez attiré l’attention des Ivoiriens sur le danger qui guettait
leur pays, vous leur avez demandé de s’unir car seule l’union fait la force.
Vous avez dénoncé la partialité de la soi-disant communauté internationale et le
jeu trouble de la France. Vous avez proposé le respect de la Constitution et
une résolution pacifique de la crise postélectorale au moment où tous les
autres guides religieux étaient muets, et vous fûtes traité de pro-Gbagbo pour
cela, mais c’était là un combat juste. Éminence, le temps de l’indignation et
de la sensibilisation est terminé. Est venu le moment de se soulever
pacifiquement contre ce régime sanguinaire et autoritaire. Vous et/ou les
autres évêques pourriez, sinon appeler, du moins encourager les Ivoiriens à
descendre et à demeurer dans la rue jusqu’à la chute du dictateur-menteur. Sans
doute me demanderez-vous si pareille initiative a déjà été prise ailleurs. Je
vous répondrai par l’affirmative avec un exemple à l’appui. Aux Philippines, en
effet, 2 millions de personnes décidèrent d’occuper la rue le 22 février 1986
pour obliger le dictateur Ferdinand Marcos à reconnaître sa défaite face à
Corazon Aquino. Le cardinal Jaime Sin (1928-2005) soutint ouvertement le
mouvement en appelant l’armée à protéger les insurgés. L’appel fut lancé via la
radio catholique de Manille. Des prêtres, religieux, religieuses et laïcs,
armés uniquement de crucifix et de chapelets, faisaient partie des
contestataires. Le 25 février, la détermination des manifestants poussa Marcos
à fuir le pays. Le cardinal Sin récidiva en 2001 en apportant son soutien moral
au renversement du président Joseph Estrada accusé de corruption et de mauvaise
gouvernance.
Éminence, aussi importante soit-elle, la parole seule
ne saurait contribuer à l’avènement d’une société plus juste et plus libre. Il
est aussi nécessaire d’agir. L’heure est venue pour les Ivoiriens de se
soulever contre ce régime illégitime et dictatorial ; car un soulèvement
populaire « consiste non seulement à
protester mais aussi à prendre l’opinion publique à témoin sur une situation
d’injustice et à forcer ainsi l’auteur des violations à y mettre fin ».
C’est ce qui se passa le 18 juin 2005, quand 1 million et demi de personnes
parmi lesquelles 20 évêques manifestèrent dans les rues de Madrid contre la loi
autorisant le mariage gay. Le 12 novembre de la même année, les évêques
catholiques espagnols rééditèrent l’exploit en mettant dans la rue plusieurs
centaines de milliers de catholiques (parents, enfants et membres du clergé
catholique). Il s’agissait de protester contre le gouvernement socialiste de
José Luis Rodriguez Zapatero qui voulait avoir un regard sur l’organisation et
le contenu de l’enseignement privé. En Italie, les 12 et 13 juin 2005, la
hiérarchie catholique italienne conduite par le cardinal Camillo Ruini appela
ses troupes à boycotter le référendum sur la procréation. Elle remit le couvert
le 12 mai 2007 en faisant marcher des centaines de milliers de chrétiens dont
deux ministres du gouvernement Romano Prodi contre le Dico (diritti dei conviventi, en français :
droits des personnes vivant ensemble), le Pacs à l’italienne, dont l’objectif
est la reconnaissance des concubinages hétérosexuels et homosexuels.
Éminence, si votre âge ne vous permet plus de prendre
la tête d’une marche pacifique, vous pouvez au moins l’inspirer ou la soutenir.
Vous et les autres guides chrétiens pouvez jouer un rôle dans la libération de
notre pays en jetant le poids de l’Église dans une révolte populaire
non-violente. Autant dire que la reconstruction de notre pays ne se fera pas
sans sacrifices comme vous le mentionnez bien dans votre homélie du 31 décembre
2005. Sans rechercher le martyre, nous devons comprendre qu’être chrétien,
c’est « porter la Croix du Seigneur,
édifier l’Église sur le sang du Seigneur, versé sur la Croix et confesser
l’unique Gloire, le Christ crucifié » (pape François, homélie du 14
mars 2013). La couleur des habits que vous portez ne rappelle-t-elle pas le
sang versé par le Christ, ce qui est une manière de dire que les cardinaux sont
appelés à résister jusqu’au sang (usque
ad sanguinem) aux dictateurs et oppresseurs de tout poil ? Jésus enseigne
en effet que le bon berger donne sa vie pour ses brebis, qu’il doit être
capable de souffrir pour elles comme l’a admirablement montré le cardinal
Stefan Wyszyński (1901-1981) considéré par les Polonais comme un héros national
pour avoir été emprisonné puis assigné à résidence par le régime communiste de
1949 à 1956. Je pense également au cardinal tchèque Joseph Beran (1888-1969)
arrêté le 6 juin 1942 par la Gestapo, puis déporté au camp de concentration de
Dachau. Son courage est d’autant plus remarquable que l’opportunisme et la
collaboration étaient monnaie courante dans la Tchécoslovaquie d’alors. Je citerai
enfin Mgr Jules Saliège (1870-1956) de Toulouse qui était opposé à la
déportation des Juifs pendant l’occupation de la France et aux exactions
nazies. Reconnu compagnon de la Libération par le général de Gaulle, il avait
pour devise « À l'ombre de la Croix ».
Sa lettre pastorale, Et clamor Jerusalem
ascendit, qui fut lue dans toutes les paroisses de Toulouse le 23 août 1942
en dépit de l’interdiction du préfet, est restée dans toutes les mémoires parce
qu’on y trouvait cette question essentielle : « Pourquoi sommes-nous des vaincus ? ».
Éminence, si vous ne voulez pas que la Côte d’Ivoire
soit complètement vaincue, si vous désirez la voir rebondir et prendre enfin
son destin en main, si vous rêvez d’un pays souverain et digne, si vous êtes
contre l’injustice et le faux (un franc-maçon français et ancien enseignant à
l’université d’Abidjan a révélé dans le dernier Jeune Afrique que les élections de novembre 2010 ont été truquées
et que la France avait pris le parti de Dramane Ouattara depuis le début contrairement
aux mensonges de Claude Guéant), alors vous devez accepter de consentir votre
part de sacrifice en soutenant un soulèvement populaire pacifique. En
attendant, je vous remercie de m’avoir lu.
Titre original : « Tribune : Parler ne suffit plus. Il est temps d’agir. Lettre au cardinal Bernard Agré »
en maraude dans le web
Sous
cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui
ne seront pas nécessairement à l’unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu
qu’ils soient en rapport avec l’actualité ou l’histoire de la Côte d’Ivoire et
des Ivoiriens, et aussi que par leur contenu informatif ils soient de nature à
faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise
ivoirienne ».
Source :
http://ivoirebusiness.net 18/04/2013
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