samedi 2 août 2014

NOTRE HOMMAGE à SOULEYMANE KOLY


 
Le chorégraphe, metteur en scène et producteur guinéen et ivoirien Souleymane Koly, une figure de la culture en Afrique, célèbre notamment pour ses créations mêlant théâtre, musique et danse, est décédé vendredi à Conakry, à l’âge de 69 ans.
Né le 18 août 1944 à N’Zérékoré (sud de la Guinée), Souleymane Koly Kourouma – son nom complet – a consacré une grande partie de sa vie à la culture dans son pays mais également en France, où il a étudié et créé son premier groupe, et en Côte d’Ivoire, son deuxième pays, où il était régulièrement établi jusqu’à ces dernières années.
Depuis 2011, il vivait à cheval entre Conakry et Abidjan.
Après un bac scientifique en Guinée, Souleymane Koly s’était rendu en France pour y poursuivre des études en sociologie et sciences sociales appliquées dans les années 1960.
Il s’est installé en 1971 à Abidjan, ville à partir de laquelle il s’est bâti une solide réputation d’homme de culture, étant à la fois danseur, chorégraphe, comédien, metteur en scène, musicien, producteur, auteur. Il fut un responsable à l’Institut national des Arts de Côte d’Ivoire. Aspirant à un théâtre plus accessible aux populations, il a créé en 1974 « L’ensemble Kotèba d’Abidjan », le « kotèba » étant un genre théâtral traditionnel originaire du Mali qui tient de la satire socio-politique et recourt au chant et à la danse.
Il a reçu plusieurs prix et distinctions honorifiques en Côte d’Ivoire, en France et ailleurs dans le monde.
Il était conseiller spécial chargé du développement culturel au ministère guinéen de la Culture.
(D’après l’AFP 2 août 2014)
 

 
                                                           (Aaaaaaakasouleymanek)
Réflexion sur la crise ivoirienne
Une interview de Souleymane Koly* 

Ceux qui font, qui ont choisi de faire la politique, doivent en être conscients et mesurer le poids de ce qu'ils disent, de ce qu'ils sentent. Tout ce qu'ils vont faire, tout ce qu'ils vont dire, va peser dans la vie des hommes pour des nombreuses années. 

QUESTION : Monsieur KOLY bonjour.
KOLY: Bonjour 

QUESTION : Nous vous connaissons comme un homme de culture et comme un artiste dans le domaine du théâtre. Le théâtre est une forme de mise en scène de la société. Vous avez souvent mis en scène la société ivoirienne. Quel regard avez-vous aujourd'hui de la scène politique ivoirienne ?
KOLY : Ecoutez, de par ma formation et mes activités, je ne suis pas un spécialiste de la politique. Vous l'avez souligné d'ailleurs dans votre introduction. Je vais plus porter sur la situation actuelle un regard de citoyen, car même si je suis un homme de théâtre, un artiste, j'ai choisi un genre d'art qui ? par sa forme, amène à mieux regarder notre réalité. Je ne suis pas de cet art qui fait échapper de la réalité. Je suis plutôt partisan de l'art amène à être observateur de cette réalité. Je crois, en tant qu'observateur, que ce n'est pas la spécificité qui caractérise les événements que nous vivons. Les grands changements dans toutes les sociétés se font toujours en période de crise, donc les acteurs de cette vie politique sont obligés de prendre des décisions dans l'urgence, alors que ce sont des décisions qui vont conditionner leur vie et la vie de leur peuple pour des nombreuses années et parfois même pour des siècles. Et c'est cela qui fait la difficulté de l’heure actuelle. Ceux qui font, qui ont choisi de faire la politique, doivent en être conscients et mesurer le poids de ce qu'ils disent, de ce qu'ils sentent. Tout ce qu'ils vont faire, tout ce qu'ils vont dire, va peser dans la vie des hommes pour des nombreuses années. La Cote d'Ivoire vivait une période de crise à la fin de sa Première République ; crise économique, crise sociale, crise politique. Mais ce qu'on oublie souvent, elle vivait également une crise culturelle, et une crise spirituelle. 

QUESTION : Cet aspect me paraît nouveau dans le tableau la crise. Quel sont les aspects culturel et spirituel ?
KOLY : Son aspect culturel et spirituel ? Regardez dans nos familles, ce qui s’y passe. Les Occidentaux ont trainé dans la boue nos valeurs fondées sur le respect du père, de la mère, des aînés. Le respect des femmes se fondait sur une symbolique très profonde, notamment sur le fait que la femme est la mère, celle qui donne la vie. Tout le ciment social a volé en éclat. Notre société ne respecte plus de valeurs, les mœurs, la valeur des parents, l'ordre, tout a disparu. Il faut noter que nous-mêmes n’avons pas mis en place des valeurs qui remplacent celles que nous avons rejetées.
Les Européens ont fait voler en éclats toutes nos valeurs, mais ils ont amené des valeurs démocratiques qui sont les leurs et qu'ils respectent, la liberté, l'individu, le respect de l'ordre associatif. Nous avons épousé ces valeurs démocratiques comme mode d'organisation sociale mais en même temps, nous n'avons pas la force d'observer scrupuleusement le respect de ces valeurs démocratiques. Dans le même temps nous ne pouvons pas faire un retour en arrière car nous avons fait voler en éclat les valeurs qui faisaient la force de nos sociétés traditionnelles. Du coup, il y a une crise civilisationnelle, une crise culturelle, une crise spirituelle ; parce que nous n'avons plus de valeur auxquelles nous croyons. Le symptôme de cette crise est, par exemple, aujourd'hui, la prolifération des religions ; car les hommes sont désemparés, ils ne savent pas à quoi se fier ; ils cherchent un refuge, un appui, une force dans le spirituel. 

QUESTION : Comment alors cette crise culturelle a induit le politique ?
KOLY : Je ne dis pas que la crise culturelle a induit le politique. Je crois que le politique a été quelque part responsable de l'ensemble des crises, parce que c'est le politique qui prend des décisions pour nous. A un moment donné on décide que tel type d'enseignement sera donné ; à un moment on décide que l'option pour tel type d'économie sera la meilleure ; ce sont des éléments de choix politique. C'est donc le politique qui définit toujours à un moment donné les orientations de la société, soit au travers de l'Assemblée Nationale, soit au travers des discours programmes, soit au travers des déclarations... En fonction des orientations qui sont données par le politique et qui sont celles que nous avons choisies, notre pays va évoluer dans une certaine direction. Quand, après dix ans, vingt ans, quarante ans d'indépendance et d'action politique, on voit par exemple qu'aucune solution n'a été trouvée pour les enfants, pour l'école, pour le travail des jeunes, pour le travail des jeunes diplômés, je dis que cela est de la responsabilité du politique. Donc c'est le politique, le véritable responsable de la crise culturelle et de toutes les autres crises que connaît le pays. Il s'agit d'une certaine gestion politique qui, à mon avis, ne date pas seulement des six années de l'ère Bédié, je crois qu'il y a un ensemble de décisions qui ont été prises en Côte d'Ivoire et dans d'autres endroits en Afrique, sur lesquelles on doit se pencher pour dire réfléchir sur une responsabilité qui ne peut qu’être collective. Ces problèmes ne sont pas de la responsabilité d'un individu ou même la responsabilité d'un gouvernement. Il y a un problème... 

L’homme a toujours la possibilité de dire «non». Quand il n'est pas d’accord. 

QUESTION : Oui justement. A ce point-là on en est au partage de la responsabilité. Dans une société, il y a deux façons de la gérer : ou ce sont les responsables qui imposent ce qu'il y a à faire, ou c'est la société dans son ensemble qui rectifie. Mais on ne peut pas arriver à une responsabilité collective.
KOLY : Certainement il faut d'abord faire l'analyse et partager les responsabilités. Pour ma part, j'estime que l'homme a toujours la possibilité de dire «non». Quand il n'est pas d’accord. Par exemple, quand on me dit que les langues nationales se perdent en Côte d'Ivoire, on avance des idées. J'ai participé à un colloque ou on disait qu'il faut que le gouvernement prenne des mesures vigoureuses pour imposer et revivifier les langues nationales. Mais je me fais cette réflexion sur la proposition qui est ainsi faite. Avant le gouvernement, il y a les parents, ce sont eux qui sont intéressés au premier chef à voir leur enfant parler leur langue maternelle. S'ils partent de la volonté qu'ils veulent que leur enfant parle leur langue maternelle, ils réussiront. Je connais des familles africaines qui vivent en plein New York et dont les enfants parlent encore leur langue maternelle. A côté d'elles, dans le même carré, dans l'appartement voisin, il y en a d'autres dont les enfants ne la parlent pas. Donc, l'homme à chaque moment a une parcelle de liberté au moins qu'il détient, qu'il gère. C'est en cela que je dis qu'il y a un problème de responsabilité collective partagée. Quand, à un moment donné, un gouvernement, même démocratiquement élu, prend une décision, on a toujours une marge de manœuvre, ne serait-ce que la possibilité de ne pas faire ce à quoi on semble enjoint. Mais d'une part, non seulement on ne saisit pas cette liberté de pouvoir dire «non», et d'autre le gouvernement impose une décision, alors on doit se sentir responsable si une catastrophe en découle. 

QUESTION : Quand le gouvernement prend des décisions qui ne sont pas correctes, le peuple, de par sa culture, s'appuie sur des valeurs qui permettent de réagir. On est tout à fait étonné qu'en Afrique il n'y ait nulle part de réactions qui viennent de la base et qui permettent de rectifier.
KOLY : Il ne faut pas en faire une spécificité africaine. En Europe, en Asie, je ne connais pas d'exemple de peuple qui se lève tout seul. Il y a quelque part un, deux individus ou un groupe d'individus qui disent : « Ceci n'est pas bien, il faut qu'on réagisse ». Et c'est ceux qu'on appelle les élites sans qu'il y ait de connotation péjorative par rapport aux autres. Ces élites peuvent être des élites intellectuelles, des élites syndicales, des élites traditionnelles, les chefs traditionnels. Il ne faut pas confondre toutes les réalités africaines ; il y a des parties de l'Afrique ou les gens se lèvent et disent «non». 

QUESTION : Où, par exemple ?
KOLY : Je ne veux pas singulariser les choses. On a un grand nombre de pays, même au tour de nous ici Côte d'Ivoire, où tous les jours il y'a des citoyens qui se lèvent contre le pouvoir en place pour dire : « On n'est pas d'accord sur la décision qui a été prise ». Petit à petit, ces gens ont amené le pouvoir à tenir compte de l'opinion publique. Notre problème dans notre pays, c'est le manque d'opinions fortes et raisonnées. Personne n'analyse, ne réfléchit, ne conteste. Tout le monde veut devenir politique. Vu cela, je me dis qu'il n'est peut-être pas bon de dire que pour avoir réussi dans la vie, pour être un homme bien, il faut devenir un homme politique. Dans notre société, quand on est un bon footballeur, on cherche à devenir député grâce à l'aura qu'on a d'être footballeur ; quand on est un grand bassiste, on cherche un poste électif ; quand on est un grand journaliste, on cherche à devenir ministre. Je crois qu'une société où les gens fonctionnent ainsi ne peut pas réussir. Dans une société, il faut des gens de valeur qui devraient être là pour être des porteurs de parole libres, sans aucune appartenance politique, fiers d'être ce qu'ils sont, des grands footballeurs, des grands bassistes. A un moment donné on a besoin de ces personnes capables de parler avec l'autorité de leur symbole social au point où les hommes politiques puissent se dire : « Ah ! Je vais les écouter, parce que ce ne sont pas des paroles partisanes. Donc ce sont ces éléments, ceux qui font une bonne opinion publique, qu'on appelle maintenant la société civile, etc., qu'il faut chercher à préserver et promouvoir en Côte d'Ivoire. 

QUESTION : Alors, est-ce que l'exception ivoirienne dont on parle ne s'illustre pas dans cette lacune d'un grand pays qui manque de société civile vraie ?
KOLY : L'exception Ivoirienne ? Je ne sais pas en quoi la réalité ivoirienne est exceptionnelle. Nous vivons une situation exceptionnelle, mais la réalité ivoirienne n'est pas forcement exceptionnelle. Dans toute l'Afrique, les problèmes dont je parle sont une des composantes des problématiques africaines. Je n'aime pas trop qu'on singularise les pays, les peuples. 

QUESTION : Mais pourtant on parle de cette exception-là !
KOLY : Il y en a qui le dise, mais moi je ne le dis pas. Je ne parle pas de miracle. Il n'y a pas de miracle. Il y a, à un moment donné, une conjoncture de fait, des hommes qui se sont rencontrés, qui se sont donné la main pour travailler dans une certaine direction. Cela a donné des résultats. Si des hommes se donnent la main dans les mêmes conditions ailleurs, ils donneront les mêmes résultats. Donc ce n'est pas un miracle. Parce que, un miracle, c'est quelque chose qui arrive comme ça. Donc je ne crois pas au miracle, je ne crois pas aux exceptions. Il y a une réalité présente en Côte d'Ivoire. Je veux dire qu'à un certain moment on a eu un père de la nation qu'on a respecté, qui a géré le pays d'une certaine manière, et cela a donné des résultats indéniables. Mais en retour il y a eu un débat politique qui ne s'est pas fait, débat politique qui a pu avoir lieu ailleurs dans d'autres pays. Maintenant, c'est peut-être ce débat politique qui se fait en Côte d'ivoire, mais, je souligne, avec une population et des élites qui n'y sont pas du tout préparées. 

Nous sommes en train de faire aujourd'hui notre apprentissage d'une vie politique normale. 

QUESTION : Alors, quand vous dites qu'elles n'y sont pas préparées, comment développez-vous ce point ?
KOLY : Regardez, lorsqu'on est dans un village africain et qu’un problème se pose, on vient l'exposer et on le traite de manière consensuelle. Même s'il y a des contradictions fondamentales, on les élude et on avance dans la solution. Mais, à un moment donné, s'il n'y a plus ni ce chef ni cet environnement humain, ce baobab sous lequel tout le monde se retrouvait pour s'entendre, on se retrouve d'un seul coup exposé aux vrais problèmes, c'est-à-dire ceux qui n'ont pas de solutions. Donc nous sommes en train de faire aujourd'hui notre apprentissage d'une vie politique normale. Je ne veux pas dire qu'elle n'était pas égalitaire, qu'elle n'était pas bonne. Je dis qu'elle était anormale parce qu’il y a des débats qui étaient éludés du fait de l'aura, de l'expérience, du charisme, de la personnalité du Président Houphouët qui gérait le pays. 

QUESTION : A ce propos, de 1963, est ce que vous avez des souvenirs une expérience, des informations ?
KOLY : En 63, je... malheureusement je ne vivais pas en Côte d'Ivoire. En 1963 je n'étais pas là mais ce n'est pas une raison, j'aurais pu étudier cette partie de l'histoire de la Côte d’Ivoire. Mais je crois qu'en 1963 ce qui s'est passé en Côte d'ivoire s'est passé un peu partout sur le continent. Nous avons accédé à l'indépendance grosso modo entre 58 et 63, plutôt entre 58 et 60. Et à l'avènement de l'indépendance, il y a eu un peu partout une sorte de consensus autour du chef de ce moment. En Guinée, il y a eu consensus autour de Sekou Touré ; au Sénégal, autour de Senghor ; au Mali, autour de Modibo Keita ; en Côte d'ivoire, autour d'Houphouët-Boigny ; Hamani Diori ; etc… Un an, deux ans, trois ans après, des problèmes ont surgi. Certains pays les ont gérés autour du chef charismatique, d'autres pays n'ont pas pu les gérer. Au Sénégal il y a eu le problème de Senghor et Mamadou Dia ; en Guinée, il y a eu ce qu'on a appelé le premier complot des enseignants et dont, d'ailleurs, ont été victimes certaines personnalités qui se trouvent mêlées dans la vie politique africaine, notamment Ivoirienne, qui étaient des amis qui étaient venus se mettre au service de la Guinée à l'époque ; et en Côte d'Ivoire, il y a ce que vous avez appelé le complot de 63. Donc, c'est là où les gens se sont affirmés ou ne se sont pas affirmés. Ceux qui se sont affirmés, vous verrez qu'ils sont restés après vingt ans ou trente ans. Donc là encore ce n'était pas une exception, c'est qu'il y avait des vrais problèmes qui existaient du temps de la colonisation ; on a fait le consensus pour faire le colon, les deux ou trois années qui ont suivi, on a fait front commun mais après, les vrais problèmes ont surgi parce que chacun avait son opinion. On n'avait pas tous la même façon de vouloir gérer le pays. Et souvent ceux qui étaient en place ont réussi à le faire en leur faveur. Donc c’est comme ça que j'analyse ce qui s'est passé en Côte d'Ivoire et dont on a eu des exemples ailleurs. En Guinée c'était en 61, au Mali c'était en une autre année. Voilà. 

QUESTION : De l'indépendance, Houphouët construit un Etat, une Nation jusqu'aux années 93 où il décède. Il entend perpétuer son système avec Henri Konan Bédié. De ce moment, jusqu'au 24 décembre [1999], quel regard vous faites de la conduite de la société vis-à-vis du politique ? Les problèmes ont-ils été traités ? Y a-t-il eu plus d'émergence de ces élites dont vous parliez, pour dénouer les crises ?
KOLY : Mais il y a plusieurs facteurs, il y avait des problèmes. Au moment où le Président Houphouët décède, le pays est confronté à des difficultés de toutes natures, économiques, sociales, etc… Ensuite le pouvoir est passé entre les mains d'un groupe de personnes qui ne l'ont peut-être pas géré comme il aurait fallu, et du coup, cela a accéléré la crise. Mais il y a une chose qui est importante : il s'est créé une grande liberté d'expression qui n'existait pas sous le régime d'Houphouët-Boigny, où les médias et la société civile ne parlaient pas. Dans les années 1990 surtout, de nombreux journaux sont apparus. La population, les syndicats, les ONG, les associations s’exprimaient, et les gens voulaient manifester leur maturité. Ils voulaient faire voir qu'ils n'étaient plus, disons, des citoyens mineurs, mais des citoyens qui pouvaient compter, une société majeure. Comment cette liberté d'expression a été gérée ? Bon ! Le 24 décembre [1999], on a donné la réponse... C'est-à-dire, je crois, que le propre ces grands chefs, c'est de ne jamais préparer leur succession. Je ne connais pas un grand chef, un grand homme politique, qui ait bien préparé sa succession, parce que sa personnalité est telle qu'elle ne permet pas l’émergence d’une autre personnalité. Peut être la solution du successeur hérité aurait pu être différente. Par exemple, laisser le débat ouvert entre les différents dauphins, créer une situation qui permette après qu'il y ait un débat pour voir émerger entre les dauphins celui qui se sera montré le plus apte à gérer l'héritage. Ce n'est pas ainsi que les choses se sont passées, et du coup, il y a eu une gestion curieuse de l'héritage national. 

QUESTION : Des erreurs ? Une gestion curieuse ? Un diagnostic un peu plus étoffé ?
KOLY : Oui je dis que c'est une gestion curieuse. Je trouve que la gestion du pays après Houphouët-Boigny ne correspondait plus à la gestion du père fondateur, parce que le propre d'un héritier, s'il est vraiment héritier, c'est de revoir un certain de thèmes ou des grandes directions qui ont été définis par celui dont il a reçu cet héritage, mais en conservant la direction principale. Tout hériter aspire à affirmer sa personnalité et à laisser sa marque et son identité sur l'héritage. Pour ce faire, il cherche à s'éloigner le plus possible de la trajectoire du légataire, mais il ne faudrait pas le faire aussi vite. Voilà le dilemme dans lequel se trouve un héritier. Quand, comme c'est le cas, cet héritier se trouve dans un pays en crise, ce n'est pas évident de gérer tout cela. 

QUESTION : On attendait de Bédié qu'il mette plus l'accent à redresser ce qui n’allait pas et à consolider ce qui allait mais, malheureusement, nous sommes entrés dans une gestion « curieuse », comme vous dites, et ce, jusqu'au 24 décembre. Il se trouve que vous avez dit tout à l'heure que c'est dans les moments de crise qu'on fonde de grandes nations ou qu'on n'en fonde pas. Et nous sommes dans un de ces moments d'exception. Le général Guéi a mis un point d'honneur à créer une constitution comme axe fondateur d'une nouvelle société. Fallait-il mettre l'accent seulement sur la constitution ? Y avait-il d'autres choses importantes à faire ? Par exemple, au niveau culturel, d'aucuns ont dit qu'un régime militaire nationaliste aurait pu se manifester en appelant tous à la rigueur, au travail, par le rappel de tout le monde à la discipline. De là à mettre l'accent sur la constitution seulement, comment interprétez-vous cela ?
KOLY : Non, je crois qu'il n'y a pas de contradiction dans le choix fait par le général Guéi pour la constitution, alors qu'il existe des problèmes également importants. Je fonde mon analyse sur le fait que le Général Guéi, à sa prise de pouvoir, a dit que la junte militaire n'était là que pour une transition. Aussi bien la population que la classe politique nationale, et que nos partenaires internationaux, tous ont demandé à cet effet que cette transition soit la plus courte possible. Ce n'est donc pas dans une transition de six mois que l'on peut bouleverser les habitudes culturelles d'un peuple. On s'attaque à l'urgence, et l'urgence pour moi c'est la constitution, les lois fondamentales, le cadre général dans lequel s'inscrira la société future. Je pense donc que l’on peut très bien concevoir que le régime de transition se dise : « l'urgence pour nous, c'est de mettre en place une loi fondamentale qui permette aux Ivoiriens d'inscrire toutes les lois spécifiques, comme une direction sur le plan social ». Donc je peux très bien concevoir qu'ils disent « on va s'attaquer à la constitution ». 

QUESTION : Cette loi fondamentale, elle a été mise en œuvre. Comment la voyez-vous dans la procédure référendaire et dans son contenu, notamment en l'observation faite par un certain nombre de composants de la société, que cette constitution divise la société.
KOLY : Ecoutez, il faut partir au départ des choses. Je me souviens qu'au moment de la succession d'Houphouët, beaucoup s'étaient plaints d'une loi qui faisait du président de l'Assemblée nationale le successeur automatique du président en cas de vacance du pouvoir. Ce n'est pas à ce moment-là, quand le problème est posé, qu'il faut se plaindre. Il faut se plaindre au moment de voter cette loi-là. Une fois que la loi est votée, elle s'impose à tous ceux qui vont aux élections, il ne faut pas attendre d'être battu pour contester ; il ne faut pas participer. Ceux qui vont participer à un match, il ne faut pas qu’ils attendent d'être battus pour contester l'arbitre. Je crois qu'il faut partir du principe d'accepter les règles dès lors qu'elles sont devenues des règles communes. Et ensuite, si on veut, se battre pour les changer. C'est ça le principe démocratique. 

QUESTION : De là à ce que la dernière personne vivant dans le village le plus reculé de Côte d'Ivoire comprenne comment fonctionne un principe démocratique !
KOLY : Je ne fais pas de différence entre les citoyens du village et de la ville, illettrés ou cultivés. Chacun a une compréhension très claire de la réalité qu'on lui propose. Il appartient aux responsables de descendre dans tous les villages pour expliquer le contenu des choses dans le langage que chacun comprend. Je reviens donc pour dire que la constitution est critiquable, mais elle n'est plus critiquable à partir du moment où elle a été votée. On pouvait dire tout ce qu'on voulait avant. On avait la possibilité d'inviter la population à voter « non ». En l’occurrence, tous les partis politiques ont demandé unanimement de voter pour cette constitution. Elle est adoptée, il faut l’appliquer sinon on ne s'en sort pas. C'est un des principes fondamentaux de la démocratie. Ou on prend la responsabilité avant que la loi soit votée de dire aux partisans : « Bon ! Là-dessus je ne suis pas d'accord, nous ne votons pas ». Ou alors on accepte d'aller, mais une fois que c'est passé, il faut l'appliquer. Même si elle n'est appliquée que pendant six mois. On mène, après, une campagne pour que la majorité demande qu’elle soit révisée, et on la révise. Mais quand c'est voté, c'est voté. Donc moi, à partir du moment où c'est voté, je ne critique plus. 

QUESTION : Oui, on est toujours à ce point-là justement ; la constitution est votée et on demande déjà sa révision.
KOLY : Il y a une part d'irresponsabilité des hommes politiques. On ne peut pas en même temps demander à ses partisans de voter une loi, et une fois que cette loi est votée, dire qu'elle n'est pas bonne. C'est totalement contradictoire et ça me fait douter du niveau de responsabilité des hommes politiques. Poser cette question à n'importe quel démocrate d'un pays d'une ancienne démocratie, il vous dira qu'il y a problème. 

Ne pensez pas que les populations dans les villages ne comprennent rien 

QUESTION : Oui justement, c'est à ce problème là que nous voulons arriver. D'un point de vue scientifique, avec le regard que vous avez de la société, comment se fait-il qu'on décide de démocratiser un peu plus la vie politique, qu'on énonce les principes et que de ce moment jusqu'à ce que la constitution soit votée, ces principes ne fonctionnent pas dans l'information de la population.
KOLY : Par profession, quels sont ceux qui sont chargés de la critique ? La classe politique, la société civile. C'est la société civile qui est capable de porter la critique sur les actes posés par le gouvernement. C'est la classe politique qui est capable de critiquer les actes posés par le gouvernement. Mais si, dans des situations précises, la société civile et la classe politique fonctionnent de manière opportuniste et non de manière fondamentalement idéologique, si elles fonctionnent selon un principe de pensée cohérente, elles prendraient en compte le sens des choses qu'on propose et non la couleur des hommes. Elles prendraient fait et cause pour les idées et non pour les hommes. Elles ne se feraient pas piéger. Mais l'esprit n'est pas ainsi. On prend des décisions de manière circonstancielle en vue d'éviter un obstacle, son propre obstacle et non pas celui de la société et cela tant au niveau des gens de la société civile qu'au niveau des politiques. Il est évident que cette façon d'agir conduit aujourd'hui à une situation où, ici, on vote massivement pour une constitution que partout ailleurs tout le monde critique. Je dis que nous ne sommes pas responsables. C'est totalement irresponsable, je le répète. Donc il y a eu des principes de la transition qui ont été posés au lendemain du 24 décembre [1999]. Ces principes étaient connus de tous. La responsabilité des hommes politiques – mais je ne me limite à pas eux –, la responsabilité de la société civile, c'est d'être les gardiens de ces principes. Dès lors qu'il y a un déraillement, la société civile alerte tout de suite et dit : « Attention ! On avait dit ceci, sinon, on va vers… ». Mais si le principe qui guide la société civile n'existe pas et qu’à un moment donné le raisonnement devient calculateur, du type : « cette décision n'est pas bonne mais, moi, elle m'arrange ; donc je ne dis rien », on arrive à ce résultat. (…). Je crois que l'exemple de la gestion de la transition actuelle en Côte d'Ivoire illustre ce qui se passe couramment en Afrique. Comme vous me rappelez que je suis un homme de théâtre, j'en fais état dans une de mes pièces. Un de mes personnages dit : « Il y a des choses qui se passent depuis longtemps, mais personnes ne dit rien tant que ça ne le touche pas lui directement ». 

QUESTION : Tout s'est précipité finalement, le temps n'a pas été donné aux gens pour se constituer une culture démocratique avant d'en arriver aux choix de la constitution !
KOLY : Non rien n'a été précipité. Chaque pays va de la culture, disons, de son aise démocratique. Je ne vois pas ce qui a été précipité entre le 24 décembre [1999] et maintenant. 

QUESTION : Soyez plus explicite.
KOLY : Je ne vois pas ce qui a été précipité. Tout ce qui s'est fait s'est passé, comme on dit, au grand jour. Il y a eu des propositions de constitution qui ont été faites, et il y a eu des débats qui ont eu lieu avec le temps qu'il fallait ; des propositions ont été faites ; on a présenté un projet de constitution. 

QUESTION : Cela me semble une position résignée !
KOLY : Non ! Pas du tout ; Ce n'est pas une position résignée. Je voudrais avoir justement une position de démocrate. Je dis que le débat sur la constitution devait se faire avant le vote, pas quand elle a été adoptée par tous. 

QUESTION : Ce que vous dites sur la question semble votre compréhension de la chose. Vous avez assimilé les règles de la démocratie, vous êtes un intellectuel. Mais la majorité de la population qui vote la constitution ne se trouve pas dans votre cas.
KOLY : Mais les gens ont assimilé les règles. Ne faites pas ce mélange et ne prenez pas cette position, ne pensez pas que les populations dans les villages ne comprennent rien. Je fais recours à un exemple pour éclairer mes propos. Vous êtes dans un village, il y a une crise majeure, en l'occurrence une crise de partage de terres, on réunit tout le monde, et on dit : « Bon ! On va mettre en place des règles que tout le monde connaît ». On dit : c'est toi qui va gérer cette situation ; le chef de la transition réunit les gens et leur dit « proposez-moi des nouvelles règles ». Ces gens débattent ils proposent des nouvelles règles. A partir de ce moment, on peut dire : telle règle ou telle autre ne me convient pas, et si ça ne change pas, moi je ne suis pas d'accord. Il y a plusieurs manières de réagir sur quelque chose par rapport à laquelle on n'est pas d'accord. Cette constitution est arrivée, il y a eu des éléments de constitution dont le Chef de l'Etat, l'autorité suprême, a décidé de changer certains aspects. Tout le monde a laissé faire. Ensuite le pouvoir en place a fait le tour du pays et les gens se sont exprimés. De retour de ces consultations régionales, l'autorité suprême a maintenu certaines dispositions et en a corrigé d'autres, avant que le texte définitif ne soit publié au journal officiel. Ce document officiel, qui est bien de chez nous, est à partir de ce moment, devenu la parole du peuple. C'est donc par rapport à ce texte définitif que les gens ont dit : puisque c'est ainsi maintenant, c'est arrêté définitivement, moi, je décide de voter « oui », je décide de voter « oui » mais, je décide de voter «non». A quelques jours du scrutin, ça change à nouveau. On accepte quand même d'aller aux élections. On vote. Je dis, vu tout ce parcours, que nous ne pouvons pas dire que les gens ne savaient pas où ils allaient. Tout le monde savait où il allait. Dans le dernier des villages de Côte d'Ivoire, on savait où on allait. 

QUESTION : Moi je suis tout à fait d'accord avec cette analyse qui est essentiellement existentialiste. Mais, par rapport à cela, il y a une autre facette du problème opposée à votre analyse. Des gens disent : Tout ceci a été rapidement monté à la clef.
KOLY : Écoutez, je crois qu'on ne contraignait pas un leader politique à demander à ces adhérents de voter oui. Je pars du principe que les leaders politiques ont au moins par rapport à leurs partisans une compréhension plus claire des choses. Si le leader n'est pas d'accord, il pouvait demander clairement à ces partisans de voter non, et peut-être que le résultat du scrutin s'en serait ressenti. Cela n'a pas été le cas. On ne va pas interroger chaque citoyen dans la rue. Mais chaque citoyen était censé être informé de l'enjeu. Il était du devoir des hommes politiques – c'est pour cette raison qu'ils ont des partis – d'expliquer à leurs adhérents les propositions qui ont été faites. Je crois qu'ils ont effectivement expliqué. Chaque parti s'est levé pour souligner les faiblesses de la constitution mais en indiquant que malgré tout, elle était globalement bonne. D'autres ont dit que la constitution ne leur convenait pas à cent pour cent, mais ont appelé leurs militants à voter oui. Il n'y a qu'un seul homme politique à ma connaissance qui a dit : « Je ne suis pas d'accord, je demande qu'on vote "non" ». Dans l'ensemble, il y avait une majorité écrasante des leaders politiques et donc de représentants de la population à demander à ce qu'on vote « oui ». Je le dis encore une fois : pour notre crédibilité, ne contestons pas cette constitution, laissons là passer, donnons-nous un an, dix ans pour la changer mais elle n'est plus à contester. 

QUESTION : Donc que on s'est largement exprimé sur la question des conditions dans lesquelles la constitution a été votée. Observons maintenant d'un peu plus près son contenu. Et je vous pose des questions par rapport à des observations qui ont été faites. D'aucuns estiment qu'une constitution doit être plébiscité : 90% ; 99%, sur un certain nombre de choses ; qu'elle ne doit pas exclure une catégorie de gens. Beaucoup estiment que cette constitution exclue par exemple les Métis.
KOLY : En quoi la constitution exclue les Métis ? 

QUESTION : Le fait d'avoir voté une constitution pour la parenté exclusivement ivoirienne de première et de deuxième génération en ce qui concerne l'éligibilité du président, exclut tous ceux qui sont de parents nés de père ou de mère non Ivoirien.
KOLY : Voyez ! Moi je ne suis pas totalement d’accord sur la constitution mais la question des Métis, je crois que ce n'est pas un problème. Au vu des dispositions de la constitution, un Métis peut être un Ivoirien. N'est-ce pas ? Un Métis peut être un Ivoirien à 100%, car de nombreux Métis ont les deux parents métis qui sont eux même Ivoiriens de naissance. Je connais des familles dans cette configuration, j'en ai fait l'analyse moi-même. J'ai chahuté des familles amies ainsi en leur disant : « Mais vous, vous n'êtes pas concernés car vos enfants peuvent être présidents [de la République] ». On rencontre dans le pays des gens qui ont des grands-parents non Africain et qui pourtant sont Ivoiriens. Ceux-là ont fait des Ivoiriens qui sont restés toujours Métis parce qu'ils se sont mariés entre Métis. Donc ce n'est pas le fait d'être Métis qui fait qu'on est Ivoirien ou qu'on ne l'est pas. Vous voyez ce que je veux dire ? Le problème n'est pas là. Je crois qu'il ne faut pas poser le problème de l'éligibilité à la présidence, aux postes de direction de la société en termes de Métis, d'Ivoiriens de père et de mère. L'élection doit être posée plutôt en termes de mérite personnel des individus, en fonction des actes qu'ils ont posé pour la nation. Réserver l'accès de certaines fonctions en fonction de l'origine, peut amener à certaines contradictions difficilement réglables. Un individu, Ivoirien à 100%, peut s'en aller avec la valise du pays. Il peut être un brigand. Ce n'est pas parce qu'on est Ivoirien à 100% qu'on est plus crédible que quelqu'un qui n'est pas Ivoirien depuis trois générations. Par contre un choix électif opéré en fonction du mérité des gens préserverait contre ce genre de risque inévitable. C'est par les actes que les gens posent qu'on peut savoir qui ils sont véritablement. Le peuple est le mieux à même de juger si ses critères de compétence sont retenus. Voilà plutôt ma position, cela ne doit pas être une affaire de Métis. Observez les choses avec un peu plus de discernement : moi je suis à 100% Guinéen. J'ai 56 ans, mais j'en ai passé 46 hors de la Guinée. Et il y a des Ivoiriens qui sont à 100% Ivoiriens que je rencontre dans mes tournées internationales, c'est moi qui leur apprend aujourd'hui la réalité ivoirienne. Pourtant ils sont Ivoiriens à 100%. Connaissent-ils ou sont-ils plus aptes à gérer un quartier de Côte d'Ivoire que mon fils, né en Côte d'Ivoire et ayant tous ses copains dans le quartier. A-t-il plus d'intérêt que lui à ce que l'école de mon quartier marche bien, lui dont les enfants sont scolarisés à Gorée ou à Washington. Donc c'est différemment qu'il faut voir les problèmes de ce type. Et il faut poser les bons critères : qu'est-ce que la personne a fait ? Où a-t-elle vécu ? Quel est son parcours ? Ses origines doivent compter moins. 

QUESTION : Quelle sensibilité, dans le cadre de la société ivoirienne, a amené le débat sur les critères d'origine plutôt que de compétences pour les postes électifs ?
KOLY : Je ne sais pas si je me trompe, je pense que c'est quelque chose de conjoncturel, liée à des comportements essentiellement opportunistes. Les acteurs politique ont vu un problème immédiat à régler, et ont cherché dans l'arsenal juridique la solution à ce problème. Les initiateurs de l'éligibilité du président par le critère des origines ne pensent pas aux contradictions que cela pose au pas suivant dans le parcours de la société. Quand cette conjoncture n’existera plus, je me trompe peut être, je pense que les ardeurs se calmeront et nous arriverons à une observation beaucoup plus saine, beaucoup plus rationnelle, beaucoup plus sereine des choses. Dans le contexte ivoirien, la conjoncture est qu'en 1993 un chef charismatique a disparu en la personne d’Houphouët-Boigny. Cette disparition provoque une redistribution des cartes du pouvoir. Les leaders politiques face à cette concurrence dans le débat politiques essaient de trouver le maximum d'arguments pour se faire octroyer ou s'octroyer le plus de cartes. Une fois que cette conjoncture précise sera passée... Il faut analyser l'histoire des peuples non sur quatre ans, cinq ans, mais sur dix ans, cinquante ans. Voyez un peu l'image de la France d'il y a trente ans, d'il y a dix ans, d'il y a vingt ans ? Tout change complètement. Donc la Côte d'Ivoire vit les mêmes réalités. Il est normal qu'il y ait cette situation de crise.
Je vous rappelle mes démêlés dans ma carrière d'artistes dans le pays, toutes les exclusions que j'ai vécues de par mes origines guinéennes. Et pourtant c'était du temps du président Houphouët. A l'époque il n'y avait pas de président qui parlait d'ivoirité. J'ai été victime d'attaques directes à la télévision sur mes origines. On m'accusait en somme d'être un artiste guinéen en terre ivoirienne, c'était intolérable pour les concurrents ivoiriens à 100%. Je n'ai jamais pris ces choses comme une attaque du peuple ivoirien contre ma personne. Je l'ai pris comme une attaque dans le secteur de la culture de la part de collègues amis et adversaires. Plus le gâteau est petit plus le débat est féroce. La culture a peu de moyens alloués de surcroît par l'Etat, mes collègues tentaient de réduire le nombre de personnes autour du plat. L'argument était donc tentant de dire que Koly n'est pas Ivoirien, qu'il débarrasse la place qu'il occupe. Il se trouve par ailleurs que je fais un travail qui semblait plaire aux Ivoiriens. Dans la rue ici même, on ne peut pas imaginer que je ne sois pas Ivoirien. La population elle-même n'a pas de problème avec moi. Mais ceux qui avaient des problèmes c'était des artistes. Je n'ai jamais pris ces propos désobligeant comme une forme d'exclusion de la Côte d'Ivoire dirigée contre ma personne.
Ce parallèle vous permet de comprendre ce qui se passe au niveau politique, il y a un gâteau qu'il faut partager, on essaie d'éliminer le maximum autour. On va commencer par éliminer selon les critères des origines, une fois que cela sera fait, on cherchera aussi autre chose, pour continuer à éliminer ceux qui partagent les mêmes origines. Mais une fois que le partage sera fait, les ardeurs vont se calmer. 

Mieux on affirmera le nationalisme africain, moins nous aurons de problèmes à définir notre identité ivoirienne 

QUESTION : Comment voyez-vous les perspectives ?
KOLY : Comment je vois les perspectives ? Je suis inquiet. Ça c'est vrai. Moi je suis inquiet ; je suis inquiet comme beaucoup d'Ivoiriens. Je suis inquiet comme beaucoup de parents. 

QUESTION : inquiet ?
KOLY : J'ai l'impression que nous sommes dans une impasse. Chacun campe sur ses positions et l'on ne voit pas comment on peut sortir de l'impasse parce qu'on a poussé le bouchon tellement loin que les positions se sont comme cristallisées. A moins d'un sursaut de patriotisme de tous les bords pour essayer de baisser un tout petit peu la tension et se dire : « après tout, il y a une autre vie après la politique. » Pour le moment on a l'impression que les gens n'imaginent pas que la vie puisse être autrement. Dire : « mais si je ne suis pas président, qu'est-ce que ça fait ? Je continue à vivre, je peux même être une valeur incontournable et parfois c'est mieux même qu'être président. » Vous avez des petits partis dans certains pays qui font qu'on ne peut pas prendre de décision sans ces partis parce que c'est justement le parti incontournable avec lequel on est obligé de gérer. Il y a toujours ces scénarios envisageables. Mais lorsqu'on éprouve la volonté d'exclure les uns, la volonté d'affirmer les autres, sans aucune autre alternative que le pouvoir absolu comme horizon de toute vie, je dis qu'on est allé tellement loin que maintenant on a l'impression que personne ne veut reculer. Le problème politique tel qu'il est désormais posé est entré dans la sphère des egos personnels. Quand on atteint ce niveau dans la gestion de la cause publique, les choses deviennent inquiétantes. C'est tout ce que je crois. Sinon je  pense qu'il y a des gens autour de nous qui sont en train d'intervenir pour essayer de ramener tous les acteurs majeurs de la vie politique de chez nous à plus de sagesse en leur disant qu'au-delà de la politique, il y a autre chose dans la vie. Il y a la qualité de la vie, on peut être utile dans plein d'autres choses. L'idée que de toute façon le pays ne peut avoir qu'un seul président élu pour cinq ans et que cinq années après, la vie continue, cette idée-là doit faire son chemin. Ce sont toutes ces choses que tout le monde a oubliées. Voici ce qui motive mon inquiétude sur les perspectives. Je ne sais pas comment on peut sortir de la crise, s'il n'y a pas un effort des uns et des autres à revenir à des meilleures vues de la vie nationale, un sursaut patriotique. 

QUESTION : Justement, [parlons] de ce sursaut patriotique. Le nationalisme africain semble être tombé en faillite.
KOLY : Non, le nationalisme africain n'est pas tombé en faillite. Disons que le nationalisme africain a la tendance d'avoir été oublié, notamment en Côte d'Ivoire. Dans d'autres pays c'est différent. On trouve en Afrique une jeunesse qui croit encore au panafricanisme, alors qu'en Côte d'Ivoire les jeunes que je suis amené à côtoyer ne savent même ce que c'est. Le panafricanisme en effet n'a pas été un discours en Côte d'Ivoire dans les années 80 ou 60. Il y a eu, c'est vrai, il y a cette réussite économique de la Côte d'Ivoire liée à une forte ouverture capitaliste, et les jeunes que je fréquente ont eu une vision très extravertie, loin de la nation. Dans les années 70 et 80, les jeunes Ivoiriens connaissaient Paris plus que Bamako ou Accra. Avant, les vacances étaient passées à Mbengué en Côte d'Ivoire, puis cela fut l'Europe. Aujourd'hui, quelles directions prennent les gens, c'est Washington, c'est New-York. Les orientations changent. Quand vous allez dans la sous-région de nos jours, vous voyez de plus en plus de jeunes Ivoiriens au Bénin, au Togo, au Mali, au Burkina, etc. A Ouagadougou, vous trouvez des radios de proximité animées par des jeunes Ivoiriens. De nombreux étudiants ivoiriens sont inscrits en faculté de médecine en Guinée. Donc il y a une perspective de plus en plus panafricaine. Ces jeunes vivent d'autres vies culturelles ; ils voient d'autres réalités qu'ils ignoraient totalement tant qu'ils étaient enfermés dans les frontières ivoiriennes. Mais le nationalisme africain dont vous parlez, n'a pas été le discours majeur ni du Président Houphouët, ni du Président Bédié. Mais c'est un discours qui a continué dans d'autres pays. Parlez aux jeunes ghanéens, ils savent ce que c'est que l'Afrique ; je n'évoque même pas les Sud-Africains avec l'ombre de Mandela. Vous allez dans le bassin d'Afrique centrale, des pays comme le Congo se déchirent certes dans des guerres meurtrières, mais les jeunes Congolais ont une certaine vision de l'Afrique, du nationalisme africain. Au Sénégal, même si cela reste un discours, ce nationalisme existe. En Guinée, même s'il y a eu un recul de l'idée avec Lansana Conté, des traces en demeure ; Je ne parlerais même pas du Mali.
Le nationalisme africain n’est pas en panne. Il existe dans de nombreux pays, chez certains intellectuels qui continuent à l’affirmer, il existe dans une jeunesse qui l’affirme. Il est beaucoup affirmé au niveau des artistes. Il y a certains artistes qui parlent plus de l’Afrique que de leur ethnie. Peut-être qu’il faut le cultiver davantage en côte d’Ivoire. Un travail d’éveil des consciences au plan national doit être fait. Mieux on affirmera le nationalisme africain, moins nous aurons de problèmes à définir notre identité ivoirienne. 

La réalité africaine est principalement caractérisée par le fait que nous n'avons pas la maîtrise de nos conditions de vie 

QUESTION : Peut être qu'il s'est exprimé sur ces dix dernières années sous la forme de regroupements économiques qui exploitent les compétences économiques des Etats plus que sous la forme d'une culture du panafricanisme à la Nkrumah.
KOLY : Le panafricanisme à la Nkrumah était une ambition, un rêve. On dit toujours que la réalité de demain naît toujours des rêves d'aujourd'hui. En Europe, au moment où [Robert] Schuman parlait simplement de l'association du charbon et de l'acier, on n’imaginait pas que presque cinquante années après, cette idée se présenterait sous la forme d'une Union Européenne qui fait presque tomber toutes les frontières. Donc certaines idées sont à l'échelle des siècles, au-delà d’une vie d'homme. Nkrumah n'était pas du tout un utopiste. Mais les conditions de réalisation des grandes idées sont très difficiles en Afrique. La réalité africaine est principalement caractérisée par le fait que nous n'avons pas la maîtrise de nos conditions de vie comme c'est le cas en Occident. Il y a un peu trop d'interventionnisme dans le cours de notre vie. Je vous cite un exemple. On a proposé de mettre en place des travellers-chèques au niveau de la CEDEAO, mais quand j'entends certaines radios internationales sur le sujet, j'ai l'impression que l'on va égorger quelqu'un. Ils en parlent comme si c'était un crime. Dès qu'il y est question de solidarité pour aller plus loin, [il se trouve] des gens de l'extérieur et de l'intérieur qui viennent dire tout le contraire avec des propose du type : « le Nigeria va manger tout le monde », ou bien « la Côte d'Ivoire porte toute seule la solidarité internationale au niveau de la CEDEAO ». Mais ailleurs on parvient à réaliser ces grandes choses. Dans l'Union européenne, l'Allemagne n'a pas mangé les autres, la France n'a pas mangé les autres. Je ne vois pas pourquoi on ne doit pas avoir de travellers-chèques, des passeports de l'Afrique de l'Ouest. Ils existent, ils sont utilisables à l'intérieur de l'Afrique de l'Ouest et ils vont bientôt être utilisés hors de l'Afrique de l'Ouest. Ce sont des pas importants qui se font dans des conditions difficiles d'états d'esprit. Si ces choses peuvent se faire quand même malgré les fortes résistances de toute part, alors cela veut dire qu'il y a des raisons d’y croire.
J'ai fait cette illustration pour dire que les regroupements politiques sont le reflet des projections qu'on s'en fait, projections fondées sur le sentiment que les peuples ont un destin commun. C'est la même chose au niveau de la Nation.
En prônant le panafricanisme, l'unité de la nation, une culture de ce type va naître. Aujourd'hui on n’a même pas besoin de créer cette culture, elle est déjà en route. Le fait de la réduction des effets de frontières entre Etats, du fait du déplacement des hommes, du fait qu'on se rencontre, et qu'on échange de plus en plus en Afrique, la culture du rapprochement naîtra d'elle-même. Observer que la manière dont on chantait en Côte d'Ivoire il y a trente ans n'est pas du tout la même qu’aujourd'hui, parce qu'il y a eu des influences venues d'autres pays de la sous-région. Ces faits sont sensiblement les mêmes au Mali, au Ghana, au Nigeria. Les formations artistiques de Côte d'Ivoire aujourd'hui sont composées de gens venus de partout de la sous-région. Les langues s'enrichissent mutuellement, le vêtement s'enrichi. En Voyant quelqu'un dans les rues d'Abidjan aujourd'hui, vous ne pouvez pas dire par son vêtement qu'il est du Nord, du Sud, de l'Ouest ou de l'Est. Les grands couturiers et modélistes comme Christ Seydou sont venus fusionner davantage tous les modes vestimentaires.
Dans le domaine culinaire on peut faire les mêmes observations. Ce que les gens mangeaient en 70 sur une table, ce n'est pas la même chose qu’ils mangent aujourd’hui en Côte d’Ivoire. Vous allez à une table de quelqu'un en 70, vous pouvez savoir d'où il vient. Mais aujourd'hui vous allez à la même table, vous ne pouvez pas savoir par ce qu'il mange, d'où il vient. Parce que les mets ce sont rencontrés pour faire des enfants « métis ». Ces rencontres se font sans que les hommes politiques aient à le dire, à le décréter ou à le refuser. Donc je crois qu'il y a un mouvement d'intégration au-delà du politique qui se vit quotidiennement par les hommes. 

On ne peut pas faire l’économie d'une politique d'immigration en Côte d'Ivoire. 

QUESTION : Concernant Abidjan, on voit de plus en plus de gens venir investir non pas seulement investir et rapatrier, mais s'installer. Ce sont des étrangers, étrangers au sens où ils viennent d'ailleurs. Ces personnes sont de plus en plus nombreuses à être et à venir à Abidjan. Cette métropole naissante porte en elle les germes d'une universalité qui se conjugue mal avec la réclame ethnique d'une ivoirienneté à 100%.
KOLY : Je crois que le politique va à contre-courant de la réalité de tous les jours. Mais cette attitude fais aussi partie des règles du jeu parce qu'il faut pour certains acteurs, de manière opportuniste, essayer de récupérer quelque chose. Mais, même ceux qui s'expriment ainsi contre la réalité de l'intégration des hommes, sont, si vous vérifiez, associés dans des affaires, dans beaucoup d'affaires avec les étrangers. Ces personnes farouchement contre l'installation et l'insertion ou l'intégration des étrangers travaillent et vivent avec de l'argent étranger. De la question, je pense qu'il y a plusieurs niveaux d'approche. Il y a d'abord l'approche culturelle, on ne peut empêcher la rencontre. Même Les cultures qui se proclament absolument pures d'origine contrôlée ont, à un moment donné, été le produit d'une rencontre. C'est dans la rencontre qu'on s'enrichit, qu'on se dépasse. Aujourd'hui, nous sommes en train d'enrichir la langue française et les Français en sont conscients et ils nous encouragent. Ils ne nous disent pas : « n'entrez pas ! » ; ils encouragent l'appropriation du français par d'autres cultures, pour l'enrichir. Maintenant parlons de l'approche politique. Je pense qu'on ne peut pas faire l’économie d'une politique d'immigration en Côte d'Ivoire. Il faudra instaurer des règles claires, précises, d'installation, d'établissement, d'intégration. Même les grands pays qui sont des pays d'immigration comme le Canada ou les Etats-Unis, ont ces règles. Ces dispositions font que l'immigré qui a choisi de rester dans le pays d'accueil est en sécurité parce qu'il sait que s'il respecte les règles qui sont établies, il bénéficiera des mêmes droits que les autres. De la même façon, ceux des immigrés qui sont là avant, savent que ces règles les protègent. C'est important. J'en reviens aux règles. Il faut avoir des lois que chacun connaît. Mais quand on est dans une espèce d'improvisation quotidienne, on aboutit à ces situations comme celles que nous vivons au quotidien, parce que rien n'a jamais été précis là-dessus. Je prends un exemple : un jeune Ivoirien va en Europe en tant que footballeur ; il joue, il devient une grande vedette ; il sollicite la nationalité française ou on la lui propose, et il l'a ; il joue au plus haut niveau ; nous sommes fiers de lui ; il revient au pays, on l'accueille à bras ouverts. Un jeune Nigérien naît ici, grandit ici, joue ici ; puis il va au Ghana, y devient célèbre et prend la nationalité ghanéenne ; on dit qu'il nous a trahis. Pourquoi deux poids, deux mesures ? S'il y a des règles plus claires, on pourra juger. Mais tant que ces règles n'existeront pas, les problèmes demeureront. J'attends qu'on pose les règles. Cela fait trente ans, l'année prochaine 2000, cela fera trente ans que je vis en Côte d'Ivoire de manière continue. Je n'ai rien ailleurs dans le monde sauf en Côte d'Ivoire. Mes comptes sont en Côte d'Ivoire, mes enfants sont en Côte d'Ivoire, ma femme est en Côte d'Ivoire, ma maison est en Côte d'Ivoire, l'école où mon enfant va, je veux savoir ce qu'il apprend là-bas. Donc je veux avoir un regard là-dessus. Et avoir un regard c'est être capable de décider de ce qui doit être enseigné. S'il y a des règles claires, chacun sait sur quoi il se fonde. Mais s'il n'y a pas de règles claires, qu'au bout de quarante ans de vie, d'un seul coup, vous pouvez vous trouver étranger, [obligé] dans l'urgence de déménager précipitamment pour un ailleurs inconnu, il faut dire que cette situation qui est faites aux gens en Côte d'Ivoire pose problème. Ma pensée est qu'il faut que soit simplement définies des règles. Vous n'allez pas aller dans cette mégapole d'Abidjan dans ces conditions aussi floue !!! Si nous voulons que cette ville continue à se développer et à jouer ce rôle de place culturelle et économique de l'Afrique de l'Ouest, il faut que soient pensées et mises en œuvre des règles raisonnables et claires d'établissement. Quand on est étranger et qu'on veut s'installer, qu'elles sont les conditions à remplir ? Au bout de dix ans, à quoi a-t-on droit ; au bout de vingt ans, à quoi a-t-on droit ; au bout de trente ans, à quoi on a droit. Il faut que tout le monde sache que ces dispositions une fois prises ne connaîtront pas d’incessantes remises en cause au point de rendre tout encore plus flou que s'il n'y avait pas de règles. Si cela est clair et qu'on le dit et qu'on le vote, que tout le monde est d'accord là-dessus, je crois que tout le monde sera à l'aise, à commencer par la ville elle-même. Voilà, moi, mon regard là-dessus ; on ne peut pas en faire l'économie. Il faut tôt ou tard qu'on prenne ces décisions-là. 

QUESTION : Le pays est en crise de croissance. La politique sur la question semble des plus floues. Il n'existe pas une force de la société civile capable d'amener ces changements qui sont facteurs de développement ; comment ces régulateurs de la société civile qui font une démocratie plus vraie que celle qui découle de la politique peuvent-ils naître ?
KOLY : Je suis tout à fait d'accord avec vous sur le rôle de la société civile et c'est principalement à cela que j'allais venir pour dire qu'on peut faire de la politique-politique. On fait la politique par l'aménagement du territoire, on fait la politique par le développement de l'action culturelle, on fait la politique par les systèmes associatifs. La puissance des systèmes associatifs dans les pays anglo-saxons, c'est incroyable ce que ces gens peuvent soulever. C’est à ce niveau où finalement chacun peut agir plutôt que de donner blanc-seing à une centaine d'individus qui en haut décident pour tout le monde. Donc je suis tout à fait d'accord avec vous qu'il faut que très rapidement, une fois qu'on aura essayé de régler les problèmes institutionnels, qu'on s'attaque aux vrais problèmes : problèmes d'aménagement du territoire, problèmes de l'éducation. Par le développement culturel, le plus naturellement du monde, l'identité du pays va émerger tout seul. Ce ne sera pas les politiciens, ce ne seront pas les intellectuels qui diront ce qu'est l'identité culturelle ivoirienne, et ce qu'elle n'est pas par manipulation. L'identité est quelque chose qui se vit, s'affirme et est en constante mutation.
(…). 

QUESTION : Pour revenir toujours à ce tournant décisif de nos réalités. Les Etats occidentaux ont, eux, cette possibilité de maturer par eux-mêmes par des transformations sociales endogènes sans une très grande interférence extérieure. Les nôtres sont toujours sous le poids des conditionnalités. Le peuple ne peut pas maturer aussi rapidement pour poser des principes qui vont être les éléments d'une démocratie durables. Donc à ce point, entre le développement institutionnel progressif, lent et semé des embûches de parcours et la capacité d'un homme de la trempe d'Houphouët à changer les choses, comment pensez-vous que les pays d'Afrique devraient agir ?
KOLY : Ecoutez, moi je ne suis pas un grand amateur des grands hommes. 

QUESTION : Pourtant vous en êtes un.
KOLY : Ah ! Je ne sais pas, je ne sais pas si je suis un grand homme. Mais ce que je sais, c'est que... 

QUESTION : Je voudrais vous rappeler ces écrits de Saint-Exupéry : il notait que tant que la grande peur des hommes restera l'inconnu, et qu'il s'en trouvera un pour l'affronter, les autres passeront sur ses pas.
KOLY : Tout à fait. 

QUESTION : Je pense que c'est ça la grandeur d'un homme.
KOLY : Oui mais… Bon, c'est vrai. C'est aussi une parole politique. Et tout ce qui est politique n'est pas toujours du domaine culturel. Mais je crois que peut-être dans les années 60, l'Afrique avait besoin  de leaders charismatiques pour faire les locomotives qui faisaient rêver. Mais, aujourd'hui, je crois qu'on a besoin de grands frères à qui on peut dire ce qu'on pense sans qu’ils se fâchent et nous jettent en prison. Quelqu'un prêt à dialoguer avec nous, qui gère bien nos affaires parce qu'il est conscient qu'il est l'aîné de la famille et qu'il est dépositaire de nos valeurs. Mais pas un père inaccessible qui est là-bas et vers qui l'on vient chaque matin pour dire : « Ô ! Papa merci ». Je crois que les nations de l'an 2000 n'ont plus besoin de ce type d’hommes. 

QUESTION : Mais il faut souligner que dans un concept de nation qui se veut de plus en plus fonder sur l'individu, des nations promues par la démocratie occidentale comme respectant les valeurs fondamentales de l'homme, comment on peut concilier ce type de démocratie avec cette notion ce grand frère dont vous parler pour exprimer, je pense, un humanisme Africain.
KOLY : Il faut qu'on ait plus de discernement dans la gestion de la société africaine. En revenant à nos principes et à nos réalités africaines, je pense que les gens chargés de la réflexion politique, les chercheurs, les intellectuels, peuvent se pencher sur la manière dont fonctionnait la société africaine pour voir quelles sont ses forces et ses faiblesses et qu'est-ce que nous pouvons en retenir pour aider à la réflexion pour une société contemporaine africaine. Je dis bien que les principes de vie africaine ne sont pas forcément contradictoires avec les principes de vie d'une société qui cherche à produire, à respecter les hommes et à se développer. C'est lorsque la société cherche à produire coûte que coûte tout ce qui est circonstanciel, que les problèmes naissent. (…). Et dans ce cas il n'y a pas que la société africaine. (…). Je ne veux pas une singularité de l'Afrique. L'Afrique à ces valeurs, maintenant c'est de savoir exactement comment les intégrer dans la société moderne ou en faire des facteurs de modernité. C'est là je pense que se trouve l'ensemble de nos efforts de création.  

QUESTION : Est-ce que vous envisagez de mettre en scène ce que vous êtes en train d'observer présentement en Côte d'Ivoire ?
KOLY : Je ne sais pas, je ne sais pas. Ce que je sais, c'est que j'envisage de mettre en scène non pas ce que je suis en train d'observer, mais quelque chose dont vous avez parlé. La prochaine mise en scène que nous envisageons s'appelle « Opéra pour couronner le siècle ». C'est un spectacle qui met en mouvement beaucoup d'artistes de l'Afrique de l'Ouest et qui essayera d'être le reflet des rencontres africaines qui se sont faites en ces cinquante dernières années. Parce que pour moi, l'événement majeur du siècle qui s'achève, pour l'Afrique de l'Ouest en tout cas, c'est la rencontre et le métissage de ces peuples. Quand vous voyagez, vous voyez vraiment les influences mutuelles qui ont pu se faire pendant ces cinquante dernières années, alors que cinquante ans en arrière, ce n'était pas le cas. Les gens se sont déplacés, se sont mélangés ; ils se sont mélangés techniquement, mais ils se sont aussi mélangés dans leurs fonctions, dans leur âme et dans leur art. 

(…) 

Extrait de « LES INTELLECTUELS FACE A LA CRISE IVOIRIENNE », Karthala 2005.
Idriss Diabaté, Ousmane Dembélé et Francis Akindès, éditeurs.
Préface de Jean-Pierre Dozon.
(*)Interview réalisée par Ousmane Dembélé
Prise de son et images vidéo réalisées par Idris Diabaté

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