Le chorégraphe, metteur en scène et
producteur guinéen et ivoirien Souleymane Koly, une figure de la culture en
Afrique, célèbre notamment pour ses créations mêlant théâtre, musique et danse,
est décédé vendredi à Conakry, à l’âge de 69 ans.
Né le 18 août 1944 à N’Zérékoré (sud de
la Guinée), Souleymane Koly Kourouma – son nom complet – a consacré une grande
partie de sa vie à la culture dans son pays mais également en France, où il a
étudié et créé son premier groupe, et en Côte d’Ivoire, son deuxième pays, où
il était régulièrement établi jusqu’à ces dernières années.
Depuis 2011, il vivait à cheval entre
Conakry et Abidjan.
Après un bac scientifique en Guinée,
Souleymane Koly s’était rendu en France pour y poursuivre des études en
sociologie et sciences sociales appliquées dans les années 1960.
Il s’est installé en 1971 à Abidjan,
ville à partir de laquelle il s’est bâti une solide réputation d’homme de
culture, étant à la fois danseur, chorégraphe, comédien, metteur en scène,
musicien, producteur, auteur. Il fut un responsable à l’Institut national des
Arts de Côte d’Ivoire. Aspirant à un théâtre plus accessible aux populations,
il a créé en 1974 « L’ensemble Kotèba d’Abidjan », le « kotèba »
étant un genre théâtral traditionnel originaire du Mali qui tient de la satire
socio-politique et recourt au chant et à la danse.
Il a reçu plusieurs prix et distinctions
honorifiques en Côte d’Ivoire, en France et ailleurs dans le monde.
Il était conseiller spécial chargé du
développement culturel au ministère guinéen de la Culture.
(D’après l’AFP
2 août 2014)
(Aaaaaaakasouleymanek) |
Réflexion sur la crise ivoirienne
Une interview de Souleymane Koly*
Ceux qui font, qui ont choisi de
faire la politique, doivent en être conscients et mesurer le poids de ce qu'ils
disent, de ce qu'ils sentent. Tout ce qu'ils vont faire, tout ce qu'ils vont
dire, va peser dans la vie des hommes pour des nombreuses années.
QUESTION : Monsieur KOLY bonjour.
KOLY: Bonjour
QUESTION : Nous vous connaissons
comme un homme de culture et comme un artiste dans le domaine du théâtre. Le
théâtre est une forme de mise en scène de la société. Vous avez souvent mis en
scène la société ivoirienne. Quel regard avez-vous aujourd'hui de la scène
politique ivoirienne ?
KOLY : Ecoutez, de par ma formation
et mes activités, je ne suis pas un spécialiste de la politique. Vous l'avez
souligné d'ailleurs dans votre introduction. Je vais plus porter sur la
situation actuelle un regard de citoyen, car même si je suis un homme de
théâtre, un artiste, j'ai choisi un genre d'art qui ? par sa forme, amène
à mieux regarder notre réalité. Je ne suis pas de cet art qui fait échapper de
la réalité. Je suis plutôt partisan de l'art amène à être observateur de cette
réalité. Je crois, en tant qu'observateur, que ce n'est pas la spécificité qui
caractérise les événements que nous vivons. Les grands changements dans toutes
les sociétés se font toujours en période de crise, donc les acteurs de cette
vie politique sont obligés de prendre des décisions dans l'urgence, alors que
ce sont des décisions qui vont conditionner leur vie et la vie de leur peuple
pour des nombreuses années et parfois même pour des siècles. Et c'est cela qui
fait la difficulté de l’heure actuelle. Ceux qui font, qui ont choisi de faire
la politique, doivent en être conscients et mesurer le poids de ce qu'ils
disent, de ce qu'ils sentent. Tout ce qu'ils vont faire, tout ce qu'ils vont
dire, va peser dans la vie des hommes pour des nombreuses années. La Cote
d'Ivoire vivait une période de crise à la fin de sa Première République ; crise
économique, crise sociale, crise politique. Mais ce qu'on oublie souvent, elle
vivait également une crise culturelle, et une crise spirituelle.
QUESTION : Cet aspect me paraît
nouveau dans le tableau la crise. Quel sont les aspects culturel et spirituel ?
KOLY : Son aspect culturel et
spirituel ? Regardez dans nos familles, ce qui s’y passe. Les Occidentaux ont
trainé dans la boue nos valeurs fondées sur le respect du père, de la mère, des
aînés. Le respect des femmes se fondait sur une symbolique très profonde,
notamment sur le fait que la femme est la mère, celle qui donne la vie. Tout le
ciment social a volé en éclat. Notre société ne respecte plus de valeurs, les
mœurs, la valeur des parents, l'ordre, tout a disparu. Il faut noter que
nous-mêmes n’avons pas mis en place des valeurs qui remplacent celles que nous
avons rejetées.
Les Européens ont fait voler en
éclats toutes nos valeurs, mais ils ont amené des valeurs démocratiques qui
sont les leurs et qu'ils respectent, la liberté, l'individu, le respect de
l'ordre associatif. Nous avons épousé ces valeurs démocratiques comme mode
d'organisation sociale mais en même temps, nous n'avons pas la force d'observer
scrupuleusement le respect de ces valeurs démocratiques. Dans le même temps
nous ne pouvons pas faire un retour en arrière car nous avons fait voler en
éclat les valeurs qui faisaient la force de nos sociétés traditionnelles. Du
coup, il y a une crise civilisationnelle, une crise culturelle, une crise
spirituelle ; parce que nous n'avons plus de valeur auxquelles nous croyons. Le
symptôme de cette crise est, par exemple, aujourd'hui, la prolifération des
religions ; car les hommes sont désemparés, ils ne savent pas à quoi se
fier ; ils cherchent un refuge, un appui, une force dans le spirituel.
QUESTION : Comment alors cette crise
culturelle a induit le politique ?
KOLY : Je ne dis pas que la crise
culturelle a induit le politique. Je crois que le politique a été quelque part
responsable de l'ensemble des crises, parce que c'est le politique qui prend
des décisions pour nous. A un moment donné on décide que tel type
d'enseignement sera donné ; à un moment on décide que l'option pour tel
type d'économie sera la meilleure ; ce sont des éléments de choix politique. C'est
donc le politique qui définit toujours à un moment donné les orientations de la
société, soit au travers de l'Assemblée Nationale, soit au travers des discours
programmes, soit au travers des déclarations... En fonction des orientations
qui sont données par le politique et qui sont celles que nous avons choisies,
notre pays va évoluer dans une certaine direction. Quand, après dix ans, vingt
ans, quarante ans d'indépendance et d'action politique, on voit par exemple
qu'aucune solution n'a été trouvée pour les enfants, pour l'école, pour le
travail des jeunes, pour le travail des jeunes diplômés, je dis que cela est de
la responsabilité du politique. Donc c'est le politique, le véritable
responsable de la crise culturelle et de toutes les autres crises que connaît
le pays. Il s'agit d'une certaine gestion politique qui, à mon avis, ne date
pas seulement des six années de l'ère Bédié, je crois qu'il y a un ensemble de
décisions qui ont été prises en Côte d'Ivoire et dans d'autres endroits en
Afrique, sur lesquelles on doit se pencher pour dire réfléchir sur une
responsabilité qui ne peut qu’être collective. Ces problèmes ne sont pas de la
responsabilité d'un individu ou même la responsabilité d'un gouvernement. Il y
a un problème...
L’homme a toujours la possibilité de
dire «non». Quand il n'est pas d’accord.
QUESTION : Oui justement. A ce
point-là on en est au partage de la responsabilité. Dans une société, il y a
deux façons de la gérer : ou ce sont les responsables qui imposent ce qu'il y a
à faire, ou c'est la société dans son ensemble qui rectifie. Mais on ne peut
pas arriver à une responsabilité collective.
KOLY : Certainement il faut d'abord
faire l'analyse et partager les responsabilités. Pour ma part, j'estime que
l'homme a toujours la possibilité de dire «non». Quand il n'est pas d’accord.
Par exemple, quand on me dit que les langues nationales se perdent en Côte
d'Ivoire, on avance des idées. J'ai participé à un colloque ou on disait qu'il
faut que le gouvernement prenne des mesures vigoureuses pour imposer et
revivifier les langues nationales. Mais je me fais cette réflexion sur la
proposition qui est ainsi faite. Avant le gouvernement, il y a les parents, ce
sont eux qui sont intéressés au premier chef à voir leur enfant parler leur
langue maternelle. S'ils partent de la volonté qu'ils veulent que leur enfant
parle leur langue maternelle, ils réussiront. Je connais des familles
africaines qui vivent en plein New York et dont les enfants parlent encore leur
langue maternelle. A côté d'elles, dans le même carré, dans l'appartement
voisin, il y en a d'autres dont les enfants ne la parlent pas. Donc, l'homme à
chaque moment a une parcelle de liberté au moins qu'il détient, qu'il gère.
C'est en cela que je dis qu'il y a un problème de responsabilité collective
partagée. Quand, à un moment donné, un gouvernement, même démocratiquement élu,
prend une décision, on a toujours une marge de manœuvre, ne serait-ce que la
possibilité de ne pas faire ce à quoi on semble enjoint. Mais d'une part, non
seulement on ne saisit pas cette liberté de pouvoir dire «non», et d'autre le
gouvernement impose une décision, alors on doit se sentir responsable si une
catastrophe en découle.
QUESTION : Quand le gouvernement
prend des décisions qui ne sont pas correctes, le peuple, de par sa culture,
s'appuie sur des valeurs qui permettent de réagir. On est tout à fait étonné
qu'en Afrique il n'y ait nulle part de réactions qui viennent de la base et qui
permettent de rectifier.
KOLY : Il ne faut pas en faire une
spécificité africaine. En Europe, en Asie, je ne connais pas d'exemple de
peuple qui se lève tout seul. Il y a quelque part un, deux individus ou un
groupe d'individus qui disent : « Ceci n'est pas bien, il faut qu'on
réagisse ». Et c'est ceux qu'on appelle les élites sans qu'il y ait de
connotation péjorative par rapport aux autres. Ces élites peuvent être des
élites intellectuelles, des élites syndicales, des élites traditionnelles, les
chefs traditionnels. Il ne faut pas confondre toutes les réalités africaines ;
il y a des parties de l'Afrique ou les gens se lèvent et disent «non».
QUESTION : Où, par exemple ?
KOLY : Je ne veux pas singulariser
les choses. On a un grand nombre de pays, même au tour de nous ici Côte
d'Ivoire, où tous les jours il y'a des citoyens qui se lèvent contre le pouvoir
en place pour dire : « On n'est pas d'accord sur la décision qui a été prise ».
Petit à petit, ces gens ont amené le pouvoir à tenir compte de l'opinion
publique. Notre problème dans notre pays, c'est le manque d'opinions fortes et
raisonnées. Personne n'analyse, ne réfléchit, ne conteste. Tout le monde veut
devenir politique. Vu cela, je me dis qu'il n'est peut-être pas bon de dire que
pour avoir réussi dans la vie, pour être un homme bien, il faut devenir un
homme politique. Dans notre société, quand on est un bon footballeur, on
cherche à devenir député grâce à l'aura qu'on a d'être footballeur ; quand
on est un grand bassiste, on cherche un poste électif ; quand on est un grand
journaliste, on cherche à devenir ministre. Je crois qu'une société où les gens
fonctionnent ainsi ne peut pas réussir. Dans une société, il faut des gens de
valeur qui devraient être là pour être des porteurs de parole libres, sans
aucune appartenance politique, fiers d'être ce qu'ils sont, des grands footballeurs,
des grands bassistes. A un moment donné on a besoin de ces personnes capables
de parler avec l'autorité de leur symbole social au point où les hommes
politiques puissent se dire : « Ah ! Je vais les écouter, parce que ce ne sont
pas des paroles partisanes. Donc ce sont ces éléments, ceux qui font une bonne
opinion publique, qu'on appelle maintenant la société civile, etc., qu'il faut
chercher à préserver et promouvoir en Côte d'Ivoire.
QUESTION : Alors, est-ce que
l'exception ivoirienne dont on parle ne s'illustre pas dans cette lacune d'un
grand pays qui manque de société civile vraie ?
KOLY : L'exception Ivoirienne ?
Je ne sais pas en quoi la réalité ivoirienne est exceptionnelle. Nous vivons
une situation exceptionnelle, mais la réalité ivoirienne n'est pas forcement
exceptionnelle. Dans toute l'Afrique, les problèmes dont je parle sont une des
composantes des problématiques africaines. Je n'aime pas trop qu'on singularise
les pays, les peuples.
QUESTION : Mais pourtant on parle de
cette exception-là !
KOLY : Il y en a qui le dise, mais
moi je ne le dis pas. Je ne parle pas de miracle. Il n'y a pas de miracle. Il y
a, à un moment donné, une conjoncture de fait, des hommes qui se sont
rencontrés, qui se sont donné la main pour travailler dans une certaine
direction. Cela a donné des résultats. Si des hommes se donnent la main dans
les mêmes conditions ailleurs, ils donneront les mêmes résultats. Donc ce n'est
pas un miracle. Parce que, un miracle, c'est quelque chose qui arrive comme ça.
Donc je ne crois pas au miracle, je ne crois pas aux exceptions. Il y a une
réalité présente en Côte d'Ivoire. Je veux dire qu'à un certain moment on a eu
un père de la nation qu'on a
respecté, qui a géré le pays d'une certaine manière, et cela a donné des
résultats indéniables. Mais en retour il y a eu un débat politique qui ne s'est
pas fait, débat politique qui a pu avoir lieu ailleurs dans d'autres pays.
Maintenant, c'est peut-être ce débat politique qui se fait en Côte d'ivoire,
mais, je souligne, avec une population et des élites qui n'y sont pas du tout
préparées.
Nous sommes en train de faire
aujourd'hui notre apprentissage d'une vie politique normale.
QUESTION : Alors, quand vous dites
qu'elles n'y sont pas préparées, comment développez-vous ce point ?
KOLY : Regardez, lorsqu'on est dans
un village africain et qu’un problème se pose, on vient l'exposer et on le
traite de manière consensuelle. Même s'il y a des contradictions fondamentales,
on les élude et on avance dans la solution. Mais, à un moment donné, s'il n'y a
plus ni ce chef ni cet environnement humain, ce baobab sous lequel tout le
monde se retrouvait pour s'entendre, on se retrouve d'un seul coup exposé aux
vrais problèmes, c'est-à-dire ceux qui n'ont pas de solutions. Donc nous sommes
en train de faire aujourd'hui notre apprentissage d'une vie politique normale.
Je ne veux pas dire qu'elle n'était pas égalitaire, qu'elle n'était pas bonne.
Je dis qu'elle était anormale parce qu’il y a des débats qui étaient éludés du
fait de l'aura, de l'expérience, du charisme, de la personnalité du Président
Houphouët qui gérait le pays.
QUESTION : A ce propos, de 1963, est
ce que vous avez des souvenirs une expérience, des informations ?
KOLY : En 63, je... malheureusement
je ne vivais pas en Côte d'Ivoire. En 1963 je n'étais pas là mais ce n'est pas
une raison, j'aurais pu étudier cette partie de l'histoire de la Côte d’Ivoire.
Mais je crois qu'en 1963 ce qui s'est passé en Côte d'ivoire s'est passé un peu
partout sur le continent. Nous avons accédé à l'indépendance grosso modo entre
58 et 63, plutôt entre 58 et 60. Et à l'avènement de l'indépendance, il y a eu
un peu partout une sorte de consensus autour du chef de ce moment. En Guinée,
il y a eu consensus autour de Sekou Touré ; au Sénégal, autour de Senghor ;
au Mali, autour de Modibo Keita ; en Côte d'ivoire, autour
d'Houphouët-Boigny ; Hamani Diori ; etc… Un an, deux ans, trois ans
après, des problèmes ont surgi. Certains pays les ont gérés autour du chef
charismatique, d'autres pays n'ont pas pu les gérer. Au Sénégal il y a eu le
problème de Senghor et Mamadou Dia ; en Guinée, il y a eu ce qu'on a
appelé le premier complot des enseignants et dont, d'ailleurs, ont été victimes
certaines personnalités qui se trouvent mêlées dans la vie politique africaine,
notamment Ivoirienne, qui étaient des amis qui étaient venus se mettre au
service de la Guinée à l'époque ; et en Côte d'Ivoire, il y a ce que vous
avez appelé le complot de 63. Donc, c'est là où les gens se sont affirmés ou ne
se sont pas affirmés. Ceux qui se sont affirmés, vous verrez qu'ils sont restés
après vingt ans ou trente ans. Donc là encore ce n'était pas une exception,
c'est qu'il y avait des vrais problèmes qui existaient du temps de la
colonisation ; on a fait le consensus pour faire le colon, les deux ou
trois années qui ont suivi, on a fait front commun mais après, les vrais
problèmes ont surgi parce que chacun avait son opinion. On n'avait pas tous la
même façon de vouloir gérer le pays. Et souvent ceux qui étaient en place ont
réussi à le faire en leur faveur. Donc c’est comme ça que j'analyse ce qui
s'est passé en Côte d'Ivoire et dont on a eu des exemples ailleurs. En Guinée
c'était en 61, au Mali c'était en une autre année. Voilà.
QUESTION : De l'indépendance,
Houphouët construit un Etat, une Nation jusqu'aux années 93 où il décède. Il
entend perpétuer son système avec Henri Konan Bédié. De ce moment, jusqu'au 24
décembre [1999], quel regard vous faites de la conduite de la société vis-à-vis
du politique ? Les problèmes ont-ils été traités ? Y a-t-il eu plus d'émergence
de ces élites dont vous parliez, pour dénouer les crises ?
KOLY : Mais il y a plusieurs
facteurs, il y avait des problèmes. Au moment où le Président Houphouët décède,
le pays est confronté à des difficultés de toutes natures, économiques,
sociales, etc… Ensuite le pouvoir est passé entre les mains d'un groupe de
personnes qui ne l'ont peut-être pas géré comme il aurait fallu, et du coup,
cela a accéléré la crise. Mais il y a une chose qui est importante : il
s'est créé une grande liberté d'expression qui n'existait pas sous le régime
d'Houphouët-Boigny, où les médias et la société civile ne parlaient pas. Dans
les années 1990 surtout, de nombreux journaux sont apparus. La population, les
syndicats, les ONG, les associations s’exprimaient, et les gens voulaient
manifester leur maturité. Ils voulaient faire voir qu'ils n'étaient plus,
disons, des citoyens mineurs, mais des citoyens qui pouvaient compter, une
société majeure. Comment cette liberté d'expression a été gérée ? Bon ! Le 24
décembre [1999], on a donné la réponse... C'est-à-dire, je crois, que le propre
ces grands chefs, c'est de ne jamais préparer leur succession. Je ne connais
pas un grand chef, un grand homme politique, qui ait bien préparé sa
succession, parce que sa personnalité est telle qu'elle ne permet pas
l’émergence d’une autre personnalité. Peut être la solution du successeur
hérité aurait pu être différente. Par exemple, laisser le débat ouvert entre
les différents dauphins, créer une situation qui permette après qu'il y ait un
débat pour voir émerger entre les dauphins celui qui se sera montré le plus
apte à gérer l'héritage. Ce n'est pas ainsi que les choses se sont passées, et
du coup, il y a eu une gestion curieuse de l'héritage national.
QUESTION : Des erreurs ? Une gestion
curieuse ? Un diagnostic un peu plus étoffé ?
KOLY : Oui je dis que c'est une
gestion curieuse. Je trouve que la gestion du pays après Houphouët-Boigny ne
correspondait plus à la gestion du père fondateur, parce que le propre d'un
héritier, s'il est vraiment héritier, c'est de revoir un certain de thèmes ou
des grandes directions qui ont été définis par celui dont il a reçu cet
héritage, mais en conservant la direction principale. Tout hériter aspire à
affirmer sa personnalité et à laisser sa marque et son identité sur l'héritage.
Pour ce faire, il cherche à s'éloigner le plus possible de la trajectoire du
légataire, mais il ne faudrait pas le faire aussi vite. Voilà le dilemme dans
lequel se trouve un héritier. Quand, comme c'est le cas, cet héritier se trouve
dans un pays en crise, ce n'est pas évident de gérer tout cela.
QUESTION : On attendait de Bédié
qu'il mette plus l'accent à redresser ce qui n’allait pas et à consolider ce
qui allait mais, malheureusement, nous sommes entrés dans une gestion
« curieuse », comme vous dites, et ce, jusqu'au 24 décembre. Il se
trouve que vous avez dit tout à l'heure que c'est dans les moments de crise
qu'on fonde de grandes nations ou qu'on n'en fonde pas. Et nous sommes dans un
de ces moments d'exception. Le général Guéi a mis un point d'honneur à créer
une constitution comme axe fondateur d'une nouvelle société. Fallait-il mettre
l'accent seulement sur la constitution ? Y avait-il d'autres choses importantes
à faire ? Par exemple, au niveau culturel, d'aucuns ont dit qu'un régime
militaire nationaliste aurait pu se manifester en appelant tous à la rigueur,
au travail, par le rappel de tout le monde à la discipline. De là à mettre
l'accent sur la constitution seulement, comment interprétez-vous cela ?
KOLY : Non, je crois qu'il n'y a pas
de contradiction dans le choix fait par le général Guéi pour la constitution,
alors qu'il existe des problèmes également importants. Je fonde mon analyse sur
le fait que le Général Guéi, à sa prise de pouvoir, a dit que la junte
militaire n'était là que pour une transition. Aussi bien la population que la
classe politique nationale, et que nos partenaires internationaux, tous ont
demandé à cet effet que cette transition soit la plus courte possible. Ce n'est
donc pas dans une transition de six mois que l'on peut bouleverser les
habitudes culturelles d'un peuple. On s'attaque à l'urgence, et l'urgence pour
moi c'est la constitution, les lois fondamentales, le cadre général dans lequel
s'inscrira la société future. Je pense donc que l’on peut très bien concevoir
que le régime de transition se dise : « l'urgence pour nous, c'est de mettre en
place une loi fondamentale qui permette aux Ivoiriens d'inscrire toutes les
lois spécifiques, comme une direction sur le plan social ». Donc je peux très
bien concevoir qu'ils disent « on va s'attaquer à la constitution ».
QUESTION : Cette loi fondamentale,
elle a été mise en œuvre. Comment la voyez-vous dans la procédure référendaire
et dans son contenu, notamment en l'observation faite par un certain nombre de
composants de la société, que cette constitution divise la société.
KOLY : Ecoutez, il faut partir au
départ des choses. Je me souviens qu'au moment de la succession d'Houphouët,
beaucoup s'étaient plaints d'une loi qui faisait du président de l'Assemblée
nationale le successeur automatique du président en cas de vacance du pouvoir.
Ce n'est pas à ce moment-là, quand le problème est posé, qu'il faut se
plaindre. Il faut se plaindre au moment de voter cette loi-là. Une fois que la loi
est votée, elle s'impose à tous ceux qui vont aux élections, il ne faut pas
attendre d'être battu pour contester ; il ne faut pas participer. Ceux qui
vont participer à un match, il ne faut pas qu’ils attendent d'être battus pour
contester l'arbitre. Je crois qu'il faut partir du principe d'accepter les
règles dès lors qu'elles sont devenues des règles communes. Et ensuite, si on
veut, se battre pour les changer. C'est ça le principe démocratique.
QUESTION : De là à ce que la
dernière personne vivant dans le village le plus reculé de Côte d'Ivoire
comprenne comment fonctionne un principe démocratique !
KOLY : Je ne fais pas de différence
entre les citoyens du village et de la ville, illettrés ou cultivés. Chacun a
une compréhension très claire de la réalité qu'on lui propose. Il appartient
aux responsables de descendre dans tous les villages pour expliquer le contenu
des choses dans le langage que chacun comprend. Je reviens donc pour dire que
la constitution est critiquable, mais elle n'est plus critiquable à partir du
moment où elle a été votée. On pouvait dire tout ce qu'on voulait avant. On
avait la possibilité d'inviter la population à voter « non ». En l’occurrence,
tous les partis politiques ont demandé unanimement de voter pour cette constitution.
Elle est adoptée, il faut l’appliquer sinon on ne s'en sort pas. C'est un des
principes fondamentaux de la démocratie. Ou on prend la responsabilité avant
que la loi soit votée de dire aux partisans : « Bon ! Là-dessus je ne suis pas
d'accord, nous ne votons pas ». Ou alors on accepte d'aller, mais une fois que
c'est passé, il faut l'appliquer. Même si elle n'est appliquée que pendant six
mois. On mène, après, une campagne pour que la majorité demande qu’elle soit
révisée, et on la révise. Mais quand c'est voté, c'est voté. Donc moi, à partir
du moment où c'est voté, je ne critique plus.
QUESTION : Oui, on est toujours à ce
point-là justement ; la constitution est votée et on demande déjà sa
révision.
KOLY : Il y a une part
d'irresponsabilité des hommes politiques. On ne peut pas en même temps demander
à ses partisans de voter une loi, et une fois que cette loi est votée, dire
qu'elle n'est pas bonne. C'est totalement contradictoire et ça me fait douter
du niveau de responsabilité des hommes politiques. Poser cette question à
n'importe quel démocrate d'un pays d'une ancienne démocratie, il vous dira
qu'il y a problème.
Ne pensez pas que les populations
dans les villages ne comprennent rien
QUESTION : Oui justement, c'est à ce
problème là que nous voulons arriver. D'un point de vue scientifique, avec le
regard que vous avez de la société, comment se fait-il qu'on décide de
démocratiser un peu plus la vie politique, qu'on énonce les principes et que de
ce moment jusqu'à ce que la constitution soit votée, ces principes ne
fonctionnent pas dans l'information de la population.
KOLY : Par profession, quels sont
ceux qui sont chargés de la critique ? La classe politique, la société civile.
C'est la société civile qui est capable de porter la critique sur les actes
posés par le gouvernement. C'est la classe politique qui est capable de
critiquer les actes posés par le gouvernement. Mais si, dans des situations
précises, la société civile et la classe politique fonctionnent de manière
opportuniste et non de manière fondamentalement idéologique, si elles
fonctionnent selon un principe de pensée cohérente, elles prendraient en compte
le sens des choses qu'on propose et non la couleur des hommes. Elles
prendraient fait et cause pour les idées et non pour les hommes. Elles ne se
feraient pas piéger. Mais l'esprit n'est pas ainsi. On prend des décisions de
manière circonstancielle en vue d'éviter un obstacle, son propre obstacle et
non pas celui de la société et cela tant au niveau des gens de la société
civile qu'au niveau des politiques. Il est évident que cette façon d'agir
conduit aujourd'hui à une situation où, ici, on vote massivement pour une
constitution que partout ailleurs tout le monde critique. Je dis que nous ne
sommes pas responsables. C'est totalement irresponsable, je le répète. Donc il
y a eu des principes de la transition qui ont été posés au lendemain du 24
décembre [1999]. Ces principes étaient connus de tous. La responsabilité des
hommes politiques – mais je ne me limite à pas eux –, la responsabilité de la
société civile, c'est d'être les gardiens de ces principes. Dès lors qu'il y a
un déraillement, la société civile alerte tout de suite et dit : «
Attention ! On avait dit ceci, sinon, on va vers… ». Mais si le principe
qui guide la société civile n'existe pas et qu’à un moment donné le
raisonnement devient calculateur, du type : « cette décision n'est pas
bonne mais, moi, elle m'arrange ; donc je ne dis rien », on arrive à
ce résultat. (…). Je crois que l'exemple de la gestion de la transition
actuelle en Côte d'Ivoire illustre ce qui se passe couramment en Afrique. Comme
vous me rappelez que je suis un homme de théâtre, j'en fais état dans une de
mes pièces. Un de mes personnages dit : « Il y a des choses qui se passent
depuis longtemps, mais personnes ne dit rien tant que ça ne le touche pas lui
directement ».
QUESTION : Tout s'est précipité
finalement, le temps n'a pas été donné aux gens pour se constituer une culture
démocratique avant d'en arriver aux choix de la constitution !
KOLY : Non rien n'a été précipité.
Chaque pays va de la culture, disons, de son aise démocratique. Je ne vois pas
ce qui a été précipité entre le 24 décembre [1999] et maintenant.
QUESTION : Soyez plus explicite.
KOLY : Je ne vois pas ce qui a été
précipité. Tout ce qui s'est fait s'est passé, comme on dit, au grand jour. Il
y a eu des propositions de constitution qui ont été faites, et il y a eu des
débats qui ont eu lieu avec le temps qu'il fallait ; des propositions ont
été faites ; on a présenté un projet de constitution.
QUESTION : Cela me semble une
position résignée !
KOLY : Non ! Pas du tout ; Ce n'est
pas une position résignée. Je voudrais avoir justement une position de
démocrate. Je dis que le débat sur la constitution devait se faire avant le
vote, pas quand elle a été adoptée par tous.
QUESTION : Ce que vous dites sur la
question semble votre compréhension de la chose. Vous avez assimilé les règles
de la démocratie, vous êtes un intellectuel. Mais la majorité de la population
qui vote la constitution ne se trouve pas dans votre cas.
KOLY : Mais les gens ont assimilé
les règles. Ne faites pas ce mélange et ne prenez pas cette position, ne pensez
pas que les populations dans les villages ne comprennent rien. Je fais recours
à un exemple pour éclairer mes propos. Vous êtes dans un village, il y a une
crise majeure, en l'occurrence une crise de partage de terres, on réunit tout
le monde, et on dit : « Bon ! On va mettre en place des règles que tout le
monde connaît ». On dit : c'est toi qui va gérer cette situation ; le
chef de la transition réunit les gens et leur dit « proposez-moi des nouvelles
règles ». Ces gens débattent ils proposent des nouvelles règles. A partir de ce
moment, on peut dire : telle règle ou telle autre ne me convient pas, et
si ça ne change pas, moi je ne suis pas d'accord. Il y a plusieurs manières de
réagir sur quelque chose par rapport à laquelle on n'est pas d'accord. Cette
constitution est arrivée, il y a eu des éléments de constitution dont le Chef
de l'Etat, l'autorité suprême, a décidé de changer certains aspects. Tout le
monde a laissé faire. Ensuite le pouvoir en place a fait le tour du pays et les
gens se sont exprimés. De retour de ces consultations régionales, l'autorité
suprême a maintenu certaines dispositions et en a corrigé d'autres, avant que
le texte définitif ne soit publié au journal officiel. Ce document officiel,
qui est bien de chez nous, est à partir de ce moment, devenu la parole du
peuple. C'est donc par rapport à ce texte définitif que les gens ont dit :
puisque c'est ainsi maintenant, c'est arrêté définitivement, moi, je décide de
voter « oui », je décide de voter « oui » mais, je décide de voter «non». A
quelques jours du scrutin, ça change à nouveau. On accepte quand même d'aller
aux élections. On vote. Je dis, vu tout ce parcours, que nous ne pouvons pas
dire que les gens ne savaient pas où ils allaient. Tout le monde savait où il
allait. Dans le dernier des villages de Côte d'Ivoire, on savait où on allait.
QUESTION : Moi je suis tout à fait
d'accord avec cette analyse qui est essentiellement existentialiste. Mais, par
rapport à cela, il y a une autre facette du problème opposée à votre analyse.
Des gens disent : Tout ceci a été rapidement monté à la clef.
KOLY : Écoutez, je crois qu'on ne
contraignait pas un leader politique à demander à ces adhérents de voter oui.
Je pars du principe que les leaders politiques ont au moins par rapport à leurs
partisans une compréhension plus claire des choses. Si le leader n'est pas
d'accord, il pouvait demander clairement à ces partisans de voter non, et
peut-être que le résultat du scrutin s'en serait ressenti. Cela n'a pas été le
cas. On ne va pas interroger chaque citoyen dans la rue. Mais chaque citoyen
était censé être informé de l'enjeu. Il était du devoir des hommes politiques –
c'est pour cette raison qu'ils ont des partis – d'expliquer à leurs adhérents
les propositions qui ont été faites. Je crois qu'ils ont effectivement
expliqué. Chaque parti s'est levé pour souligner les faiblesses de la
constitution mais en indiquant que malgré tout, elle était globalement bonne.
D'autres ont dit que la constitution ne leur convenait pas à cent pour cent,
mais ont appelé leurs militants à voter oui. Il n'y a qu'un seul homme
politique à ma connaissance qui a dit : « Je ne suis pas d'accord, je
demande qu'on vote "non" ». Dans l'ensemble, il y avait une majorité
écrasante des leaders politiques et donc de représentants de la population à
demander à ce qu'on vote « oui ». Je le dis encore une fois :
pour notre crédibilité, ne contestons pas cette constitution, laissons là
passer, donnons-nous un an, dix ans pour la changer mais elle n'est plus à
contester.
QUESTION : Donc que on s'est
largement exprimé sur la question des conditions dans lesquelles la
constitution a été votée. Observons maintenant d'un peu plus près son contenu.
Et je vous pose des questions par rapport à des observations qui ont été
faites. D'aucuns estiment qu'une constitution doit être plébiscité : 90% ; 99%,
sur un certain nombre de choses ; qu'elle ne doit pas exclure une catégorie de
gens. Beaucoup estiment que cette constitution exclue par exemple les Métis.
KOLY : En quoi la constitution
exclue les Métis ?
QUESTION : Le fait d'avoir voté une
constitution pour la parenté exclusivement ivoirienne de première et de deuxième
génération en ce qui concerne l'éligibilité du président, exclut tous ceux qui
sont de parents nés de père ou de mère non Ivoirien.
KOLY : Voyez ! Moi je ne suis pas
totalement d’accord sur la constitution mais la question des Métis, je crois
que ce n'est pas un problème. Au vu des dispositions de la constitution, un
Métis peut être un Ivoirien. N'est-ce pas ? Un Métis peut être un Ivoirien à
100%, car de nombreux Métis ont les deux parents métis qui sont eux même
Ivoiriens de naissance. Je connais des familles dans cette configuration, j'en
ai fait l'analyse moi-même. J'ai chahuté des familles amies ainsi en leur
disant : « Mais vous, vous n'êtes pas concernés car vos enfants
peuvent être présidents [de la République] ». On rencontre dans le pays
des gens qui ont des grands-parents non Africain et qui pourtant sont
Ivoiriens. Ceux-là ont fait des Ivoiriens qui sont restés toujours Métis parce
qu'ils se sont mariés entre Métis. Donc ce n'est pas le fait d'être Métis qui
fait qu'on est Ivoirien ou qu'on ne l'est pas. Vous voyez ce que je veux dire ?
Le problème n'est pas là. Je crois qu'il ne faut pas poser le problème de
l'éligibilité à la présidence, aux postes de direction de la société en termes
de Métis, d'Ivoiriens de père et de mère. L'élection doit être posée plutôt en
termes de mérite personnel des individus, en fonction des actes qu'ils ont posé
pour la nation. Réserver l'accès de certaines fonctions en fonction de
l'origine, peut amener à certaines contradictions difficilement réglables. Un
individu, Ivoirien à 100%, peut s'en aller avec la valise du pays. Il peut être
un brigand. Ce n'est pas parce qu'on est Ivoirien à 100% qu'on est plus
crédible que quelqu'un qui n'est pas Ivoirien depuis trois générations. Par
contre un choix électif opéré en fonction du mérité des gens préserverait
contre ce genre de risque inévitable. C'est par les actes que les gens posent
qu'on peut savoir qui ils sont véritablement. Le peuple est le mieux à même de
juger si ses critères de compétence sont retenus. Voilà plutôt ma position,
cela ne doit pas être une affaire de Métis. Observez les choses avec un peu
plus de discernement : moi je suis à 100% Guinéen. J'ai 56 ans, mais j'en ai
passé 46 hors de la Guinée. Et il y a des Ivoiriens qui sont à 100% Ivoiriens
que je rencontre dans mes tournées internationales, c'est moi qui leur apprend
aujourd'hui la réalité ivoirienne. Pourtant ils sont Ivoiriens à 100%.
Connaissent-ils ou sont-ils plus aptes à gérer un quartier de Côte d'Ivoire que
mon fils, né en Côte d'Ivoire et ayant tous ses copains dans le quartier.
A-t-il plus d'intérêt que lui à ce que l'école de mon quartier marche bien, lui
dont les enfants sont scolarisés à Gorée ou à Washington. Donc c'est différemment
qu'il faut voir les problèmes de ce type. Et il faut poser les bons critères :
qu'est-ce que la personne a fait ? Où a-t-elle vécu ? Quel est son
parcours ? Ses origines doivent compter moins.
QUESTION : Quelle sensibilité, dans
le cadre de la société ivoirienne, a amené le débat sur les critères d'origine
plutôt que de compétences pour les postes électifs ?
KOLY : Je ne sais pas si je me
trompe, je pense que c'est quelque chose de conjoncturel, liée à des
comportements essentiellement opportunistes. Les acteurs politique ont vu un
problème immédiat à régler, et ont cherché dans l'arsenal juridique la solution
à ce problème. Les initiateurs de l'éligibilité du président par le critère des
origines ne pensent pas aux contradictions que cela pose au pas suivant dans le
parcours de la société. Quand cette conjoncture n’existera plus, je me trompe
peut être, je pense que les ardeurs se calmeront et nous arriverons à une
observation beaucoup plus saine, beaucoup plus rationnelle, beaucoup plus
sereine des choses. Dans le contexte ivoirien, la conjoncture est qu'en 1993 un
chef charismatique a disparu en la personne d’Houphouët-Boigny. Cette
disparition provoque une redistribution des cartes du pouvoir. Les leaders
politiques face à cette concurrence dans le débat politiques essaient de
trouver le maximum d'arguments pour se faire octroyer ou s'octroyer le plus de
cartes. Une fois que cette conjoncture précise sera passée... Il faut analyser
l'histoire des peuples non sur quatre ans, cinq ans, mais sur dix ans,
cinquante ans. Voyez un peu l'image de la France d'il y a trente ans, d'il y a
dix ans, d'il y a vingt ans ? Tout change complètement. Donc la Côte d'Ivoire
vit les mêmes réalités. Il est normal qu'il y ait cette situation de crise.
Je vous rappelle mes démêlés dans ma
carrière d'artistes dans le pays, toutes les exclusions que j'ai vécues de par
mes origines guinéennes. Et pourtant c'était du temps du président Houphouët. A
l'époque il n'y avait pas de président qui parlait d'ivoirité. J'ai été victime
d'attaques directes à la télévision sur mes origines. On m'accusait en somme
d'être un artiste guinéen en terre ivoirienne, c'était intolérable pour les
concurrents ivoiriens à 100%. Je n'ai jamais pris ces choses comme une attaque
du peuple ivoirien contre ma personne. Je l'ai pris comme une attaque dans le
secteur de la culture de la part de collègues amis et adversaires. Plus le
gâteau est petit plus le débat est féroce. La culture a peu de moyens alloués
de surcroît par l'Etat, mes collègues tentaient de réduire le nombre de
personnes autour du plat. L'argument était donc tentant de dire que Koly n'est
pas Ivoirien, qu'il débarrasse la place qu'il occupe. Il se trouve par ailleurs
que je fais un travail qui semblait plaire aux Ivoiriens. Dans la rue ici même,
on ne peut pas imaginer que je ne sois pas Ivoirien. La population elle-même
n'a pas de problème avec moi. Mais ceux qui avaient des problèmes c'était des
artistes. Je n'ai jamais pris ces propos désobligeant comme une forme
d'exclusion de la Côte d'Ivoire dirigée contre ma personne.
Ce parallèle vous permet de
comprendre ce qui se passe au niveau politique, il y a un gâteau qu'il faut
partager, on essaie d'éliminer le maximum autour. On va commencer par éliminer
selon les critères des origines, une fois que cela sera fait, on cherchera
aussi autre chose, pour continuer à éliminer ceux qui partagent les mêmes
origines. Mais une fois que le partage sera fait, les ardeurs vont se calmer.
Mieux on affirmera le nationalisme
africain, moins nous aurons de problèmes à définir notre identité ivoirienne
QUESTION : Comment voyez-vous les
perspectives ?
KOLY : Comment je vois les
perspectives ? Je suis inquiet. Ça c'est vrai. Moi je suis inquiet ; je suis
inquiet comme beaucoup d'Ivoiriens. Je suis inquiet comme beaucoup de parents.
QUESTION : inquiet ?
KOLY : J'ai l'impression que nous
sommes dans une impasse. Chacun campe sur ses positions et l'on ne voit pas
comment on peut sortir de l'impasse parce qu'on a poussé le bouchon tellement
loin que les positions se sont comme cristallisées. A moins d'un sursaut de
patriotisme de tous les bords pour essayer de baisser un tout petit peu la
tension et se dire : « après tout, il y a une autre vie après la
politique. » Pour le moment on a l'impression que les gens n'imaginent pas que
la vie puisse être autrement. Dire : « mais si je ne suis pas président,
qu'est-ce que ça fait ? Je continue à vivre, je peux même être une valeur
incontournable et parfois c'est mieux même qu'être président. » Vous avez des
petits partis dans certains pays qui font qu'on ne peut pas prendre de décision
sans ces partis parce que c'est justement le parti incontournable avec lequel
on est obligé de gérer. Il y a toujours ces scénarios envisageables. Mais
lorsqu'on éprouve la volonté d'exclure les uns, la volonté d'affirmer les
autres, sans aucune autre alternative que le pouvoir absolu comme horizon de
toute vie, je dis qu'on est allé tellement loin que maintenant on a
l'impression que personne ne veut reculer. Le problème politique tel qu'il est
désormais posé est entré dans la sphère des egos personnels. Quand on atteint
ce niveau dans la gestion de la cause publique, les choses deviennent
inquiétantes. C'est tout ce que je crois. Sinon je pense qu'il y a des gens autour de nous qui
sont en train d'intervenir pour essayer de ramener tous les acteurs majeurs de
la vie politique de chez nous à plus de sagesse en leur disant qu'au-delà de la
politique, il y a autre chose dans la vie. Il y a la qualité de la vie, on peut
être utile dans plein d'autres choses. L'idée que de toute façon le pays ne
peut avoir qu'un seul président élu pour cinq ans et que cinq années après, la
vie continue, cette idée-là doit faire son chemin. Ce sont toutes ces choses
que tout le monde a oubliées. Voici ce qui motive mon inquiétude sur les
perspectives. Je ne sais pas comment on peut sortir de la crise, s'il n'y a pas
un effort des uns et des autres à revenir à des meilleures vues de la vie
nationale, un sursaut patriotique.
QUESTION : Justement, [parlons] de ce
sursaut patriotique. Le nationalisme africain semble être tombé en faillite.
KOLY : Non, le nationalisme africain
n'est pas tombé en faillite. Disons que le nationalisme africain a la tendance
d'avoir été oublié, notamment en Côte d'Ivoire. Dans d'autres pays c'est
différent. On trouve en Afrique une jeunesse qui croit encore au
panafricanisme, alors qu'en Côte d'Ivoire les jeunes que je suis amené à
côtoyer ne savent même ce que c'est. Le panafricanisme en effet n'a pas été un
discours en Côte d'Ivoire dans les années 80 ou 60. Il y a eu, c'est vrai, il y
a cette réussite économique de la Côte d'Ivoire liée à une forte ouverture
capitaliste, et les jeunes que je fréquente ont eu une vision très extravertie,
loin de la nation. Dans les années 70 et 80, les jeunes Ivoiriens connaissaient
Paris plus que Bamako ou Accra. Avant, les vacances étaient passées à Mbengué
en Côte d'Ivoire, puis cela fut l'Europe. Aujourd'hui, quelles directions
prennent les gens, c'est Washington, c'est New-York. Les orientations changent.
Quand vous allez dans la sous-région de nos jours, vous voyez de plus en plus
de jeunes Ivoiriens au Bénin, au Togo, au Mali, au Burkina, etc. A Ouagadougou,
vous trouvez des radios de proximité animées par des jeunes Ivoiriens. De
nombreux étudiants ivoiriens sont inscrits en faculté de médecine en Guinée.
Donc il y a une perspective de plus en plus panafricaine. Ces jeunes vivent
d'autres vies culturelles ; ils voient d'autres réalités qu'ils ignoraient
totalement tant qu'ils étaient enfermés dans les frontières ivoiriennes. Mais
le nationalisme africain dont vous parlez, n'a pas été le discours majeur ni du
Président Houphouët, ni du Président Bédié. Mais c'est un discours qui a
continué dans d'autres pays. Parlez aux jeunes ghanéens, ils savent ce que c'est
que l'Afrique ; je n'évoque même pas les Sud-Africains avec l'ombre de Mandela.
Vous allez dans le bassin d'Afrique centrale, des pays comme le Congo se
déchirent certes dans des guerres meurtrières, mais les jeunes Congolais ont
une certaine vision de l'Afrique, du nationalisme africain. Au Sénégal, même si
cela reste un discours, ce nationalisme existe. En Guinée, même s'il y a eu un
recul de l'idée avec Lansana Conté, des traces en demeure ; Je ne parlerais
même pas du Mali.
Le nationalisme africain n’est pas
en panne. Il existe dans de nombreux pays, chez certains intellectuels qui
continuent à l’affirmer, il existe dans une jeunesse qui l’affirme. Il est
beaucoup affirmé au niveau des artistes. Il y a certains artistes qui parlent
plus de l’Afrique que de leur ethnie. Peut-être qu’il faut le cultiver
davantage en côte d’Ivoire. Un travail d’éveil des consciences au plan national
doit être fait. Mieux on affirmera le nationalisme africain, moins nous aurons
de problèmes à définir notre identité ivoirienne.
La réalité africaine est
principalement caractérisée par le fait que nous n'avons pas la maîtrise de nos
conditions de vie
QUESTION : Peut être qu'il s'est
exprimé sur ces dix dernières années sous la forme de regroupements économiques
qui exploitent les compétences économiques des Etats plus que sous la forme
d'une culture du panafricanisme à la Nkrumah.
KOLY : Le panafricanisme à la
Nkrumah était une ambition, un rêve. On dit toujours que la réalité de demain
naît toujours des rêves d'aujourd'hui. En Europe, au moment où [Robert] Schuman
parlait simplement de l'association du charbon et de l'acier, on n’imaginait
pas que presque cinquante années après, cette idée se présenterait sous la
forme d'une Union Européenne qui fait presque tomber toutes les frontières.
Donc certaines idées sont à l'échelle des siècles, au-delà d’une vie d'homme.
Nkrumah n'était pas du tout un utopiste. Mais les conditions de réalisation des
grandes idées sont très difficiles en Afrique. La réalité africaine est
principalement caractérisée par le fait que nous n'avons pas la maîtrise de nos
conditions de vie comme c'est le cas en Occident. Il y a un peu trop
d'interventionnisme dans le cours de notre vie. Je vous cite un exemple. On a
proposé de mettre en place des travellers-chèques au niveau de la CEDEAO, mais
quand j'entends certaines radios internationales sur le sujet, j'ai
l'impression que l'on va égorger quelqu'un. Ils en parlent comme si c'était un
crime. Dès qu'il y est question de solidarité pour aller plus loin, [il se
trouve] des gens de l'extérieur et de l'intérieur qui viennent dire tout le
contraire avec des propose du type : « le Nigeria va manger tout le
monde », ou bien « la Côte d'Ivoire porte toute seule la solidarité
internationale au niveau de la CEDEAO ». Mais ailleurs on parvient à
réaliser ces grandes choses. Dans l'Union européenne, l'Allemagne n'a pas mangé
les autres, la France n'a pas mangé les autres. Je ne vois pas pourquoi on ne
doit pas avoir de travellers-chèques, des passeports de l'Afrique de l'Ouest.
Ils existent, ils sont utilisables à l'intérieur de l'Afrique de l'Ouest et ils
vont bientôt être utilisés hors de l'Afrique de l'Ouest. Ce sont des pas
importants qui se font dans des conditions difficiles d'états d'esprit. Si ces
choses peuvent se faire quand même malgré les fortes résistances de toute part,
alors cela veut dire qu'il y a des raisons d’y croire.
J'ai fait cette illustration pour
dire que les regroupements politiques sont le reflet des projections qu'on s'en
fait, projections fondées sur le sentiment que les peuples ont un destin
commun. C'est la même chose au niveau de la Nation.
En prônant le panafricanisme,
l'unité de la nation, une culture de ce type va naître. Aujourd'hui on n’a même
pas besoin de créer cette culture, elle est déjà en route. Le fait de la
réduction des effets de frontières entre Etats, du fait du déplacement des
hommes, du fait qu'on se rencontre, et qu'on échange de plus en plus en
Afrique, la culture du rapprochement naîtra d'elle-même. Observer que la manière
dont on chantait en Côte d'Ivoire il y a trente ans n'est pas du tout la même
qu’aujourd'hui, parce qu'il y a eu des influences venues d'autres pays de la
sous-région. Ces faits sont sensiblement les mêmes au Mali, au Ghana, au
Nigeria. Les formations artistiques de Côte d'Ivoire aujourd'hui sont composées
de gens venus de partout de la sous-région. Les langues s'enrichissent
mutuellement, le vêtement s'enrichi. En Voyant quelqu'un dans les rues
d'Abidjan aujourd'hui, vous ne pouvez pas dire par son vêtement qu'il est du
Nord, du Sud, de l'Ouest ou de l'Est. Les grands couturiers et modélistes comme
Christ Seydou sont venus fusionner davantage tous les modes vestimentaires.
Dans le domaine culinaire on peut
faire les mêmes observations. Ce que les gens mangeaient en 70 sur une table,
ce n'est pas la même chose qu’ils mangent aujourd’hui en Côte d’Ivoire. Vous
allez à une table de quelqu'un en 70, vous pouvez savoir d'où il vient. Mais
aujourd'hui vous allez à la même table, vous ne pouvez pas savoir par ce qu'il
mange, d'où il vient. Parce que les mets ce sont rencontrés pour faire des
enfants « métis ». Ces rencontres se font sans que les hommes politiques aient
à le dire, à le décréter ou à le refuser. Donc je crois qu'il y a un mouvement
d'intégration au-delà du politique qui se vit quotidiennement par les hommes.
On ne peut pas faire l’économie
d'une politique d'immigration en Côte d'Ivoire.
QUESTION : Concernant Abidjan, on
voit de plus en plus de gens venir investir non pas seulement investir et rapatrier,
mais s'installer. Ce sont des étrangers, étrangers au sens où ils viennent
d'ailleurs. Ces personnes sont de plus en plus nombreuses à être et à venir à
Abidjan. Cette métropole naissante porte en elle les germes d'une universalité
qui se conjugue mal avec la réclame ethnique d'une ivoirienneté à 100%.
KOLY : Je crois que le politique va
à contre-courant de la réalité de tous les jours. Mais cette attitude fais
aussi partie des règles du jeu parce qu'il faut pour certains acteurs, de
manière opportuniste, essayer de récupérer quelque chose. Mais, même ceux qui
s'expriment ainsi contre la réalité de l'intégration des hommes, sont, si vous
vérifiez, associés dans des affaires, dans beaucoup d'affaires avec les
étrangers. Ces personnes farouchement contre l'installation et l'insertion ou
l'intégration des étrangers travaillent et vivent avec de l'argent étranger. De
la question, je pense qu'il y a plusieurs niveaux d'approche. Il y a d'abord
l'approche culturelle, on ne peut empêcher la rencontre. Même Les cultures qui
se proclament absolument pures d'origine contrôlée ont, à un moment donné, été
le produit d'une rencontre. C'est dans la rencontre qu'on s'enrichit, qu'on se
dépasse. Aujourd'hui, nous sommes en train d'enrichir la langue française et
les Français en sont conscients et ils nous encouragent. Ils ne nous disent
pas : « n'entrez pas ! » ; ils encouragent l'appropriation du
français par d'autres cultures, pour l'enrichir. Maintenant parlons de
l'approche politique. Je pense qu'on ne peut pas faire l’économie d'une
politique d'immigration en Côte d'Ivoire. Il faudra instaurer des règles
claires, précises, d'installation, d'établissement, d'intégration. Même les
grands pays qui sont des pays d'immigration comme le Canada ou les Etats-Unis,
ont ces règles. Ces dispositions font que l'immigré qui a choisi de rester dans
le pays d'accueil est en sécurité parce qu'il sait que s'il respecte les règles
qui sont établies, il bénéficiera des mêmes droits que les autres. De la même
façon, ceux des immigrés qui sont là avant, savent que ces règles les
protègent. C'est important. J'en reviens aux règles. Il faut avoir des lois que
chacun connaît. Mais quand on est dans une espèce d'improvisation quotidienne,
on aboutit à ces situations comme celles que nous vivons au quotidien, parce
que rien n'a jamais été précis là-dessus. Je prends un exemple : un jeune
Ivoirien va en Europe en tant que footballeur ; il joue, il devient une
grande vedette ; il sollicite la nationalité française ou on la lui
propose, et il l'a ; il joue au plus haut niveau ; nous sommes fiers
de lui ; il revient au pays, on l'accueille à bras ouverts. Un jeune
Nigérien naît ici, grandit ici, joue ici ; puis il va au Ghana, y devient
célèbre et prend la nationalité ghanéenne ; on dit qu'il nous a trahis.
Pourquoi deux poids, deux mesures ? S'il y a des règles plus claires, on pourra
juger. Mais tant que ces règles n'existeront pas, les problèmes demeureront.
J'attends qu'on pose les règles. Cela fait trente ans, l'année prochaine 2000,
cela fera trente ans que je vis en Côte d'Ivoire de manière continue. Je n'ai
rien ailleurs dans le monde sauf en Côte d'Ivoire. Mes comptes sont en Côte
d'Ivoire, mes enfants sont en Côte d'Ivoire, ma femme est en Côte d'Ivoire, ma
maison est en Côte d'Ivoire, l'école où mon enfant va, je veux savoir ce qu'il
apprend là-bas. Donc je veux avoir un regard là-dessus. Et avoir un regard
c'est être capable de décider de ce qui doit être enseigné. S'il y a des règles
claires, chacun sait sur quoi il se fonde. Mais s'il n'y a pas de règles
claires, qu'au bout de quarante ans de vie, d'un seul coup, vous pouvez vous
trouver étranger, [obligé] dans l'urgence de déménager précipitamment pour un
ailleurs inconnu, il faut dire que cette situation qui est faites aux gens en
Côte d'Ivoire pose problème. Ma pensée est qu'il faut que soit simplement
définies des règles. Vous n'allez pas aller dans cette mégapole d'Abidjan dans
ces conditions aussi floue !!! Si nous voulons que cette ville continue à se
développer et à jouer ce rôle de place culturelle et économique de l'Afrique de
l'Ouest, il faut que soient pensées et mises en œuvre des règles raisonnables
et claires d'établissement. Quand on est étranger et qu'on veut s'installer,
qu'elles sont les conditions à remplir ? Au bout de dix ans, à quoi a-t-on
droit ; au bout de vingt ans, à quoi a-t-on droit ; au bout de trente
ans, à quoi on a droit. Il faut que tout le monde sache que ces dispositions
une fois prises ne connaîtront pas d’incessantes remises en cause au point de
rendre tout encore plus flou que s'il n'y avait pas de règles. Si cela est
clair et qu'on le dit et qu'on le vote, que tout le monde est d'accord
là-dessus, je crois que tout le monde sera à l'aise, à commencer par la ville
elle-même. Voilà, moi, mon regard là-dessus ; on ne peut pas en faire
l'économie. Il faut tôt ou tard qu'on prenne ces décisions-là.
QUESTION : Le pays est en crise de
croissance. La politique sur la question semble des plus floues. Il n'existe
pas une force de la société civile capable d'amener ces changements qui sont
facteurs de développement ; comment ces régulateurs de la société civile qui
font une démocratie plus vraie que celle qui découle de la politique
peuvent-ils naître ?
KOLY : Je suis tout à fait d'accord
avec vous sur le rôle de la société civile et c'est principalement à cela que
j'allais venir pour dire qu'on peut faire de la politique-politique. On fait la
politique par l'aménagement du territoire, on fait la politique par le
développement de l'action culturelle, on fait la politique par les systèmes
associatifs. La puissance des systèmes associatifs dans les pays anglo-saxons,
c'est incroyable ce que ces gens peuvent soulever. C’est à ce niveau où
finalement chacun peut agir plutôt que de donner blanc-seing à une centaine
d'individus qui en haut décident pour tout le monde. Donc je suis tout à fait
d'accord avec vous qu'il faut que très rapidement, une fois qu'on aura essayé
de régler les problèmes institutionnels, qu'on s'attaque aux vrais problèmes :
problèmes d'aménagement du territoire, problèmes de l'éducation. Par le
développement culturel, le plus naturellement du monde, l'identité du pays va
émerger tout seul. Ce ne sera pas les politiciens, ce ne seront pas les
intellectuels qui diront ce qu'est l'identité culturelle ivoirienne, et ce
qu'elle n'est pas par manipulation. L'identité est quelque chose qui se vit,
s'affirme et est en constante mutation.
(…).
QUESTION : Pour revenir toujours à ce
tournant décisif de nos réalités. Les Etats occidentaux ont, eux, cette
possibilité de maturer par eux-mêmes par des transformations sociales endogènes
sans une très grande interférence extérieure. Les nôtres sont toujours sous le
poids des conditionnalités. Le peuple ne peut pas maturer aussi rapidement pour
poser des principes qui vont être les éléments d'une démocratie durables. Donc
à ce point, entre le développement institutionnel progressif, lent et semé des
embûches de parcours et la capacité d'un homme de la trempe d'Houphouët à
changer les choses, comment pensez-vous que les pays d'Afrique devraient agir ?
KOLY : Ecoutez, moi je ne suis pas
un grand amateur des grands hommes.
QUESTION : Pourtant vous en êtes un.
KOLY : Ah ! Je ne sais pas, je ne
sais pas si je suis un grand homme. Mais ce que je sais, c'est que...
QUESTION : Je voudrais vous rappeler
ces écrits de Saint-Exupéry : il notait que tant que la grande peur des hommes
restera l'inconnu, et qu'il s'en trouvera un pour l'affronter, les autres
passeront sur ses pas.
KOLY : Tout à fait.
QUESTION : Je pense que c'est ça la
grandeur d'un homme.
KOLY : Oui mais… Bon, c'est vrai.
C'est aussi une parole politique. Et tout ce qui est politique n'est pas
toujours du domaine culturel. Mais je crois que peut-être dans les années 60,
l'Afrique avait besoin de leaders charismatiques
pour faire les locomotives qui faisaient rêver. Mais, aujourd'hui, je crois
qu'on a besoin de grands frères à qui on peut dire ce qu'on pense sans qu’ils
se fâchent et nous jettent en prison. Quelqu'un prêt à dialoguer avec nous, qui
gère bien nos affaires parce qu'il est conscient qu'il est l'aîné de la famille
et qu'il est dépositaire de nos valeurs. Mais pas un père inaccessible qui est
là-bas et vers qui l'on vient chaque matin pour dire : « Ô ! Papa merci ».
Je crois que les nations de l'an 2000 n'ont plus besoin de ce type d’hommes.
QUESTION : Mais il faut
souligner que dans un concept de nation qui se veut de plus en plus fonder sur
l'individu, des nations promues par la démocratie occidentale comme respectant
les valeurs fondamentales de l'homme, comment on peut concilier ce type de
démocratie avec cette notion ce grand frère dont vous parler pour exprimer, je
pense, un humanisme Africain.
KOLY : Il faut qu'on ait plus de
discernement dans la gestion de la société africaine. En revenant à nos
principes et à nos réalités africaines, je pense que les gens chargés de la
réflexion politique, les chercheurs, les intellectuels, peuvent se pencher sur
la manière dont fonctionnait la société africaine pour voir quelles sont ses
forces et ses faiblesses et qu'est-ce que nous pouvons en retenir pour aider à
la réflexion pour une société contemporaine africaine. Je dis bien que les
principes de vie africaine ne sont pas forcément contradictoires avec les
principes de vie d'une société qui cherche à produire, à respecter les hommes
et à se développer. C'est lorsque la société cherche à produire coûte que coûte
tout ce qui est circonstanciel, que les problèmes naissent. (…). Et dans ce cas
il n'y a pas que la société africaine. (…). Je ne veux pas une singularité de
l'Afrique. L'Afrique à ces valeurs, maintenant c'est de savoir exactement
comment les intégrer dans la société moderne ou en faire des facteurs de
modernité. C'est là je pense que se trouve l'ensemble de nos efforts de
création.
QUESTION : Est-ce que vous envisagez
de mettre en scène ce que vous êtes en train d'observer présentement en Côte
d'Ivoire ?
KOLY : Je ne sais pas, je ne sais
pas. Ce que je sais, c'est que j'envisage de mettre en scène non pas ce que je
suis en train d'observer, mais quelque chose dont vous avez parlé. La prochaine
mise en scène que nous envisageons s'appelle « Opéra pour couronner le siècle
». C'est un spectacle qui met en mouvement beaucoup d'artistes de l'Afrique de
l'Ouest et qui essayera d'être le reflet des rencontres africaines qui se sont
faites en ces cinquante dernières années. Parce que pour moi, l'événement
majeur du siècle qui s'achève, pour l'Afrique de l'Ouest en tout cas, c'est la
rencontre et le métissage de ces peuples. Quand vous voyagez, vous voyez
vraiment les influences mutuelles qui ont pu se faire pendant ces cinquante
dernières années, alors que cinquante ans en arrière, ce n'était pas le cas.
Les gens se sont déplacés, se sont mélangés ; ils se sont mélangés
techniquement, mais ils se sont aussi mélangés dans leurs fonctions, dans leur
âme et dans leur art.
(…)
Extrait de « LES INTELLECTUELS
FACE A LA CRISE IVOIRIENNE », Karthala 2005.
Idriss
Diabaté, Ousmane Dembélé et Francis Akindès, éditeurs.
Préface
de Jean-Pierre Dozon.
(*)Interview
réalisée par Ousmane Dembélé
Prise
de son et images vidéo réalisées par Idris Diabaté
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