jeudi 7 août 2014

3 Juin-7 Août 1960. Le difficile avènement d’une indépendance non désirée

Yves Guéna, dernier haut-commissaire et premier ambassadeur de France en Côte d’Ivoire, se souvient.*

De Gaulle, Foccart et... Houphouët 
comme à reculons vers l'indépendance tant abhorrée
Lorsque le Général était revenu au pouvoir en juin 1958, il s'était penché sans délai sur le problème de l'Afrique noire et de Madagascar. La loi-cadre de 1956 avait donné à nos territoires une sorte d'autonomie dans la République mais les choses avançaient plus vite que les textes et le grondement de l'indépendance se faisait déjà entendre. Les discussions sur ce sujet n'avaient pas été les moins difficiles au sein du groupe de travail sur la Constitution, puis devant le Comité consultatif. Deux questions fondamentales se posaient. Quel serait le degré d'autonomie des territoires ? Irait-on jusqu'à une espèce de confédération où les liens avec la métropole seraient très lâches, ou bien garderait-on des liens organiques, la France conservant l'essentiel de la souveraineté ? D'autre part, les territoires accéderaient-ils à l'autonomie – et, sans prononcer le mot, beaucoup pensaient déjà indépendance – séparément, chaque territoire dans sa personnalité, ou par fédé­ration, Afrique occidentale, Afrique équatoriale ? Sur le second point, le Général, sans expliciter, avait tranché en décidant que les résultats du référendum seraient comptabilisés territoire par territoire. Sur le premier point, il refusa de se laisser enfermer dans des formules juridiques abstraites – fédération ou confédé­ration – et trouva l'issue en consacrant le terme ambigu de « Communauté ». Mais, dans la tournée qu'il avait effectuée en Afrique et à Madagascar pour exposer le projet de Constitution, il était allé très loin sur les perspectives d'évolution. A Tananarive, désignant l'ancien palais royal, il s'était écrié : « Demain, vous serez de nouveau un État, comme vous l'étiez quand le palais de vos rois était habité », déclenchant l'enthousiasme de la foule.
La Communauté, merveilleuse équivoque où seule la Guinée avait donc refusé d'entrer, se mettait en place au point de vue institutionnel et la république organisait son aide et sa coopération envers ses anciens territoires où les gouvernements locaux prenaient la responsabilité des affaires.
Mais, pour traduire l'équivoque en termes juridiques, c'était parfois un casse-tête où les fonctionnaires français se délectaient, passant souvent à côté des vraies préoccupations des Africains. Il fallait toute la capacité intellectuelle de Raymond Janot, le secrétaire général de la Communauté, et de son second, Alain Plantey, pour démêler cet écheveau juridique où intervenaient tous les ministères, pour assurer l'attribution de leurs compéten­ces aux nouveaux États, pour régler les problèmes de dévolution domaniale, pour mettre en marche les nouvelles institutions avec le Conseil exécutif et le Sénat de la Communauté. Mais les relations entre la France et nos anciennes possessions avaient pour l'essen­tiel une trame sentimentale qui conserva sa solidité malgré les changements formels dans nos rapports. Près du Général se tenait Foccart, qui succéderait bientôt à Raymond Janot. Foccart, le seul collaborateur de l'Elysée qui ne fût pas issu de la haute adminis­tration – il s'occupait de négoce avec les Antilles –, couvrait un vaste secteur auprès du président. Il suivait la politique intérieure et les élections; toujours d'un calme parfait, il était certainement à cet égard pour le Général un bon analyste et un conseiller précieux. Il avait aussi la haute main sur la police et le contre-espionnage. Mais je ne sais à peu près rien de la façon dont cet homme secret remplissait cette mission. Vis-à-vis des Africains et des Malgaches, en revanche, je l'ai vu agir durant des années. Il connaissait tout son monde et était fort bien renseigné. Toujours au téléphone, il aplanissait avec une patience admirable et une rare efficacité les difficultés, petites ou grandes, qui pouvaient surgir entre la France et les nouveaux États. La Communauté, c'était le lien direct, auquel veillait Jacques Foccart, entre de Gaulle et les Houphouët-Boigny, Senghor, Tsiranana, etc. C'est grâce à ce contact permanent que, lors de l'accession, si rapide, de tous ces États à l'indépendance, s'ils gagnèrent leur souveraineté, ils ne cessèrent cependant d'accepter la suzeraineté du Général.
Les Africains étaient assurément plus sensibles au langage du bon sens qu'à l'exégèse des textes et, durant mon séjour à Abidjan, le hasard me fit toucher du doigt la différence entre des fonctionnaires, fussent-ils les meilleurs, et un véritable homme politique. L'affaire se passe en novembre 1959. J'étais donc à Abidjan depuis quelques mois lorsque Houphouët-Boigny m'ap­prit qu'on attendait la prochaine arrivée de l'avocat communiste Vergès ; il venait défendre devant le tribunal local des syndicalistes incarcérés pour une manifestation qu'Houphouët-Boigny avait jugée inacceptable.[1] Celui-ci ne voulait assurément pas que le tribunal servît de caisse de résonance à une plaidoirie de Vergès contre lui et son régime. Mais que faire ? C'est ce à quoi je ne savais que répondre. Paris, consulté, considérait comme moi que la liberté de circulation des personnes à travers toute la Communauté, les droits de la défense officiellement proclamés, etc., nous laissaient sans moyen d'aider Houphouët-Boigny. Sur ces entre­faites, Edmond Michelet, alors ministre de la Justice, nous arriva en voyage officiel. Dans la voiture qui nous ramenait tous trois de l'aéroport, Houphouët-Boigny s'ouvrit de son souci à Michelet qui répondit sans hésiter : « Mais, c'est très simple, mon cher Prési­dent, quand Vergès arrivera, retenez-le dans une salle de l'aéro­port et embarquez-le dans le premier avion pour Paris. » Ce qui fut fait, sans dommage, et à la grande satisfaction d'Houphouët-Boigny. Et ce qui prouve qu'avoir eu durant sa vie le sens de l'opportunité politique n'empêche pas, après sa mort, d'être jugé digne d'un procès introduit devant la sacrée congrégation pro causis sanctorum. Moi, interloqué, je n'avais rien dit et j'avais bien fait.
La mise au point des nouvelles procédures d'aide financière et d'assistance en personnel n'était pas moins laborieuse. Le nouveau ministère de la Coopération était échu à Lecourt, qui s'employait au mieux à faire un choix entre les demandes considérables de tous ces nouveaux États qui attendaient de la Communauté, c'est-à-dire de la France, le pactole. Houphouët-Boigny, avec aplomb, mettait en œuvre la parabole des talents, estimant que, puisqu'il était le plus riche, c'est lui qui devait être le plus aidé.
Ayant donc pris pied à Abidjan, je souhaitais marquer d'un certain lustre la présence du représentant du président de la Communauté. Cette intention n'allait pas sans embarras. L'instal­lation matérielle du haut-commissaire était décevante. Le gouver­neur de la Côte-d'Ivoire avait disposé naguère d'un palais monumental. Mais, sous ce climat chaud et humide, les construc­tions tiennent mal. Quelques années plus tôt, on avait entrepris la réfection du palais et, dans un premier temps, les démolitions avaient marché bon train. Mais du fait des changements de gouverneur et des incertitudes politiques, le chantier avait été arrêté et du palais ne subsistait qu'une horrible carcasse en béton. Dans cette ruine assez déprimante, le haut-commissariat avait logé ses services et mon bureau eût été plaisant, car il était vaste, avec une belle vue sur le port, si l'on n'avait dû y accéder par des couloirs sombres et des ascenseurs poussifs. Comme résidence, je devais me contenter d'une grande villa dans un quartier résiden­tiel, insuffisante pour la représentation et malcommode pour la vie familiale avec nos enfants, pour qui nous avions annexé deux maisons voisines. La famille était maintenant au complet, avec cinq garçons et deux filles, de douze à deux ans. Pour eux, Abidjan c'était le paradis avec le soleil, les sports nautiques, des horaires scolaires réduits et une armée de serviteurs noirs qui leur passaient tout. Le jour de leur arrivée, ma femme, voulant les emmener à la piscine, avait demandé qu'on leur préparât un goûter. Au moment du départ, devant la résidence s'alignaient deux voitures pour les transporter et une camionnette vers laquelle s'avançaient une demi-douzaine de porteurs, chacun une caisse sur la tête. Qu'était-ce donc ? Le goûter des enfants. Des kilos de gâteaux, de fruits, des litres de boissons rafraîchissantes et même du whisky ! On expliqua que quelques tartines suffiraient. Les aînés découvrirent bientôt la griserie de l'automobile. Et l'on voyait sur la route qui reliait la maison au centre de la ville des petits bonshommes de douze ans au volant d'énormes voitures, conduisant à fond de train sous l'œil attendri du chauffeur. Évidemment, je ne l'ai su que bien plus tard.
J'entrai en contact avec les dirigeants locaux. Houphouët-Boigny avait autour de lui des hommes intéressants ayant fait de bonnes études et proches de nous par la culture ou la mentalité. La vieille garde était représentée par Denise, camarade d'études d'Houphouët-Boigny. Venait ensuite Philippe Yacé, président de l'Assemblée et qui demeura pendant vingt ans dans la position délicate de successeur désigné. Parmi les plus jeunes, on comptait Camille Aliali, Mathieu Ekra, administrateur de la France d'outre­mer, et Boka, qui, accusé d'avoir comploté contre son président, devait se suicider.[2] Auprès d'Houphouët-Boigny, jouait un rôle très important son directeur de cabinet, le gouverneur Nairay, origi­naire de la Guadeloupe, subtil et secret. Les plus âgés avaient reçu une formation primaire supérieure, instituteurs ou médecins africains comme Houphouët-Boigny lui-même, ce qui correspon­dait à nos anciens officiers de santé ; les plus jeunes sortaient de nos facultés. Pour les uns et les autres, quelles que fussent leurs aspirations secrètes, les liens avec la France étaient étroits. J'en ai connu qui, bien après l'indépendance, toujours inscrits sur les listes électorales en métropole, continuaient à y voter. Parmi les ministres, on comptait encore en 1959 trois Français : un admi­nistrateur de la France d'outre-mer originaire des Antilles, un ingénieur des ponts et chaussées et Georges Monnet, ancien ministre du Front populaire, qui détenait le portefeuille de l'Agriculture ivoirienne.
N'ayant confiance pour les affaires sérieuses que dans les Français, Houphouët-Boigny en était entouré à tous les éche­lons de l'administration. A ses jeunes diplômés qui piaffaient d'impatience, il disait : « Je veux bien de vous comme ministres mais pas comme directeurs, vous n'en seriez pas capables. » Parmi ces Français, certains entretenaient de bons rapports avec le haut-commissaire ; les plus nombreux jouaient la pru­dence et l'attentisme, soucieux de ne point déplaire au gouvernement local.
Ma femme sut rapidement nouer des relations amicales avec les épouses des dirigeants ivoiriens. Elle s'entendait fort bien avec Mme Houphouët-Boigny, avec qui elle coprésidait la section locale de la Croix-Rouge. On sait que Mme Houphouët-Boigny est très belle ; elle est tout aussi intelligente, avec beaucoup de vivacité et de charme et le sens de la repartie. Elle a toujours tenu sa place avec tact et distinction.
A Abidjan je retrouvais mon frère. Jeune magistrat, il avait été nommé dans ce pays auquel il s'était attaché. Il s'y était fait des amitiés et, depuis la loi-cadre, il était le collaborateur direct de ministres ivoiriens. Sa connaissance du pays et des hommes devait faciliter mes premiers contacts en Côte-d'Ivoire.
Houphouët-Boigny avait des idées claires sur l'avenir de la Côte-d'Ivoire. Sur un point, il était intraitable : les vieilles struc­tures de l'Afrique occidentale française devaient être liquidées. Chaque territoire, on pouvait déjà dire chaque nouvel Etat, ne devait dépendre que de lui-même et de la Communauté. C'était l'intérêt de la Côte-d'Ivoire, le mieux loti des territoires de l'Afrique occidentale et dont le président se refusait à partager les richesses avec ses voisins moins bien pourvus. A cet égard, depuis le référendum, ses idées l'avaient emporté. Mais il restait méfiant et jaloux. Il n'eut de cesse qu'on ne supprimât le haut-commis­sariat général de Dakar. Si l'on évoquait par exemple, dans un souci de rentabilité, la possibilité de créer une seule faculté de médecine pour toute l'Afrique occidentale, il se fâchait. Et c'est d'un œil inquiet qu'il voyait toute tentative de regroupement, même limité, comme celui qui s'amorçait en cette année 1959 entre le Sénégal et le Mali.[3]
En ce qui concerne les relations avec la République française, Houphouët-Boigny, en grand politique, avait deux fers au feu. Il m'a toujours paru évident qu'il ne pouvait pas écarter l'idée d'indépendance, alors que le Ghana, le Cameroun, le Togo y accédaient, et qu'en vérité il souhaitait cette issue. Mais il jouait à tout va l'autre carte, celle de l'union étroite dans la Communauté. Il prônait officiellement à terme une fédération où tous les États de la Communauté, y compris la France, auraient été sur un pied d'égalité, avec des organes communs très structurés, un Sénat unique, bref des États-Unis franco-africano-malgaches, ce que, il le savait bien, la République française n'aurait pu accepter. Et jusqu'à la fin de 1959, il arborait sur sa voiture officielle notre drapeau alors que la plupart des autres États de la Communauté [et la Côte d’Ivoire elle-même ! (ndlr)] s'étaient déjà donné un hymne et un emblème. En somme, Houphouët-Boigny nous mettait dans le cas de nous reprocher le moment venu de n'avoir pas su répondre à son affection, ce qui lui permettrait de nous quitter dans une scène de dépit amoureux. Et c'est bien ce qui se produisit.
Durant les premiers mois et à condition de respecter, ce qui me paraissait normal, l'autonomie du gouvernement ivoirien, à condition de traiter Houphouët-Boigny, ce que je jugeais tout aussi normal et nullement contraire aux directives du Général, avec la déférence due à un ancien ministre de la République, il n'y eut pas de problèmes. J'orientai mes collaborateurs vers le contact et l'information, rôle tout à fait différent de celui qu'ils jouaient lorsque, quelques mois seulement plus tôt, le gouverneur présidait le Conseil du gouvernement.
Nous arrivâmes ainsi sans encombre au début du mois de décembre 1959 et au Conseil exécutif de la Communauté qui devait se tenir à Saint-Louis, au Sénégal. Les Sénégalais et les Maliens avaient prié en termes très déférents le général de Gaulle de choisir, pour la prochaine réunion des chefs de gouvernement de la Communauté, cette vieille capitale de la plus ancienne colonie française ; mais c'était pour lui demander d'engager, en ce qui concernait le Sénégal et le Mali, récemment regroupés en une fédération, le processus vers l'indépendance. D'avance, le Général avait tracé, confidentiellement, la conduite à tenir dans une telle éventualité. Il n'était pas question d'aller à un référendum négatif comme en Guinée ; on négocierait. Avec tout État aspirant à l'indépendance seraient discutés des accords diplomatiques, de défense et de coopération. Une fois ces accords conclus et signés, l'indépendance pourrait être proclamée. Tel avait été le sens de la réponse faite à Dakar et à Bamako. Houphouët-Boigny, qui était au courant de ces conversations, se déclara à plusieurs reprises, dans des propos publics, partisan d'une vraie Communauté, ajoutant que pour sa part il ne s'accommoderait pas d'un Commonwealth à la française. Il fut aussi clair qu'il pouvait l'être pour condamner toute évolution de la Communauté. Que ceux qui ne veulent pas rester s'en aillent, disait-il en substance, peu importe, si nous demeurons un noyau solide. C'était tout le contraire de ce que nous pouvions envisager, convaincus que le départ d'un seul entraîne­rait la débandade. Dans sa tactique, c'était tout ou rien. Reçu par le Général, il avait tenté de le dissuader de donner suite aux demandes de Dakar et de Bamako. Peut-être le Général hésita-t-il devant ses arguments, peut-être même sembla-t-il un moment lui donner son accord. Mais, quelques jours plus tard, la décision de l'Elysée était prise – et il ne pouvait y en avoir d'autre : on répondrait oui devant le Conseil exécutif de Saint-Louis aux Sénégalais et aux Maliens. Houphouët-Boigny eut connaissance de cette résolution du Général, mais sans doute n'en fut-il pas officiellement avisé.
Juste avant la réunion du Conseil exécutif, comme nous revenions d'une manifestation, il me demanda de monter dans sa voiture et me dit : « Je n'irai pas au Conseil exécutif. » Les explications qui suivirent, et dont je connaissais le fondement, n'étaient pas aussi catégoriques que je le craignis sur le coup. J'usai de tous les arguments, et notamment de ceux qui touchaient au prestige du Général et à son affection pour Houphouët-Boigny. Je télégraphiai aussitôt à Paris. Je ne sais si ce furent mes arguments ou ceux de Jacques Foccart, qui, de Paris, avait mis en marche ses 1 L réseaux d'amitié, toujours est-il qu'Houphouët-Boigny renonça à son coup d'éclat. Il alla à Saint-Louis. Mais au retour tout était changé.[4]
Les contacts devinrent plus difficiles, sinon avec le président lui-même, du moins avec ses ministres. Les invitations étaient souvent déclinées. Les relations de mes collègues dans les États voisins, avec leurs chefs de gouvernement, s'assombrissaient aussi ; avec Hubert Maga, président du Dahomey, avec Yaméogo en Haute-Volta, avec Hamani Diori au Niger. Il était clair que nous ne pourrions rien tirer de nos interlocuteurs aussi longtemps que les négociations franco-maliennes se dérouleraient. Des bruits filtraient de l'entourage d'Houphouët-Boigny sur une voie originale que choisirait bientôt la Côte-d'Ivoire, mais sans autres précisions. Et les Français au service du gouvernement ivoirien n'étaient pas les derniers à prendre des airs entendus, désolés et réproba­teurs.
En vertu de la loi bien connue des ennuis maximum, voici qu'éclatait en ce début d'année 1960 une histoire rocambolesque. Lorsque j'avais été nommé à Abidjan, Pierre Messmer, encore haut-commissaire général à Dakar, me mit dans la confidence d'un projet monté par le service action du SDECE contre Sékou Touré. J'ignore qui en avait pris l'initiative mais Messmer me précisa que nous étions très peu nombreux à en être au courant et qu'Houphouët-Boigny était dans la confidence. Il s'agissait, le moment venu, à partir de la région frontière, de lancer des commandos sur la Guinée. Ces commandos étaient sur place à l'entraînement, sous la couverture d'une opération de survie en brousse.[5]
Dès le mois d'août 1959[6], ayant à régler avec Houphouët-Boigny un problème relatif à l'organisation de nos services secrets, j'avais fait allusion à cette opération et j'eus bien l'impression à la fois qu'il me comprenait et qu'il ne voulait pas en dire davantage. Il est de bon usage dans de telles machinations de ne point engager l'échelon politique. Et je ne lui en parlai plus. A ma grande surprise, l'écho m'en revint d'autres côtés. Mon collaborateur Jacques Achard[7], qui connaissait tout le monde, me rapportait que dans les boîtes de nuit, à l'heure où le whisky délie les langues, les responsables de ce coup l'évoquaient de façon à peine voilée. J'essayai un moment d'affecter de ne pas comprendre, mais j'eus bientôt la certitude que beaucoup trop de personnes étaient au fait du projet, ce qui ne présageait rien de bon. Et un beau matin, sans que j'en eusse été prévenu – ce qui était normal d'ailleurs –, l'opération se déclencha. Ce fut un fiasco. Sur le terrain, l'Ivoirien manipulé par nos services et qui devait mener le jeu avait avisé les Guinéens. Quelques heures après la mise en mouvement des commandos, Sékou Touré pouvait à Radio Conakry dénoncer les menées de la Côte-d'Ivoire et de son chef contre la Guinée.
Houphouët-Boigny démentit sur-le-champ avec indignation. Comme il s'en ouvrait à moi au cours d'une réception dans l'après-midi, je me permis de lui dire que la prudence s'imposait dans ses commentaires et, devant son air étonné, j'ajoutai que j'irais le voir le soir même. Je lui exposai toute l'affaire, lui rappelant qu'il en avait été tenu informé et que moi-même je lui en avais parlé dès mon arrivée. « J'avais oublié », confessa-t-il, ce qui était proprement incroyable mais apparemment vrai. Un peu plus tard, s'étant renseigné, il m'expliqua pourquoi l'affaire avait si lamentablement échoué : notre agent ivoirien était apparenté, me dit-il, à la famille de Sékou Touré.
Mais si cette conversation dissipa toute ombre entre nous, l'entourage d'Houphouët-Boigny ne manqua pas, et durant des semaines, de faire comme s'il s'agissait d'une intrusion inquali­fiable de la France sur le territoire ivoirien. C'était une pièce de plus dans le contentieux ouvert entre nos deux pays depuis que Paris avait accepté l'union de deux États de la Communauté et s'apprêtait à reconnaître leur indépendance.
De fait, l'heure de l'indépendance du Mali allait sonner et les allusions d'Houphouët-Boigny à une prochaine initiative de sa part se faisaient plus insistantes. Mais aucune vraie information ne perçait. Il m'annonça qu'il avait demandé audience au Général pour les premiers jours de juin. Je ne sais pas comment un secret aussi transparent a pu ne pas s'éventer plus tôt, mais il est de fait que personne, la veille de son départ pour Paris, ne se risquait à formuler ce qui allait demain nous paraître si évident. J'eus enfin, au moment où l'avion s'envolait, le renseignement auquel, par simple déduction, on aurait dû arriver depuis longtemps. Houphouët-Boigny s'en allait annoncer au Général que la Côte-d'Ivoire se proclamerait indépendante au début d'août et qu'il n'entendait auparavant négocier aucun accord avec la Républi­que. Ainsi, par rapport à Dakar et Bamako qui avaient accepté la négociation d'accords avant l'indépendance et en quelque sorte comme condition à celle-ci, reprenait-il l'initiative et retrouvait-il son prestige en Afrique occidentale, d'autant qu'il entraînait dans son sillage le Niger, le Dahomey et la Haute-Volta. Je télégraphiai d'urgence à Jean Foyer, qui était devenu quelques mois plus tôt secrétaire d'État à la Communauté auprès du Premier ministre, soulagé à l'idée que le Général saurait à quoi s'en tenir lorsque son visiteur entrerait dans son bureau.
Durant deux mois[8], nous tentâmes, tant à Paris que sur place, de parer le coup au mieux. J'expliquai à Houphouët-Boigny que la France et la Côte-d'Ivoire allaient se trouver, jusqu'à la signature des accords, dans un vide juridique. Il s'en moquait comme d'une mangue. Et Jean Foyer, son ancien collaborateur, malgré sa science et sa dialectique, ne parvenait pas davantage à l'ébranler[9]. Que ni les coopérants français, ni l'armée française, ni le haut-commissariat ne fussent dans une situation juridique proté­gée, voilà qui le laissait indifférent ; bien plus, c'est ce qu'il souhaitait, ayant ainsi toutes les cartes en main. Et il continuait d'avancer dans la voie de la banalisation de nos rapports. A quelques jours de l'indépendance, il me dit qu'il ne voulait plus que le représentant de la France à Abidjan portât le titre de haut-commissaire. Il lui fallait un ambassadeur. De mauvaise grâce, il accepta de transiger sur le titre intermédiaire d'« envoyé exceptionnel et plénipotentiaire ». Mais, dès le lendemain de l'indépendance, au petit matin, il m'appelait au téléphone pour m'entretenir d'une question secondaire et pouvoir me donner de l'ambassadeur.
Nous allâmes donc à l'indépendance, le 7 août, pratiquement sans autre garantie pour nous que quelques promesses verbales. Ce jour-là fut assez tendu. Louis Jacquinot, ministre d'État, représentait la République aux quatre cérémonies successives de Porto-Novo, Ouagadougou, Niamey et enfin Abidjan. Il arrivait de Niamey avec Houphouët-Boigny et j'allai le prendre à l'aéroport. On ne nous avait réservé aucune place officielle dans le cortège. Avec Jacquinot, nous résolûmes en conséquence de ne pas nous rendre à la résidence d'Houphouët-Boigny où se dirigeait la file des voitures. Il y eut de ce fait un petit drame en fin de matinée, mais qui eut le mérite d’éclaircir l'atmosphère. Mes informateurs dans les quartiers populeux d'Abidjan me signalaient une certaine tension des esprits, inquiétante à un moment où le Congo belge était à feu et à sang. Le soir, je présentai mes lettres de créance. Seul à avoir rang d'ambassadeur, puisque les États-Unis et la Grande-Bretagne n'avaient accrédité que des chargés d'affaires, je devais être par là même doyen du corps diplomatique, ce à quoi Paris attachait beaucoup de prix. Mais, pour être sûr qu'on ne me chipoterait pas sur mon titre d'envoyé exceptionnel et plénipo­tentiaire, je jugeai utile d'y ajouter l'antériorité dans la remise de mes lettres de créance. Dans le désordre de cette soirée, j'y parvins au prix d'une cavalcade échevelée dans les escaliers du palais, de mon palais la veille encore, ce qui me permit d'entrer le premier dans le bureau du président, mon bureau la veille encore. De Niamey, Jacquinot m’avait télégraphié pour préciser qu’il n’assisterait aux cérémonies religieuses que si les célébrants rendaient hommage à la France. Monseigneur Yago, récemment sacré archevêque d'Abidjan, m'en donna l'assurance; le pasteur protes­tant s'y refusa ; les musulmans expliquèrent que leur liturgie ne se prêtait, à leur grand regret, à aucun hommage de cette sorte. Nous allâmes donc à la cathédrale, nous délaissâmes le temple et nous passâmes quelques moments dans le jardin public où, faute de mosquée, les musulmans célébraient la naissance de la nouvelle République.
Le lendemain la fièvre était tombée et la vie reprit un cours paisible. Notre armée était en Côte-d'Ivoire, sans statut et sans problème; notre mission d'aide et de coopération faisait son office, sans accords de coopération.[10]
Pendant quelques mois, il m'apparut que le Général, attentif à n'être jamais demandeur, s'accommodait de cet état de fait. Mais, à la fin de cette année 1960, alors que j'étais en mission à Paris, je demandai audience comme c'était l'usage pour tout haut-commissaire de passage dans la capitale. Le Général, qui était la conscience même, nous recevait autant qu'il le pouvait, toujours intéressé par ce que lui rapportaient les hommes du terrain. Cette fois je fus convoqué séance tenante. Le Général m'interrogea sur la situation en Côte-d'Ivoire, sur ce que j'en pensais. Et, comme on s'habitue à tout, même à ce vide juridique qui six mois plus tôt nous avait semblé vertigineux, je m'essayai à montrer comment cahin-caha la France, bien que sans accords officiels et sans privilèges, réussissait à conserver une place à part en Côte-d'Ivoire. Comme l'entretien allait vers sa fin, je compris à un mot ou à une attitude du Général, je ne sais, qu'il allait me dire des choses capitales. Prenant encore comme plus d'épaisseur et de Volume derrière son bureau, il se mit à parler avec vigueur en marquant les points les plus importants de gestes de ses mains, des mains assez petites et agiles, des mains d'homme adroit. Il me donnait ses instructions, lui-même, directement. Je devais en son nom signifier à Houphouët-Boigny que cette situation avait assez duré et que c'était à lui de savoir, et sans délai, s'il voulait ou non régulariser nos relations et conserver avec nous des rapports de coopération. « Et ce sera donnant, donnant. Voilà ce que vous allez dire à Houphouët. » « Bien, mon général. » « Vous n'aurez pas peur ? » « Non, mon général. »[11]
Je demandai à un collaborateur sur place d'annoncer à Houphouët-Boigny que je venais d'être reçu par le Général, que j’arrivais et que je souhaitais l'entretenir au plus tôt. A ma descente d'avion, on me dit que le président m'attendait à déjeuner. En atténuant, non point le texte, mais les grondements jupitériens du Général, je transmis le message à mon interlocuteur. Houphouët-Boigny est un grand politique ; il avait parfaitement saisi que le temps des équivoques était fini, et son amabilité appuyée me fit comprendre que nous allions vers un bon dénouement. J'ajoute une anecdote, mais elle n'est pas gratuite. Durant le déjeuner, je trouvai que sa table s'était bien améliorée ; le menu évoquait pour moi je ne sais quoi de familier. En arrivant à mon bureau, j'appris qu'en mon absence Houphouët-Boigny avait recruté mon propre cuisinier ! Je pris le geste comme un hommage rendu aux qualités de maîtresse de maison de ma femme.
De fait, la négociation allait se débloquer peu de temps plus tard. Les commissions franco-ivoiriennes se réunirent et des accords furent signés qui ne différaient guère de ceux conclus avec les Etats qui n'avaient pas suivi la procédure insolite de la Côte-d'Ivoire vers l'indépendance. Et naturellement, Dahomey, Haute-Volta et Niger emboîtèrent le pas au président ivoirien sur ce bon chemin.
(…)
Le contentieux entre la France et la Côte-d'Ivoire étant déblo­qué, j'estimai quant à moi
Yves Guéna du temps où il servait en Côte d’Ivoire
que ma mission était terminée et que je n'avais plus de raisons de m'éterniser sous ce climat dans le train-train des affaires quotidiennes. Michel Debré, toujours Premier ministre, m'avait laissé espérer un nouveau poste pour la fin de l’année. Je quittai donc Abidjan au printemps 1961. (…).
En rentrant à Paris à l'issue de mon séjour, j'avais demandé si je serais appelé à l'audience du Général. On me répondit que c'était inhabituel en fin de mission. Je transmis donc une note à l’Elysée pour rendre compte de ces deux années en Côte-d'Ivoire. On me rapporta que le Général avait déclaré : « Sa note est bonne. Je le recevrai. » Le Général m'interrogea de nouveau sur ce pays, sur les méthodes de travail d'Houphouët-Boigny et sur ses conseillers. Puis il me demanda ce que je comptais faire désormais. Je lui répondis qu’étant membre du Conseil d’Etat je n’avais pas de véritable problème dans l'immédiat, mais que je préférerais servir plus activement et que le Premier ministre y pensait. Au moment où j’allais le quitter, le Général me dit : « Vous avez bien agi en Côte-d'Ivoire, Guéna, vous avez fait ce qu'il fallait faire. »

(*) Extrait de « Le temps des certitudes 1940-1969 » d’Yves Guéna, chez Flammarion, Paris 1982 ; pp.91-101.


 
Notes et commentaires de Marcel Amondji
 
[1] - Y. Guéna fait erreur. Vergès venait en fait, à la demande de l’Union générale des étudiants de la Côte d’Ivoire (UGECI) qui l’avait constitué, pour préparer la défense d’Harris Mémel Fotê, accusé d’avoir porté « atteinte à la situation diplomatique » de la Côte d’Ivoire ! Mémel, ancien président de l’UGECI, enseignant en Guinée, avait été enlevé à l’escale d’Abidjan dans l’avion qui le ramenait d’Accra à Conakry. J’étais précisément chargé de l’accueil de Me Vergès et de son entretien durant son séjour en Côte d'Ivoire ; je suis donc bien placé pour en témoigner. Me Vergès vint effectivement ;  Abdoulaye Fadiga, le président en exercice de l’UGECI, l’accompagnait. Tous les deux purent sortir normalement de l’aéroport mais, une fois en ville, ils furent interceptés au niveau de l’ancien hôpital du Plateau alors qu’ils se dirigeaient en taxi vers le palais de Justice. Conduits à la Sûreté, ils furent gardés à vue jusqu’à leur réembarquement sur le prochain vol pour Paris.
[2] - Quand ce livre parut (1982), on savait depuis plus de dix ans qu’Ernest Boka n’avait jamais comploté, et depuis plus longtemps encore qu’il ne s’était pas suicidé non plus.
[3] - Tout ce passage pourrait prêter à rire, n’étaient les tragédies nationales à répétition que ce soi-disant « égoïsme », tout en apparence,  et qui n’était, en fait,  que le camouflage des menées souterraines d’un parti colonial plus dominateur que jamais depuis qu’il s’était assuré la complicité active d’Houphouët, pour s’accaparer les richesses potentielles de la Côte d’Ivoire, nous promettait !
[4] - Peut-être vous êtes-vous demandé quelques fois  : d’Houphouët et de Foccart, qui commandait qui ? Sans l’avoir fait exprès peut-être, Yves Guéna indique ici le sens de l’influx : cela n’allait pas d’Houphouët à Foccart, mais bien de Foccart à Houphouët.
[5] - Cette histoire de commandos lâchés sur la Guinée « sous la couverture d'une opération de survie en brousse » rappelle l’affaire Philippe de Dieuleveult, du nom de cet agent français, faux reporter, « disparu » en 1985 sans laisser de traces au cours d’une mission secrète au Zaïre camouflée en raid sportif sur le fleuve Congo.
[6] - C’est aussi vers cette date que J.-B. Mockey fut déchu de toutes ses fonctions dans le parti unique et dans le gouvernement, et remplacé au ministère de l’Intérieur par Houphouët qui y nomma le même jour 15 conseillers techniques français, des conseillers dont peut-être Mockey n’avait pas voulu. Dans son livre, Yves Guéna ne mentionne jamais Mockey dont, pourtant, il a dû souvent entendre parler pour son opposition déclarée au genre de « communauté » que la France voulait – et réussit finalement à – imposer à ses anciennes colonies d’Afrique noire.
[7] - Ce précieux collaborateur du haut-commissaire Guéna, qui deviendra un peu plus tard, en Algérie, l’un des dirigeants les plus enragés de l’OAS, était lui-même très probablement l’un des principaux acteurs de l’opération en question.
[8] - Deux mois qu’Houphouët alla tranquillement passer en Suisse. Pendant ce temps, Foccart poursuivait l’installation méthodique de son emprise sur l’État ivoirien, en vue d’en faire la rampe de lancement de ses futurs coups tordus dans la région et même dans toute l’Afrique noire !
[9] - Et, cette fois-ci, curieusement, pas de Foccart à l’horizon pour l’infléchir !
[10] - Conclusion : les accords de coopération qui furent signés ensuite, après coup, étaient donc inutiles ; ils auraient pu ne pas exister et ça n’aurait eu aucune conséquence.
[11] - De Gaulle pouvait-il vraiment ignorer qui, sous le masque d’Houphouët, créait ces difficultés ? Ce serait alors que Foccart était vraiment trop fort !
 
 

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