De Gaulle, Foccart et... Houphouët
comme à reculons vers l'indépendance tant abhorrée
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Lorsque le Général était revenu au
pouvoir en juin 1958, il s'était penché sans délai sur le problème de l'Afrique
noire et de Madagascar. La loi-cadre de 1956 avait donné à nos territoires une
sorte d'autonomie dans la République mais les choses avançaient plus vite que
les textes et le grondement de l'indépendance se faisait déjà entendre. Les
discussions sur ce sujet n'avaient pas été les moins difficiles au sein du
groupe de travail sur la Constitution, puis devant le Comité consultatif. Deux
questions fondamentales se posaient. Quel serait le degré d'autonomie des
territoires ? Irait-on jusqu'à une espèce de confédération où les liens avec la
métropole seraient très lâches, ou bien garderait-on des liens organiques, la
France conservant l'essentiel de la souveraineté ? D'autre part, les
territoires accéderaient-ils à l'autonomie – et, sans prononcer le mot,
beaucoup pensaient déjà indépendance – séparément, chaque territoire dans sa
personnalité, ou par fédération, Afrique occidentale, Afrique équatoriale ?
Sur le second point, le Général, sans expliciter, avait tranché en décidant que
les résultats du référendum seraient comptabilisés territoire par territoire.
Sur le premier point, il refusa de se laisser enfermer dans des formules
juridiques abstraites – fédération ou confédération – et trouva l'issue en
consacrant le terme ambigu de « Communauté ». Mais, dans la tournée qu'il avait
effectuée en Afrique et à Madagascar pour exposer le projet de Constitution, il
était allé très loin sur les perspectives d'évolution. A Tananarive, désignant
l'ancien palais royal, il s'était écrié : « Demain, vous serez de nouveau un
État, comme vous l'étiez quand le palais de vos rois était habité »,
déclenchant l'enthousiasme de la foule.
La Communauté, merveilleuse équivoque
où seule la Guinée avait donc refusé d'entrer, se mettait en place au point de
vue institutionnel et la république organisait son aide et sa coopération
envers ses anciens territoires où les gouvernements locaux prenaient la
responsabilité des affaires.
Mais, pour traduire l'équivoque en
termes juridiques, c'était parfois un casse-tête où les fonctionnaires français
se délectaient, passant souvent à côté des vraies préoccupations des Africains.
Il fallait toute la capacité intellectuelle de Raymond Janot, le secrétaire
général de la Communauté, et de son second, Alain Plantey, pour démêler cet
écheveau juridique où intervenaient tous les ministères, pour assurer
l'attribution de leurs compétences aux nouveaux États, pour régler les
problèmes de dévolution domaniale, pour mettre en marche les nouvelles
institutions avec le Conseil exécutif et le Sénat de la Communauté. Mais les
relations entre la France et nos anciennes possessions avaient pour l'essentiel
une trame sentimentale qui conserva sa solidité malgré les changements formels
dans nos rapports. Près du Général se tenait Foccart, qui succéderait bientôt à
Raymond Janot. Foccart, le seul collaborateur de l'Elysée qui ne fût pas issu
de la haute administration – il s'occupait de négoce avec les Antilles –,
couvrait un vaste secteur auprès du président. Il suivait la politique
intérieure et les élections; toujours d'un calme parfait, il était certainement
à cet égard pour le Général un bon analyste et un conseiller précieux. Il avait
aussi la haute main sur la police et le contre-espionnage. Mais je ne sais à
peu près rien de la façon dont cet homme secret remplissait cette mission.
Vis-à-vis des Africains et des Malgaches, en revanche, je l'ai vu agir durant
des années. Il connaissait tout son monde et était fort bien renseigné.
Toujours au téléphone, il aplanissait avec une patience admirable et une rare
efficacité les difficultés, petites ou grandes, qui pouvaient surgir entre la
France et les nouveaux États. La Communauté, c'était le lien direct, auquel
veillait Jacques Foccart, entre de Gaulle et les Houphouët-Boigny, Senghor,
Tsiranana, etc. C'est grâce à ce contact permanent que, lors de l'accession, si
rapide, de tous ces États à l'indépendance, s'ils gagnèrent leur souveraineté,
ils ne cessèrent cependant d'accepter la suzeraineté du Général.
Les Africains étaient assurément plus
sensibles au langage du bon sens qu'à l'exégèse des textes et, durant mon
séjour à Abidjan, le hasard me fit toucher du doigt la différence entre des
fonctionnaires, fussent-ils les meilleurs, et un véritable homme politique.
L'affaire se passe en novembre 1959. J'étais donc à Abidjan depuis quelques
mois lorsque Houphouët-Boigny m'apprit qu'on attendait la prochaine arrivée de
l'avocat communiste Vergès ; il venait défendre devant le tribunal local des
syndicalistes incarcérés pour une manifestation qu'Houphouët-Boigny avait jugée
inacceptable.[1] Celui-ci ne voulait
assurément pas que le tribunal servît de caisse de résonance à une plaidoirie
de Vergès contre lui et son régime. Mais que faire ? C'est ce à quoi je ne
savais que répondre. Paris, consulté, considérait comme moi que la liberté de
circulation des personnes à travers toute la Communauté, les droits de la
défense officiellement proclamés, etc., nous laissaient sans moyen d'aider
Houphouët-Boigny. Sur ces entrefaites, Edmond Michelet, alors ministre de la
Justice, nous arriva en voyage officiel. Dans la voiture qui nous ramenait tous
trois de l'aéroport, Houphouët-Boigny s'ouvrit de son souci à Michelet qui
répondit sans hésiter : « Mais, c'est très simple, mon cher Président, quand
Vergès arrivera, retenez-le dans une salle de l'aéroport et embarquez-le dans
le premier avion pour Paris. » Ce qui fut fait, sans dommage, et à la grande
satisfaction d'Houphouët-Boigny. Et ce qui prouve qu'avoir eu durant sa vie le
sens de l'opportunité politique n'empêche pas, après sa mort, d'être jugé digne
d'un procès introduit devant la sacrée congrégation pro causis sanctorum. Moi,
interloqué, je n'avais rien dit et j'avais bien fait.
La mise au point des nouvelles
procédures d'aide financière et d'assistance en personnel n'était pas moins laborieuse.
Le nouveau ministère de la Coopération était échu à Lecourt, qui s'employait au
mieux à faire un choix entre les demandes considérables de tous ces nouveaux
États qui attendaient de la Communauté, c'est-à-dire de la France, le pactole.
Houphouët-Boigny, avec aplomb, mettait en œuvre la parabole des talents,
estimant que, puisqu'il était le plus riche, c'est lui qui devait être le plus
aidé.
Ayant donc pris pied à Abidjan, je
souhaitais marquer d'un certain lustre la présence du représentant du président
de la Communauté. Cette intention n'allait pas sans embarras. L'installation
matérielle du haut-commissaire était décevante. Le gouverneur de la
Côte-d'Ivoire avait disposé naguère d'un palais monumental. Mais, sous ce
climat chaud et humide, les constructions tiennent mal. Quelques années plus
tôt, on avait entrepris la réfection du palais et, dans un premier temps, les
démolitions avaient marché bon train. Mais du fait des changements de
gouverneur et des incertitudes politiques, le chantier avait été arrêté et du
palais ne subsistait qu'une horrible carcasse en béton. Dans cette ruine assez
déprimante, le haut-commissariat avait logé ses services et mon bureau eût été
plaisant, car il était vaste, avec une belle vue sur le port, si l'on n'avait dû
y accéder par des couloirs sombres et des ascenseurs poussifs. Comme résidence,
je devais me contenter d'une grande villa dans un quartier résidentiel,
insuffisante pour la représentation et malcommode pour la vie familiale avec
nos enfants, pour qui nous avions annexé deux maisons voisines. La famille
était maintenant au complet, avec cinq garçons et deux filles, de douze à deux
ans. Pour eux, Abidjan c'était le paradis avec le soleil, les sports nautiques,
des horaires scolaires réduits et une armée de serviteurs noirs qui leur
passaient tout. Le jour de leur arrivée, ma femme, voulant les emmener à la
piscine, avait demandé qu'on leur préparât un goûter. Au moment du départ,
devant la résidence s'alignaient deux voitures pour les transporter et une camionnette
vers laquelle s'avançaient une demi-douzaine de porteurs, chacun une caisse sur
la tête. Qu'était-ce donc ? Le goûter des enfants. Des kilos de gâteaux, de
fruits, des litres de boissons rafraîchissantes et même du whisky ! On expliqua
que quelques tartines suffiraient. Les aînés découvrirent bientôt la griserie
de l'automobile. Et l'on voyait sur la route qui reliait la maison au centre de
la ville des petits bonshommes de douze ans au volant d'énormes voitures,
conduisant à fond de train sous l'œil attendri du chauffeur. Évidemment, je ne
l'ai su que bien plus tard.
J'entrai en contact avec les
dirigeants locaux. Houphouët-Boigny avait autour de lui des hommes intéressants
ayant fait de bonnes études et proches de nous par la culture ou la mentalité.
La vieille garde était représentée par Denise, camarade d'études
d'Houphouët-Boigny. Venait ensuite Philippe Yacé, président de l'Assemblée et
qui demeura pendant vingt ans dans la position délicate de successeur désigné.
Parmi les plus jeunes, on comptait Camille Aliali, Mathieu Ekra, administrateur
de la France d'outremer, et Boka, qui, accusé d'avoir comploté contre son
président, devait se suicider.[2] Auprès
d'Houphouët-Boigny, jouait un rôle très important son directeur de cabinet, le
gouverneur Nairay, originaire de la Guadeloupe, subtil et secret. Les plus
âgés avaient reçu une formation primaire supérieure, instituteurs ou médecins
africains comme Houphouët-Boigny lui-même, ce qui correspondait à nos anciens
officiers de santé ; les plus jeunes sortaient de nos facultés. Pour les uns et
les autres, quelles que fussent leurs aspirations secrètes, les liens avec la
France étaient étroits. J'en ai connu qui, bien après l'indépendance, toujours
inscrits sur les listes électorales en métropole, continuaient à y voter. Parmi
les ministres, on comptait encore en 1959 trois Français : un administrateur
de la France d'outre-mer originaire des Antilles, un ingénieur des ponts et
chaussées et Georges Monnet, ancien ministre du Front populaire, qui détenait
le portefeuille de l'Agriculture ivoirienne.
N'ayant confiance pour les affaires
sérieuses que dans les Français, Houphouët-Boigny en était entouré à tous les
échelons de l'administration. A ses jeunes diplômés qui piaffaient
d'impatience, il disait : « Je veux bien de vous comme ministres mais pas comme
directeurs, vous n'en seriez pas capables. » Parmi ces Français, certains
entretenaient de bons rapports avec le haut-commissaire ; les plus nombreux
jouaient la prudence et l'attentisme, soucieux de ne point déplaire au gouvernement
local.
Ma femme sut rapidement nouer des
relations amicales avec les épouses des dirigeants ivoiriens. Elle s'entendait
fort bien avec Mme Houphouët-Boigny, avec qui elle coprésidait la section
locale de la Croix-Rouge. On sait que Mme Houphouët-Boigny est très belle ;
elle est tout aussi intelligente, avec beaucoup de vivacité et de charme et le
sens de la repartie. Elle a toujours tenu sa place avec tact et distinction.
A Abidjan je retrouvais mon frère.
Jeune magistrat, il avait été nommé dans ce pays auquel il s'était attaché. Il
s'y était fait des amitiés et, depuis la loi-cadre, il était le collaborateur
direct de ministres ivoiriens. Sa connaissance du pays et des hommes devait
faciliter mes premiers contacts en Côte-d'Ivoire.
Houphouët-Boigny avait des idées
claires sur l'avenir de la Côte-d'Ivoire. Sur un point, il était intraitable :
les vieilles structures de l'Afrique occidentale française devaient être
liquidées. Chaque territoire, on pouvait déjà dire chaque nouvel Etat, ne
devait dépendre que de lui-même et de la Communauté. C'était l'intérêt de la
Côte-d'Ivoire, le mieux loti des territoires de l'Afrique occidentale et dont
le président se refusait à partager les richesses avec ses voisins moins bien
pourvus. A cet égard, depuis le référendum, ses idées l'avaient emporté. Mais
il restait méfiant et jaloux. Il n'eut de cesse qu'on ne supprimât le
haut-commissariat général de Dakar. Si l'on évoquait par exemple, dans un
souci de rentabilité, la possibilité de créer une seule faculté de médecine
pour toute l'Afrique occidentale, il se fâchait. Et c'est d'un œil inquiet
qu'il voyait toute tentative de regroupement, même limité, comme celui qui
s'amorçait en cette année 1959 entre le Sénégal et le Mali.[3]
En ce qui concerne les relations avec
la République française, Houphouët-Boigny, en grand politique, avait deux fers
au feu. Il m'a toujours paru évident qu'il ne pouvait pas écarter l'idée
d'indépendance, alors que le Ghana, le Cameroun, le Togo y accédaient, et qu'en
vérité il souhaitait cette issue. Mais il jouait à tout va l'autre carte, celle
de l'union étroite dans la Communauté. Il prônait officiellement à terme une
fédération où tous les États de la Communauté, y compris la France, auraient
été sur un pied d'égalité, avec des organes communs très structurés, un Sénat
unique, bref des États-Unis franco-africano-malgaches, ce que, il le savait
bien, la République française n'aurait pu accepter. Et jusqu'à la fin de 1959,
il arborait sur sa voiture officielle notre drapeau alors que la plupart des
autres États de la Communauté [et la Côte d’Ivoire elle-même ! (ndlr)] s'étaient
déjà donné un hymne et un emblème. En somme, Houphouët-Boigny nous mettait dans
le cas de nous reprocher le moment venu de n'avoir pas su répondre à son
affection, ce qui lui permettrait de nous quitter dans une scène de dépit
amoureux. Et c'est bien ce qui se produisit.
Durant les premiers mois et à
condition de respecter, ce qui me paraissait normal, l'autonomie du
gouvernement ivoirien, à condition de traiter Houphouët-Boigny, ce que je
jugeais tout aussi normal et nullement contraire aux directives du Général,
avec la déférence due à un ancien ministre de la République, il n'y eut pas de
problèmes. J'orientai mes collaborateurs vers le contact et l'information, rôle
tout à fait différent de celui qu'ils jouaient lorsque, quelques mois seulement
plus tôt, le gouverneur présidait le Conseil du gouvernement.
Nous arrivâmes ainsi sans encombre au
début du mois de décembre 1959 et au Conseil exécutif de la Communauté qui
devait se tenir à Saint-Louis, au Sénégal. Les Sénégalais et les Maliens
avaient prié en termes très déférents le général de Gaulle de choisir, pour la
prochaine réunion des chefs de gouvernement de la Communauté, cette vieille capitale
de la plus ancienne colonie française ; mais c'était pour lui demander
d'engager, en ce qui concernait le Sénégal et le Mali, récemment regroupés en
une fédération, le processus vers l'indépendance. D'avance, le Général avait
tracé, confidentiellement, la conduite à tenir dans une telle éventualité. Il
n'était pas question d'aller à un référendum négatif comme en Guinée ; on
négocierait. Avec tout État aspirant à l'indépendance seraient discutés des
accords diplomatiques, de défense et de coopération. Une fois ces accords
conclus et signés, l'indépendance pourrait être proclamée. Tel avait été le
sens de la réponse faite à Dakar et à Bamako. Houphouët-Boigny, qui était au
courant de ces conversations, se déclara à plusieurs reprises, dans des propos publics,
partisan d'une vraie Communauté, ajoutant que pour sa part il ne
s'accommoderait pas d'un Commonwealth à la française. Il fut aussi clair qu'il
pouvait l'être pour condamner toute évolution de la Communauté. Que ceux qui ne
veulent pas rester s'en aillent, disait-il en substance, peu importe, si nous
demeurons un noyau solide. C'était tout le contraire de ce que nous pouvions
envisager, convaincus que le départ d'un seul entraînerait la débandade. Dans
sa tactique, c'était tout ou rien. Reçu par le Général, il avait tenté de le
dissuader de donner suite aux demandes de Dakar et de Bamako. Peut-être le
Général hésita-t-il devant ses arguments, peut-être même sembla-t-il un moment
lui donner son accord. Mais, quelques jours plus tard, la décision de l'Elysée
était prise – et il ne pouvait y en avoir d'autre : on répondrait oui devant le
Conseil exécutif de Saint-Louis aux Sénégalais et aux Maliens. Houphouët-Boigny
eut connaissance de cette résolution du Général, mais sans doute n'en fut-il
pas officiellement avisé.
Juste avant la réunion du Conseil
exécutif, comme nous revenions d'une manifestation, il me demanda de monter
dans sa voiture et me dit : « Je n'irai pas au Conseil exécutif. » Les
explications qui suivirent, et dont je connaissais le fondement, n'étaient pas
aussi catégoriques que je le craignis sur le coup. J'usai de tous les
arguments, et notamment de ceux qui touchaient au prestige du Général et à son
affection pour Houphouët-Boigny. Je télégraphiai aussitôt à Paris. Je ne sais
si ce furent mes arguments ou ceux de Jacques Foccart, qui, de Paris, avait mis
en marche ses 1 L réseaux d'amitié, toujours est-il qu'Houphouët-Boigny renonça
à son coup d'éclat. Il alla à Saint-Louis. Mais au retour tout était changé.[4]
Les contacts devinrent plus
difficiles, sinon avec le président lui-même, du moins avec ses ministres. Les
invitations étaient souvent déclinées. Les relations de mes collègues dans les
États voisins, avec leurs chefs de gouvernement, s'assombrissaient aussi ; avec
Hubert Maga, président du Dahomey, avec Yaméogo en Haute-Volta, avec Hamani
Diori au Niger. Il était clair que nous ne pourrions rien tirer de nos
interlocuteurs aussi longtemps que les négociations franco-maliennes se
dérouleraient. Des bruits filtraient de l'entourage d'Houphouët-Boigny sur une
voie originale que choisirait bientôt la Côte-d'Ivoire, mais sans autres
précisions. Et les Français au service du gouvernement ivoirien n'étaient pas
les derniers à prendre des airs entendus, désolés et réprobateurs.
En vertu de la loi bien connue des
ennuis maximum, voici qu'éclatait en ce début d'année 1960 une histoire
rocambolesque. Lorsque j'avais été nommé à Abidjan, Pierre Messmer, encore
haut-commissaire général à Dakar, me mit dans la confidence d'un projet monté
par le service action du SDECE contre Sékou Touré. J'ignore qui en avait pris
l'initiative mais Messmer me précisa que nous étions très peu nombreux à en
être au courant et qu'Houphouët-Boigny était dans la confidence. Il s'agissait,
le moment venu, à partir de la région frontière, de lancer des commandos sur la
Guinée. Ces commandos étaient sur place à l'entraînement, sous la couverture
d'une opération de survie en brousse.[5]
Dès le mois d'août 1959[6],
ayant à régler avec Houphouët-Boigny un problème relatif à l'organisation de
nos services secrets, j'avais fait allusion à cette opération et j'eus bien
l'impression à la fois qu'il me comprenait et qu'il ne voulait pas en dire
davantage. Il est de bon usage dans de telles machinations de ne point engager
l'échelon politique. Et je ne lui en parlai plus. A ma grande surprise, l'écho
m'en revint d'autres côtés. Mon collaborateur Jacques Achard[7], qui
connaissait tout le monde, me rapportait que dans les boîtes de nuit, à l'heure
où le whisky délie les langues, les responsables de ce coup l'évoquaient de
façon à peine voilée. J'essayai un moment d'affecter de ne pas comprendre, mais
j'eus bientôt la certitude que beaucoup trop de personnes étaient au fait du
projet, ce qui ne présageait rien de bon. Et un beau matin, sans que j'en eusse
été prévenu – ce qui était normal d'ailleurs –, l'opération se déclencha. Ce
fut un fiasco. Sur le terrain, l'Ivoirien manipulé par nos services et qui
devait mener le jeu avait avisé les Guinéens. Quelques heures après la mise en
mouvement des commandos, Sékou Touré pouvait à Radio Conakry dénoncer les
menées de la Côte-d'Ivoire et de son chef contre la Guinée.
Houphouët-Boigny démentit sur-le-champ
avec indignation. Comme il s'en ouvrait à moi au cours d'une réception dans l'après-midi,
je me permis de lui dire que la prudence s'imposait dans ses commentaires et,
devant son air étonné, j'ajoutai que j'irais le voir le soir même. Je lui
exposai toute l'affaire, lui rappelant qu'il en avait été tenu informé et que
moi-même je lui en avais parlé dès mon arrivée. « J'avais oublié »,
confessa-t-il, ce qui était proprement incroyable mais apparemment vrai. Un peu
plus tard, s'étant renseigné, il m'expliqua pourquoi l'affaire avait si lamentablement
échoué : notre agent ivoirien était apparenté, me dit-il, à la famille de Sékou
Touré.
Mais si cette conversation dissipa
toute ombre entre nous, l'entourage d'Houphouët-Boigny ne manqua pas, et durant
des semaines, de faire comme s'il s'agissait d'une intrusion inqualifiable de
la France sur le territoire ivoirien. C'était une pièce de plus dans le
contentieux ouvert entre nos deux pays depuis que Paris avait accepté l'union
de deux États de la Communauté et s'apprêtait à reconnaître leur indépendance.
De fait, l'heure de l'indépendance du
Mali allait sonner et les allusions d'Houphouët-Boigny à une prochaine
initiative de sa part se faisaient plus insistantes. Mais aucune vraie
information ne perçait. Il m'annonça qu'il avait demandé audience au Général
pour les premiers jours de juin. Je ne sais pas comment un secret aussi
transparent a pu ne pas s'éventer plus tôt, mais il est de fait que personne,
la veille de son départ pour Paris, ne se risquait à formuler ce qui allait
demain nous paraître si évident. J'eus enfin, au moment où l'avion s'envolait,
le renseignement auquel, par simple déduction, on aurait dû arriver depuis
longtemps. Houphouët-Boigny s'en allait annoncer au Général que la
Côte-d'Ivoire se proclamerait indépendante au début d'août et qu'il n'entendait
auparavant négocier aucun accord avec la République. Ainsi, par rapport à
Dakar et Bamako qui avaient accepté la négociation d'accords avant
l'indépendance et en quelque sorte comme condition à celle-ci, reprenait-il
l'initiative et retrouvait-il son prestige en Afrique occidentale, d'autant
qu'il entraînait dans son sillage le Niger, le Dahomey et la Haute-Volta. Je
télégraphiai d'urgence à Jean Foyer, qui était devenu quelques mois plus tôt
secrétaire d'État à la Communauté auprès du Premier ministre, soulagé à l'idée
que le Général saurait à quoi s'en tenir lorsque son visiteur entrerait dans
son bureau.
Durant deux mois[8], nous
tentâmes, tant à Paris que sur place, de parer le coup au mieux. J'expliquai à
Houphouët-Boigny que la France et la Côte-d'Ivoire allaient se trouver, jusqu'à
la signature des accords, dans un vide juridique. Il s'en moquait comme d'une
mangue. Et Jean Foyer, son ancien collaborateur, malgré sa science et sa
dialectique, ne parvenait pas davantage à l'ébranler[9]. Que
ni les coopérants français, ni l'armée française, ni le haut-commissariat ne
fussent dans une situation juridique protégée, voilà qui le laissait
indifférent ; bien plus, c'est ce qu'il souhaitait, ayant ainsi toutes les
cartes en main. Et il continuait d'avancer dans la voie de la banalisation de
nos rapports. A quelques jours de l'indépendance, il me dit qu'il ne voulait
plus que le représentant de la France à Abidjan portât le titre de
haut-commissaire. Il lui fallait un ambassadeur. De mauvaise grâce, il accepta
de transiger sur le titre intermédiaire d'« envoyé exceptionnel et
plénipotentiaire ». Mais, dès le lendemain de l'indépendance, au petit matin,
il m'appelait au téléphone pour m'entretenir d'une question secondaire et
pouvoir me donner de l'ambassadeur.
Nous allâmes donc à l'indépendance, le
7 août, pratiquement sans autre garantie pour nous que quelques promesses
verbales. Ce jour-là fut assez tendu. Louis Jacquinot, ministre d'État,
représentait la République aux quatre cérémonies successives de Porto-Novo,
Ouagadougou, Niamey et enfin Abidjan. Il arrivait de Niamey avec
Houphouët-Boigny et j'allai le prendre à l'aéroport. On ne nous avait réservé
aucune place officielle dans le cortège. Avec Jacquinot, nous résolûmes en
conséquence de ne pas nous rendre à la résidence d'Houphouët-Boigny où se
dirigeait la file des voitures. Il y eut de ce fait un petit drame en fin de
matinée, mais qui eut le mérite d’éclaircir l'atmosphère. Mes informateurs dans
les quartiers populeux d'Abidjan me signalaient une certaine tension des
esprits, inquiétante à un moment où le Congo belge était à feu et à sang. Le
soir, je présentai mes lettres de créance. Seul à avoir rang d'ambassadeur,
puisque les États-Unis et la Grande-Bretagne n'avaient accrédité que des
chargés d'affaires, je devais être par là même doyen du corps diplomatique, ce
à quoi Paris attachait beaucoup de prix. Mais, pour être sûr qu'on ne me
chipoterait pas sur mon titre d'envoyé exceptionnel et plénipotentiaire, je
jugeai utile d'y ajouter l'antériorité dans la remise de mes lettres de
créance. Dans le désordre de cette soirée, j'y parvins au prix d'une cavalcade
échevelée dans les escaliers du palais, de mon palais la veille encore, ce qui
me permit d'entrer le premier dans le bureau du président, mon bureau la veille
encore. De Niamey, Jacquinot m’avait télégraphié pour préciser qu’il
n’assisterait aux cérémonies religieuses que si les célébrants rendaient
hommage à la France. Monseigneur Yago, récemment sacré archevêque d'Abidjan,
m'en donna l'assurance; le pasteur protestant s'y refusa ; les musulmans expliquèrent
que leur liturgie ne se prêtait, à leur grand regret, à aucun hommage de cette
sorte. Nous allâmes donc à la cathédrale, nous délaissâmes le temple et nous
passâmes quelques moments dans le jardin public où, faute de mosquée, les
musulmans célébraient la naissance de la nouvelle République.
Le lendemain la fièvre était tombée et
la vie reprit un cours paisible. Notre armée était en Côte-d'Ivoire, sans
statut et sans problème; notre mission d'aide et de coopération faisait son
office, sans accords de coopération.[10]
Pendant quelques mois, il m'apparut
que le Général, attentif à n'être jamais demandeur, s'accommodait de cet état
de fait. Mais, à la fin de cette année 1960, alors que j'étais en mission à
Paris, je demandai audience comme c'était l'usage pour tout haut-commissaire de
passage dans la capitale. Le Général, qui était la conscience même, nous
recevait autant qu'il le pouvait, toujours intéressé par ce que lui
rapportaient les hommes du terrain. Cette fois je fus convoqué séance tenante.
Le Général m'interrogea sur la situation en Côte-d'Ivoire, sur ce que j'en
pensais. Et, comme on s'habitue à tout, même à ce vide juridique qui six mois
plus tôt nous avait semblé vertigineux, je m'essayai à montrer comment
cahin-caha la France, bien que sans accords officiels et sans privilèges,
réussissait à conserver une place à part en Côte-d'Ivoire. Comme l'entretien
allait vers sa fin, je compris à un mot ou à une attitude du Général, je ne
sais, qu'il allait me dire des choses capitales. Prenant encore comme plus
d'épaisseur et de Volume derrière son bureau, il se mit à parler avec vigueur
en marquant les points les plus importants de gestes de ses mains, des mains
assez petites et agiles, des mains d'homme adroit. Il me donnait ses
instructions, lui-même, directement. Je devais en son nom signifier à
Houphouët-Boigny que cette situation avait assez duré et que c'était à lui de
savoir, et sans délai, s'il voulait ou non régulariser nos relations et
conserver avec nous des rapports de coopération. « Et ce sera donnant, donnant.
Voilà ce que vous allez dire à Houphouët. » « Bien, mon général. » « Vous
n'aurez pas peur ? » « Non, mon général. »[11]
Je demandai à un collaborateur sur
place d'annoncer à Houphouët-Boigny que je venais d'être reçu par le Général,
que j’arrivais et que je souhaitais l'entretenir au plus tôt. A ma descente
d'avion, on me dit que le président m'attendait à déjeuner. En atténuant, non
point le texte, mais les grondements jupitériens du Général, je transmis le
message à mon interlocuteur. Houphouët-Boigny est un grand politique ; il avait
parfaitement saisi que le temps des équivoques était fini, et son amabilité
appuyée me fit comprendre que nous allions vers un bon dénouement. J'ajoute une
anecdote, mais elle n'est pas gratuite. Durant le déjeuner, je trouvai que sa
table s'était bien améliorée ; le menu évoquait pour moi je ne sais quoi de
familier. En arrivant à mon bureau, j'appris qu'en mon absence Houphouët-Boigny
avait recruté mon propre cuisinier ! Je pris le geste comme un hommage rendu
aux qualités de maîtresse de maison de ma femme.
De fait, la négociation allait se
débloquer peu de temps plus tard. Les commissions franco-ivoiriennes se
réunirent et des accords furent signés qui ne différaient guère de ceux conclus
avec les Etats qui n'avaient pas suivi la procédure insolite de la
Côte-d'Ivoire vers l'indépendance. Et naturellement, Dahomey, Haute-Volta et
Niger emboîtèrent le pas au président ivoirien sur ce bon chemin.
(…)
Le contentieux entre la France et la
Côte-d'Ivoire étant débloqué, j'estimai quant à moi
Yves Guéna du temps où il servait en Côte d’Ivoire
|
que ma mission était
terminée et que je n'avais plus de raisons de m'éterniser sous ce climat dans
le train-train des affaires quotidiennes. Michel Debré, toujours Premier
ministre, m'avait laissé espérer un nouveau poste pour la fin de l’année. Je
quittai donc Abidjan au printemps 1961. (…).
En rentrant à Paris à l'issue de mon
séjour, j'avais demandé si je serais appelé à l'audience du Général. On me
répondit que c'était inhabituel en fin de mission. Je transmis donc une note à
l’Elysée pour rendre compte de ces deux années en Côte-d'Ivoire. On me rapporta que le Général avait déclaré : « Sa note est bonne. Je le recevrai. »
Le Général m'interrogea de nouveau sur ce pays, sur les méthodes de travail
d'Houphouët-Boigny et sur ses conseillers. Puis il me demanda ce que je
comptais faire désormais. Je lui répondis qu’étant membre du Conseil d’Etat je
n’avais pas de véritable problème dans l'immédiat, mais que je préférerais
servir plus activement et que le Premier ministre y pensait. Au moment où
j’allais le quitter, le Général me dit : « Vous avez bien agi en Côte-d'Ivoire,
Guéna, vous avez fait ce qu'il fallait faire. »
(*) Extrait
de « Le temps des certitudes 1940-1969 » d’Yves Guéna, chez
Flammarion, Paris 1982 ; pp.91-101.
Notes et commentaires
de Marcel Amondji
[1] - Y. Guéna fait
erreur. Vergès venait en fait, à la demande de l’Union générale des étudiants de la
Côte d’Ivoire (UGECI) qui l’avait constitué, pour préparer la défense d’Harris
Mémel Fotê, accusé d’avoir porté « atteinte à la situation
diplomatique » de la Côte d’Ivoire ! Mémel, ancien président de l’UGECI, enseignant en Guinée,
avait été enlevé à l’escale d’Abidjan dans l’avion qui le ramenait d’Accra à
Conakry. J’étais précisément chargé de l’accueil de Me Vergès et de son
entretien durant son séjour en Côte d'Ivoire ; je suis donc bien placé pour en témoigner. Me Vergès
vint effectivement ; Abdoulaye Fadiga, le président en exercice de
l’UGECI, l’accompagnait. Tous les deux purent sortir normalement de l’aéroport mais,
une fois en ville, ils furent interceptés au niveau de l’ancien hôpital du
Plateau alors qu’ils se dirigeaient en taxi vers le palais de Justice. Conduits
à la Sûreté, ils furent gardés à vue jusqu’à leur réembarquement sur le
prochain vol pour Paris.
[2] - Quand ce livre
parut (1982), on savait depuis plus de dix ans qu’Ernest Boka n’avait jamais comploté,
et depuis plus longtemps encore qu’il ne s’était pas suicidé non plus.
[3] - Tout ce passage
pourrait prêter à rire, n’étaient les tragédies nationales à répétition que ce
soi-disant « égoïsme », tout en apparence, et qui n’était, en fait, que le camouflage des menées souterraines d’un
parti colonial plus dominateur que jamais depuis qu’il s’était assuré la
complicité active d’Houphouët, pour s’accaparer les richesses potentielles de
la Côte d’Ivoire, nous promettait !
[4] - Peut-être vous
êtes-vous demandé quelques fois : d’Houphouët et de Foccart, qui
commandait qui ? Sans l’avoir fait exprès peut-être, Yves Guéna indique ici
le sens de l’influx : cela n’allait pas d’Houphouët à Foccart, mais bien
de Foccart à Houphouët.
[5] - Cette histoire de
commandos lâchés sur la Guinée « sous la couverture d'une opération de
survie en brousse » rappelle l’affaire Philippe de Dieuleveult, du nom de
cet agent français, faux reporter, « disparu » en 1985 sans laisser
de traces au cours d’une mission secrète au Zaïre camouflée en raid sportif sur
le fleuve Congo.
[6] - C’est aussi vers
cette date que J.-B. Mockey fut déchu de toutes ses fonctions dans le parti
unique et dans le gouvernement, et remplacé au ministère de l’Intérieur par Houphouët
qui y nomma le même jour 15 conseillers techniques français, des conseillers
dont peut-être Mockey n’avait pas voulu. Dans son livre, Yves Guéna ne
mentionne jamais Mockey dont, pourtant, il a dû souvent entendre parler pour
son opposition déclarée au genre de « communauté » que la France voulait – et
réussit finalement à – imposer à ses anciennes colonies d’Afrique noire.
[7] - Ce précieux
collaborateur du haut-commissaire Guéna, qui deviendra un peu plus tard, en
Algérie, l’un des dirigeants les plus enragés de l’OAS, était lui-même très probablement
l’un des principaux acteurs de l’opération en question.
[8] - Deux mois
qu’Houphouët alla tranquillement passer en Suisse. Pendant ce temps, Foccart
poursuivait l’installation méthodique de son emprise sur l’État ivoirien, en vue d’en faire
la rampe de lancement de ses futurs coups tordus dans la région et même dans
toute l’Afrique noire !
[9] - Et, cette fois-ci,
curieusement, pas de Foccart à l’horizon pour l’infléchir !
[10] - Conclusion :
les accords de coopération qui furent signés ensuite, après coup, étaient donc
inutiles ; ils auraient pu ne pas exister et ça n’aurait eu aucune
conséquence.
[11] - De Gaulle
pouvait-il vraiment ignorer qui, sous le masque d’Houphouët, créait ces
difficultés ? Ce serait alors que Foccart était vraiment trop fort !
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