Au
Nigeria, après l’attribution du Nobel de littérature à Wole Soyinka, un certain
nombre de ses compatriotes crièrent à l’injustice. Selon eux, c’était plutôt Chinua
Achebe, l’auteur du roman à succès « Le Monde s’effondre », qui méritait
cette distinction. Cette querelle fut rallumée à l’occasion du décès d’Achebe,
survenu le 21 mars 2013. Pour ne rien arranger, Soyinka, retenu à l’étranger
par un cas de force majeure, n’était pas présent lors des obsèques de son
collègue, qui revêtirent un caractère très officiel… Aussi fut-il assailli de
lettres de partisans du défunt qui le sommaient – « puisqu’en tant que
prix Nobel vous en avez le pouvoir » – de réparer l’injustice de 1988 en
faisant décerner à titre posthume le prix Nobel à Achebe.
La
réponse de Soyinka fut à la fois très ferme et pleine de noblesse : « ce qu’ils sont en train de faire (…) c’est de
transformer la place éminente qui est celle de Chinua en un minuscule réduit au
plafond duquel pendrait une lanterne aveugle estampillée « prix
Nobel ». Est-ce là le but ultime de l’entreprise littéraire ?
Etait-ce la perspective du prix Nobel qui poussa un jeune écrivain, exaspéré
par la vision européocentrique de la réalité africaine, à prendre sa plume pour
écrire « Le monde s’effondre » ? Un tel comportement dessert
très gravement la mémoire de Chinua Achebe, et c’est aussi un manque de respect
pour cette passion de toute une vie qu’on appelle la littérature. (…). Achebe et Soyinka habitent deux planètes littéraires
différentes, chacune évoluant sur sa propre orbite. Si vous voulez rencontrer –
et dialoguer avec – Chinua Achebe sur l’orbite qui lui correspond, alors
quittez le microcosme nigérian et allez explorer les circuits qu’ont empruntés
des gens tels que Hemingway,… ». Et Soyinka de citer, pêle-mêle, Maryse
Condé, Salman Rushdie, Edouard Glissant, Ngugi
Wa Thiong’o, Earl Lovelace, José Saramago, Bessie Head, Syl Cheney-Coker, Yambo
Ouologuem, Nadine Gordimer, Patrick Chamoiseau, Toni Morrison, Hamidou Kane,
Shahrnush Parsipour, Tahar Benjelloun, Naguib Mahfouz…
Et
Bernard Dadié alors ?, me suis-je demandé après avoir parcouru cette
liste. Pourquoi le nom d’un écrivain si considérable n’y apparaît-il pas ?
Wole Soyinka, qui est aussi et avant tout, comme Dadié, un poète et un
dramaturge, le verrait-il plus proche de son univers à lui que de celui du
romancier Chinua Achebe ? Ce serait bien à tort car Bernard Dadié ne
serait pas vraiment à sa place ni dans l’un ni dans l’autre. Lui, lorsqu’il
s’agit de le découvrir, c’est encore une autre planète évoluant sur une autre
orbite dans une tout autre galaxie qu’il faut explorer…
D’abord,
pour parler comme les géologues, il ne se situe pas dans la même couche. Ainsi,
mis à part Ernest Hemingway né juste à la fin du 19e siècle, trois seulement
des écrivains cités par Soyinka sont vraiment de la même génération que
lui : Naguib Mahfouz est son aîné de cinq ans, et B. Dadié est né respectivement
six ans et sept ans avant José Saramago et Nadine Gordimer. Quant à la plupart
des autres, nés autour de 1940, ils pourraient être ses enfants. Mais ce qui
les différencie vraiment de lui, avant même leur formation secondaire et
universitaire – alors que Dadié, lui, n’a bénéficié au départ que de cet
enseignement colonial typiquement français qui ne visait qu’à former des
auxiliaires dociles de l’administration et du négoce –, c’est le fait qu’eux et
lui ont fait leur apprentissage dans deux Afriques qui n’ont en commun que le
fait d’être majoritairement habitées par des Noirs. Je ne parle évidemment que
des Africains, et j’en excepte encore ceux de l’extrême sud et de l’extrême
nord du continent.
Comparée
à l’Afrique de Bernard Dadié à ses débuts, l’Afrique de Soyinka et d’Achebe,
celle que nous avons sous les yeux, est un continent littéralement couvert
d’écoles, de lycées, d’universités, de bibliothèques, de librairies, de
kiosques à journaux, de théâtres, etc… De sorte qu’on pourrait presque dire
que, pour faire leurs livres, tout leur fut donné déjà mâché et qu’ils n’eurent
en somme qu’à le digérer. A l’inverse, Bernard Dadié a dû tout
imaginer, tout apprendre à faire, tout gagner, par lui-même, sur le tas comme
on dit.
Mais
il est temps de vous le présenter directement puisque, après tout c’est lui le
vrai sujet de cet essai.
Il y a un peu moins d’une année, le 19 octobre 2013, tandis que je
cherchais péniblement un biais original pour introduire mon sujet, je suis
tombé sur une dépêche de l’Agence
ivoirienne de presse (AIP), datée d’Abidjan. Je vous la livre telle quelle… Quelqu’un m’a dit qu’elle vous
paraîtra peut-être un peu longuette, mais je m’en voudrais de vous en
priver pour cette mauvaise raison. Alors, voilà :
« L'ancien ministre ivoirien des
Affaires culturelles, Bernard Binlin Dadié, 97 ans, a effectué, ce vendredi [18
octobre 2013], à Abidjan, une visite-surprise à l'Université Charles Louis de
Montesquieu, située à Cocody-Les Vallons – comme de juste ! –, où il a été reçu par le recteur entouré de quelques-uns de ses
collaborateurs.
Activiste notoirement connu sur les
théâtres ivoirien et africain, d'abord à Dakar où il fit ses études supérieures
à l'école William-Ponty, puis en Côte d'Ivoire, lors des luttes émancipatrices
durant la période de la colonisation, Bernard Dadié s'est à nouveau signalé,
dès la crise survenue en septembre 2002, (…).
Mais, c'est surtout au cours de la période
2003-2009, caractérisée par l'accord inter-ivoirien de Linas-Marcoussis (Paris,
24 janvier 2003) et l'accord politique de Ouagadougou (mai 2007), dont la mise
en application suscita chez lui les prises de position les plus inattendues.
Ainsi s'illustra-t-il, au grand dam de ses concitoyens – enfin, pas
de tous, quand même ! –, dans le cadre d'un mouvement groupusculaire et sectaire,
d'essence nationaliste, baptisé Congrès national de la résistance et de la
démocratie (Cnrd).
Ecrivain à succès, l'ancien professeur
associé de littérature comparée des universités canadiennes et américaines ne
laisse pas indifférent. Prolifique, la Côte d'Ivoire lui doit une littérature
abondante, dense et riche, par ses spécificités, genres ou traits d'écriture.
Du roman à la poésie, en passant par la nouvelle ou le conte autobiographique
ou général.
Il n'est nul genre ou domaine dans lequel
il ne s'essaya point. Et c'est à raison que ses œuvres sont étudiées dans des
universités, en Afrique, en Europe, en Asie et en Amérique, où elles sont
abondamment exploitées dans l'art dramaturgique ou le théâtre.
Légendaire, Bernard B. Dadié est le
premier auteur ivoirien Grand prix littéraire d'Afrique Noire. Nonobstant ses
tribulations, (…) l'homme demeure de grande qualité. C'est que ses cadets
Maurice Bandama, Tiburce Koffi, Hyacinthe Kouakou, Nangala Camara, Yacouba
Konaté ou Ramsès Boa le lui rendent bien en hommage. »
Bernard Dadié, l’écrivain et le citoyen, est tout entier dans ce texte,
avec toutes les ambiguïtés déjà anciennes mais toujours actuelles, de son
rapport à une certaine fraction de la société ivoirienne, symbolisée ici par la
brochette d’écrivains cités à la fin de la dépêche, qui pourraient d’ailleurs
être ses fils, voire ses petits-fils, et dont le point commun est de
représenter une manière de résurgence de ce que le vénérable « militant
des lettres », comme Dadié aime à se définir, a toujours abhorré, …et
réciproquement. C’est pourquoi, à tout prendre, c’est un avantage que ce
condensé biographique émane de ce côté-là plutôt que du bord des admirateurs
inconditionnels du pionnier des lettres ivoiriennes. Au moins on ne pourra pas dire que ce
qu’il y a d’élogieux n’est pas sincère.
Après ce regard autochtone, voyons à travers trois regards, l’un africain,
les deux autres « occidentaux », comment notre sujet est perçu à
l’étranger.
L’universitaire nigérian Samuel Ade Ojo, auteur d’un article
intitulé « L’écrivain africain et ses publics »[1], voit en Bernard Dadié le
seul « écrivain [africain] qui refuse
d'être une marionnette pour le public occidental. Il refuse, précise-t-il, de sacrifier son style, sa conception
d'homme, sa préoccupation littéraire afin de plaire à ce public. (…). Bien
qu'il soit un évolué qui a subi beaucoup d'influences européennes, il refuse de
s'occidentaliser mentalement, (…). Cet Ivoirien désigné par Quillateau comme
"L'Eluard du monde noir", par Brench comme un poète
de la même taille que Senghor, ou encore par Lavigne comme membre de la classe
spéciale "des très bons conteurs de langue française", le seul de
tous les dramaturges africains d'expression française qui soit digne d'une
considération particulière, d'après Clive Wake, est le plus accompli et le plus
complet des écrivains africains d'expression française. Dadié, c'est le Wole
Soyinka de l'Afrique francophone (…) il est comme l'anglophone Soyinka,
dramaturge, poète, conteur, romancier, critique, satiriste et homme de culture.
Comme Wole Soyinka, il est doué d'une connaissance extraordinaire de la
psychologie des hommes sous tous les cieux. (…). Dadié est l'homme complet des
lettres françaises du côté de l'Afrique. »
Pour
Nicole Vincileoni, qui est sans conteste la personne qui connaît le mieux
l’homme et son œuvre, « (…) Bernard
Dadié est l’écrivain le plus fécond de la littérature néo-africaine, le plus
divers et, avec Léopold Sédar Senghor, le plus traduit à ce jour (1986). (…)
Pionnier, mais autrement que ceux de la génération de la Négritude, enraciné
dans son terroir et son continent, n’ayant subi que relativement
superficiellement l’influence occidentale, mais de façon directe et prolongée l’oppression
coloniale, Dadié est moins sensible à la théorie qu’à l’action littéraire et
politique. L’Afrique, dans sa vie comme dans son œuvre, est un vécu quotidien,
non une nostalgie. Sa formation double mais tronquée – l’école occidentale en
Afrique, à son plus haut niveau, est encore, comme il aura à le dire, une
"voie de garage" – et la culture profonde mais extra-universitaire
qu’il s’est faite après l’école éloignent sa production littéraire de ces
œuvres cultivées, savantes, selon les critères propres à la culture
occidentale, que sont les œuvres des trois "couronnes" de la
Négritude – (entendez : Léopold Senghor, Aimé Césaire et Léon Damas) – comme d’une partie de leurs émules (Birago
Diop, par exemple), en même temps que de cette "littérature d’instituteurs"
qui fut celle d’hommes dont la formation se déroula exclusivement en Afrique et
dont les critiques de la littérature africaine parlent avec quelque
condescendance. »[2]
Pour
l’équilibre, voici maintenant l’opinion, pleine de nuances, de sous-entendus et
de relents idéologiques, de Pierre Soubias, un maître de conférences en lettres
modernes de l’université de Toulouse-Le Mirail, qui a préfacé l’ouvrage de
Frédéric Lemaire intitulé « Bernard Dadié. Itinéraire d’un écrivain
africain dans la première moitié du XXe siècle »[3] :
« Sur un plan strictement
littéraire, on ne lit plus les œuvres de Dadié avec la même vénération
qu’autrefois : d’autres générations d’écrivains, comme son compatriote
Ahmadou Kourouma, sont venus renouveler profondément le paysage, imposant de
nouveaux thèmes, d’autres écritures, une langue sans doute plus novatrice. Climbié est toujours dans les
anthologies scolaires, mais la recherche universitaire lui rend surtout un
hommage de convenance. Quant à la figure du grand homme de culture, de
l’intellectuel humaniste, du chantre de l’Afrique éternelle, homologue et émule
de Senghor, elle peut sembler désuète dans une Afrique où l’hyperviolence et le
déracinement induisent des discours plus torturés et plus radicaux. Enfin, les
crises politiques interminables, en Côte d’Ivoire notamment, donnent le
sentiment qu’il est temps de changer de génération, et que celle de Dadié est
désormais trop discréditée par ses compromissions passées.
Malgré ces préventions – ou à cause
d’elles – il faut revenir sur cet homme étonnant qui a connu la colonisation,
l’indépendance, et toute la période qui a suivi. Il faut se replonger dans ces
années d’avant 1960 et même d’avant 1950, (…), qui ont vu se former et
s’affirmer non seulement des individus d’une trempe particulière, mais aussi
des discours et des réflexions sur l’Afrique qui continuent de nourrir le débat
politique, en particulier ce désir de reconnaissance et de dignité à laquelle
la politique tente, difficilement, de donner contenu. En suivant l’itinéraire
de Bernard Dadié, (…), on comprend mieux ces tensions, ces frustrations et ces
aspirations qui continuent à traverser le continent africain, et en particulier
cette intrication, pour le meilleur et pour le pire, du monde des idées et de
celui du pouvoir. (…). Frédéric Lemaire a le mérite de traiter ce parcours
en historien, (…). On ne verse pas ici dans l’hagiographie : pas
d’admiration béate envers un homme qui a eu – qui a encore – ses incohérences,
et qui semblait croire que la générosité des principes garantissait celle des
pratiques. Mais cette biographie, (…), montre qu’il serait tout aussi vain de
détruire rageusement la statue de Dadié au motif qu’il s’engage maintenant au
côté d’un homme aussi controversé que Laurent Gbagbo. (…). Celui qui se rêvait
acteur de l’histoire a dû compter avec ses violences et ses retournements, a
été contraint de composer avec d’autres ambitions que la sienne (…). Mais il
n’aura pas oublié quelques préoccupations qui l’auront fondé intellectuellement, et qui s’enracinent dans une expérience
concrète qu’il faut connaître ».
Désuète, la
figure de Dadié ? Et pourquoi le serait-elle plus que celle d’un Senghor par
exemple ? Que « Les soleils
des indépendances » ou « Monnè,
outrages et défis », les deux premiers romans d’Amadou Kourouma et ses
chefs-d’œuvre – même si ce ne sont pas ces livres-là qui ont fait sa renommée,
mais les médiocres « En attendant
le vote des bêtes sauvages » et « Allah n’est pas obligé », qui correspondaient mieux que les
précédents à « la vision européocentrique de la réalité africaine »
dont parlait Soyinka – soient
supérieurs à « Climbié »
ou à tel autre livre de Dadié étiqueté « roman », personne ne peut
sérieusement songer à le nier. Mais Climbié n’en demeure pas moins un livre
important pour l’histoire littéraire de la Côte d’Ivoire, et ce n’est pas
seulement parce que c’est la première œuvre de longue haleine écrite par un
Ivoirien. J’y reviendrai.
Voilà.
Maintenant nous savons à peu près qui est Bernard Dadié, l’homme, le citoyen,
l’écrivain ; et nous connaissons son importance dans l’histoire littéraire
de son pays et de l’Afrique. Reste à comprendre comment on devient Bernard
Dadié.
Marcel Amondji
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