« Mon
Dieu, si je savais… Gbagbo, c’était mieux ! »
(Détournement
d’une affiche houphouéto-ouattariste)
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Emergence
2020, excellence pour l’émergence de la Côte d’Ivoire, émergence par-ci
émergence par-là, on n’entend que cela de la part des autorités ivoiriennes. Et
pour s’en convaincre on brandit les taux de croissance flatteurs de ces 3
dernières années, 8% en moyenne, et on monte en épingle quelques travaux en
trompe-l’œil en cours ou projetés à Abidjan et l’achèvement de chantiers
emblématiques (le prolongement de l’autoroute du nord, les travaux urbains
d’Abidjan et le pont de Jacqueville) entamés sous l’administration Gbagbo.
Mais, aujourd’hui, 3 ans et demi après l’arrivée au pouvoir par
la force de Ouattara, on est en droit de se demander si la Côte d’Ivoire marche
vraiment vers l’émergence. Ce pays peut-il devenir émergent en moins de 10 ans
comme le promet le pouvoir ivoirien ? La situation actuelle et son évolution
projetée se font-elles dans l’intérêt des Ivoiriens et des populations vivant
en Côte d’Ivoire ? Garantissent-elles un recul de la pauvreté et
l’amélioration des conditions de vie des populations ? A qui profite le
crime du nouveau cycle d’endettement et « d’aides » générés par la
croissance actuelle ?
Sans refuser l’émergence, ces questions méritent d’être
examinées sérieusement. C’est ce que tente de faire ce papier.
La Côte d’Ivoire enregistre une croissance forte depuis 2012,
estimée à 9.8 % en 2012, 8.7 % en 2013 et prévue entre 8 et 9% en 2014. La
croissance économique de la Côte d’Ivoire depuis 2012 s’explique par 3
phénomènes :
1) le rattrapage économique, consistant à remettre le compteur
de la croissance à 0% dans un pays qui avait une croissance économique de 2.4%
en 2010 et qui a chuté à -4.7% en 2011. Pour se faire il fallait réaliser au
moins 7.1% de croissance, presque mécanique dès que les activités ont repris.
Tout se passe comme si pendant un mois l’on bloque votre salaire qu’on vous
reverse les mois suivants sur votre salaire, vous aurez l’impression d’avoir un
salaire plus élevé mais en réalité il n’en est rien. Le taux de croissance de
9.8% de 2012 permet tout juste de constater une croissance réelle
supplémentaire de seulement 2.7% par rapport à 2010, et ceci malgré toutes les
ressources injectées dans l’économie (qui était littéralement sous perfusion)
et le soutien inconditionnel de la communauté internationale ;
2) l’impact du PPTE, notamment son volet d’annulation effective
(une partie des annulations ayant été déjà consumée par l’effort d’apurement
des arriérés supporté par la Banque Mondiale et la BAD et d’autres opérations
antérieures, telles que les travaux urbains d’Abidjan (PUIUR) de la Banque
Mondiale, pour un total de 1.5 milliards dollars US sur les 5 milliards
d’allègement total attendus, dont plus de 60% dans le cadre du programme très
contraignant de C2D) et la reprise des investissements directs étrangers (IDE).
Le gouvernement en a profité pour se lancer dans un ré-endettement accéléré
tout azimut, l’achèvement des chantiers lancés à Abidjan avec le concours de la
Banque Mondiale depuis 2008, le prolongement de l’autoroute du nord, le pont de
Jacqueville et un vaste programme de dépenses présidentielles non maîtrisées.
C’est ce qui explique que le bond le plus important des investissements depuis
2012 est observé au niveau des investissements publics;
3) la surconsommation des élites et des ex-rebelles pilleurs,
consommant leur butin de guerre tandis que la majorité de la population tire le diable
par la queue, s’accompagnant d’un accroissement des importations. Les
importations qui se montaient à 3062.3 milliards en 2011 passent à 4740.2
milliards en 2012 (+54.8%), et à 5013 milliards en 2013 (+5.75%). Elles sont
prévues à 5434.7 milliards en 2014 (+8.4%) et à 5887.7 milliards en 2015
(+8.3%), pratiquement au même rythme que la croissance réelle
projetée. Les exportations quant à elles stagnent sur la période. Les
exportations qui se montaient à 5806.9 milliards en 2011 passent à 6006
milliards en 2012 (+3.9%), et à 6084 milliards en 2013 (+1.3%). Elles sont
prévues à 6599.3 milliards en 2014 (+8.5%) et à 6986.9 milliards en 2015
(+5.9%).
On comprend la forte dégradation du compte courant de la balance
des paiements. Le solde courant en pourcentage du PIB se monte à 12.9% en 2011,
-1.9% en 2012 et -4.2%. Il est prévu à -4.1% en 2014 et -4.9% en 2015. Une
telle dégradation rapide et durable des comptes courants extérieurs traduit la
perte de compétitivité de l’économie.
Ces tendances de la croissance de l’économie ivoirienne ne
peuvent être soutenables que si elles s’accompagnent d’un endettement extérieur
continu. Or la bulle de l’endettement est en train de se dégonfler, personne ne
veut voir la Côte d’Ivoire redevenir surendettée. Même le succès relatif de
l’émission récente d’eurobonds (avec un taux d’intérêt de 5.65%, qui est
presque le double des taux LIBOR plus 2 à 3%, soit 2.5 à 3.5%, offerts par les
marchés au moment de l’opération) n’est que l’hirondelle qui est loin
d’annoncer un nouveau printemps du surendettement irresponsable des années
Bédié. D’ailleurs, le fait que l’Etat n’est retenu dans cette opération que 750
millions de dollars US sur un carnet d’offre de 4550 millions de dollars US,
soit seulement 15.75%, et l’échec du dernier emprunt obligataire sur le marché
de l’UEMOA sont des signes des limites imposées à un ré-endettement trop rapide
du pays.
Par ailleurs, la nature profonde de cette croissance explique sa
fragilité et son faible impact positif sur la vie des populations.
Tout d’abord les ressorts de la croissance sont temporaires (le
rattrapage économique mécanique et les effets de la réduction du stock de la
dette extérieur) agissent comme un choc mou favorable. Le rattrapage économique
s’est accompagné d’une explosion de l’inflation (jusqu’à 14% de taux
d’inflation, près de 5 fois la norme communautaire). Si le pays était bien
organisé, en cette année l’évolution aurait entraîné un accroissement des
recettes publiques. Mais, les pillages et la désorganisation des régies
financières n’ont pu permettre de capter ces recettes. L’Etat, qui était porté
à bout de bras par la communauté internationale, s’est au contraire lancé dans
une course effrénée au ré-endettement. Une partie de ces fonds a alimenté la
croissance des investissements publics (doublement entre 2011 et 2012),
exécutés essentiellement par les firmes étrangères, notamment françaises. Le
pillage des domiciles et des entreprises ont permis aux ex-rebelles de
constituer une sorte d’accumulation primitive qui servira, à côté de tous les
trafics et les détournements de fonds constatés dans presque tous les secteurs,
à alimenter la consommation de biens importés par une petite frange de la
population au détriment du plus grand nombre, maintenu dans la misère. Tout se
passe comme si le pays a vécu au cours de ces 3 dernières années sur les
importations de biens d’équipements et mobiliers pour les grands travaux et les
biens de consommation financées par l’endettement public et les fruits des
rapines.
Comme indiqué ci-dessus ces éléments ne peuvent être durables.
La capacité de ré-endettement de l’Etat à une limite, apparemment déjà atteinte
et on ne peut piller indéfiniment des biens et patrimoines (publics et privés)
qui ont été constitués pendant des décennies, qui ne peuvent se renouveler du
jour au lendemain. C’est le propre des systèmes qui repose sur la prédation et
qui dépérissent à l’épuisement des ressources pillées.
La stratégie de relance adoptée par le pouvoir, tirée
essentiellement par la demande publique aurait dû être relayée par une
simulation des ressorts d’une croissance tirée par l’offre avec un appareil de
production revigoré. Ce n’est pas le cas, il n’y a donc pas de création
significative de richesses pouvant permettre de faire face à un endettement
continu. Le règne de l’insécurité provoqué par des désœuvrés en arme faisant
office de force de sécurité, ne milite pas en faveur d’investissements durables
et créateurs de richesses. On constate l’absence d’une politique de stimulation
de l’offre et de la compétitivité (forte hausse des importations et stagnation
des exportations).
Ensuite, la croissance de ces dernières années en Côte d’Ivoire
n’est pas inclusive, elle est même exclusive. La majorité des Ivoiriens ne
voient pas les taux de croissance extrêmement élevés impacter positivement
leurs conditions de vie. Les emplois sont toujours aussi rares malgré le
« vuvuzela » du gouvernement sur la création d’emplois, la vie est
toujours aussi chère, les services publics délabrés (peu de nouvelles écoles
primaires, de nouveaux lycées, et ceux existant sont peu entretenus, pas de
nouveaux hôpitaux et centres de santé, ceux existant sont à l’abandon,
dépourvus de médicaments, même les CHU ne sont pas mieux lotis, on parle de
plan d’urgence de remise en état des services des urgences, tandis qu’on est
obligé de fermer certains CHU). Toutes les routes nationales et départementales
sont délabrées, de nombreuses voies secondaires et pistes rurales sont presque
fermées, envahies par la broussaille. La voirie urbaine dans les principales
villes est moins bien tenue que pendant les 10 ans de guerre imposés à
l’administration Gbagbo.
En fait, la croissance économique qu’on observe en Côte d’Ivoire
depuis 2012 traduit le retour à une économie totalement extravertie,
désarticulée, et qui ne profite point au plus grand nombre d’Ivoiriens. Les
Ivoiriens assistent, impuissants, à la gloutonnerie des pillards et de leurs
alliés, abusivement baptisée croissance économique. En effet, avec une
production agricole stagnante, l’extraction pétrolière en baisse et une
industrie manufacturière en berne, la croissance ivoirienne actuelle est tirée
par quelques grands travaux financés sur emprunt public et exécutés par des
entreprises étrangères, notamment françaises, accompagnées par leurs
auxiliaires que constituent les capitalistes arriérés complices de la rébellion
en provenance des pays de la sous-région (surtout du Burkina Faso) sur le
modèle de richissimes analphabètes comme les Kagnassi et Kanazoé. Ceux-là ne
peuvent concurrencer les grands groupes français et se contentent toujours des
domaines cédés en sous-traitance que ces derniers n’affectionnent pas sur les
projets qu’ils gèrent (construction de barrages hydro-électriques, BTP, construction et
immobilier, secteur minier, etc.). La croissance est également tirée par la
surconsommation des produits importés de l’élite actuelle et des chefs
rebelles, également analphabètes pour la plupart, ayant mis sous coupe réglée
tout le pays. Tout ce beau monde est abonné à un retour déconcertant au
mimétisme des années 1970 et 1980, jusque dans les habitudes vestimentaires (on
abandonne les chemises et les tenues locales) et au recours à des produits
artistiques importés (abandon des artistes locaux), mettant à mal la balance
des paiements et la parité du F.cfa.
Dans le même temps le pouvoir s’emploie à étouffer les petits
commerces, les services de proximité (le transport informel, les cabines
téléphoniques, les petits mécaniciens et réparateurs divers, etc.) au prétexte
d’une politique d’assainissement des grandes villes, notamment d’Abidjan. Cette
tendance à étouffer le secteur privé local se retrouve dans le refus d’apurer
les arriérés intérieurs et même de continuer à les accumuler.
Ainsi les arriérés sur la dette fournisseurs se sont accrus de
95.4 milliards en 2012 après une réduction de 25 milliards en 2011 et au lieu
d’une réduction de 25 milliards prévue comme en 2011 (soit un gap de 120.4
milliards par rapport au programme). La programmation de la réduction de la
dette fournisseur était de 50 milliards en 2013 et 2014 et de 40 milliards en
2015. Mais la programmation n’a pas été respectée en 2013 et rien ne nous dit
que ce sera le cas en 2014 et 2015. La dette intérieure s’est transformée en un
feu d’où viennent s’immoler les « desperados » du régime qui
s’attendaient à une pluie de milliards qui inonderait tous les foyers.
Effectivement la pluie est tombée d’une manière jamais observée en Côte
d’Ivoire m’est c’était pour noyer les Ivoiriens. Il faut ajouter à
ces arriérés sur la dette fournisseurs les arriérés sur le service de la dette
intérieure : 348.9 milliards en décembre 2012, 327 milliards en
décembre 2013 et 307.4 milliards dès mars 2014. Ainsi pour la seule année
2012 pour laquelle nous disposons de toutes les données, les arriérés intérieurs
(dette fournisseurs et service de la dette intérieure) se seraient monté à
444.3 milliards, pas loin d’1 milliard de dollars US (906 millions exactement).
Ainsi, le pays se ré-endette rapidement tout en accumulant les arriérés
intérieurs. Quel pays dont l’économie de la dimension de la Côte d’Ivoire
peut « immoler » son secteur privé domestique à ce point et espérer
voir une relance de l’offre domestique. Il est totalement illusoire de croire
que l’investissement privé peut décoller dans ces conditions. A ce rythme, la
solution Mandiara Ouattara risque d’être la solution de l’émergence.
L’autre boulet de l’évolution économique actuelle de la Côte
d’Ivoire c’est la cherté de la vie, qui mesure en fait le degré
d’appauvrissement des populations. Le gouvernement dit que le taux d’inflation
est faible depuis 2012 (autour de 2% l’an). Mais, paradoxalement les
populations continuent de vivre les affres de la vie chère. La réalité réside
dans l’explosion des prix de 2011 (plus de 14% d’inflation en une seule année,
soit un taux d’inflation de près de 5 fois la norme communautaire et du taux
d’inflation habituelle autour de 3%). On a expliqué que cette explosion était
due à la guerre et à la crise post-électorale, ayant perturbé temporairement
l’offre (notamment le dérèglement des travaux champêtres et une montée en
flèche du racket) et occasionné un gonflement anormal des marges des
distributeurs et des commerçants.
Il faut ajouter aux facteurs à l’origine de la cherté de la vie
les impacts de certaines mesures prises par le gouvernement lui-même :
augmentation à répétition des prix de l’électricité, augmentation des prix du
carburant, une conséquence du rétablissement sans gardes de fou du mécanisme de
fixation automatique des prix des produits pétroliers, le harcèlement des
petits métiers et commerce de proximité qui proposent grâce à la divisibilité
des ventes des packages quantité-prix de certains produits essentiels
supportables par les plus démunis, la récente fixation du péage sur l’autoroute
du nord à un niveau exorbitant, etc.. Toutes ces mesures ont contribué à
maintenir le niveau des prix très haut.
Une fois le niveau des prix atteint cette crête, la seule façon
de ramener les prix à des niveaux supportables c’est une baisse en niveau des prix grâce à une
normalisation progressive de l’offre et à un retour
à des marges de distribution raisonnables. Le fait d’avoir des taux d’inflation
plus faibles sur des prix qui ont déjà atteint le plafond ne résout donc pas le
problème de la cherté de la vie. Le pouvoir ivoirien est incapable de résoudre
ce problème ; ou bien il ne le comprend pas, ou bien il n’ose pas
s’attaquer aux vrais causes du phénomène parce qu’elles impliquent ses soutiens
(les distributeurs et commerçants et les forces de « l’ordre »,
notamment les FRCI). Et c’est la population qui paie cette incurie des
gouvernants.
On pourrait multiplier les domaines dans lesquels l’évolution
récente ne rapproche pas la Côte d’Ivoire d’une quelconque émergence mais au
contraire la précipite dans le gouffre des incertitudes économiques et de
l’appauvrissement accéléré des populations.
Méfions-nous des taux de
croissance flatteurs de la Côte d’Ivoire depuis 2012. Ils ne doivent pas nous
faire perdre de vue la fragilité des sources de la croissance, son caractère
exclusif et la pauvreté croissante qu’elle engendre. Ceci ne doit pas occulter
le ré-endettement irresponsable et l’accumulation des arriérés intérieurs. Ceci
ne doit pas occulter l’affaissement de la compétitivité du pays avec un déficit
de la balance des paiements courants qui explose littéralement.
Jean Charles TIEMELE, expert économiste
financier
EN MARAUDE DANS LE WEB
Sous cette rubrique, nous
vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas
nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en
rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, ou
que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la
compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne
».
Source :
eburnienews.net 19 août 2014
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