Nous venons
d’apprendre le décès de l’universitaire Joachim Bony, Compagnon de « L’Aventure
1946 », ancien dirigeant de l’Union des étudiants de la Côte d’Ivoire
(UGECI), ancien dirigeant de la Jeunesse du Rassemblement démocratique africain
(JRDA-CI), ancien ministre de l’Education nationale, et l’une des victimes innocentes
des "faux complots" de 1963. En guise d’Adieu, nous publions ce texte où
l’écrivain britannique né à Trinidad V.S. Naipaul, futur prix Nobel de
littérature (2001), évoque sa rencontre avec J. Bony dans sa maison d’Abidjan,
au début des années 1980.*
La Rédaction
Ce
samedi, pendant que M. Niangoran-Bouah était à la fête des ignames, Ariette
alla à Grand-Bassam, l'ancienne capitale coloniale, partiellement à l'abandon. Il
y avait à Grand-Bassam un vernissage — des œuvres de peintres de la région,
africains ou européens et de peintres haïtiens — dans une maison de l'époque
coloniale, que possédaient des Français et qu'ils avaient restaurée. Tout
l'Abidjan cultivé — principalement des expatriés, Blancs et Noirs — devait s'y
retrouver et dans ce milieu d'expatriés, Ariette était un personnage. Le
dimanche, Ariette retourna à Grand-Bassam, pour se joindre à des expatriés qui
s'offraient le plaisir d'un bain suivi d'un déjeuner de fruits de mer dans un
restaurant de la plage.
Elle
revint en pleine forme pour m'emmener le soir prendre l'apéritif chez Joachim
Bony, un ancien ministre.
Comme
ministre de l'Instruction publique, M. Bony avait été quelque temps le « patron
» d'Ariette ; elle lui gardait un grand respect. Elle était en sa présence
curieusement décontenancée, exagérant la solennité de l'occasion. Ce fut
seulement deux jours plus tard qu'elle m'apprit que M. Bony, soupçonné d'avoir
comploté contre le président, avait passé cinq ans en prison, avant d'être
gracié.
Joachim
Bony vivait dans un des plus riches quartiers résidentiels d'Abidjan : rues
verdoyantes, grandes maisons, grands terrains. Une grille, une allée, une
demeure moderne en béton, plusieurs autos. Il vint à notre rencontre, un homme
d'environ soixante ans, si empressé, si affable qu'il me fallut quelque temps
avant de voir qu'il boitait. Il nous fit monter les marches qui conduisaient
directement du jardin au salon. Le mobilier était moderne, de verre et de métal
sans rien de disparate. Il ferma la porte de verre au cadre d'aluminium et mit
en marche le climatiseur.
Les
autres invités étaient un docteur ivoirien et sa femme française, des gens
d'environ cinquante ans. Joachim Bony et son ami, le médecin ivoirien,
s'étaient rendus en France la même année, en 1946. L'ami était resté vingt et
un ans en France, à Toulouse[1]. Il
avait la peau beaucoup plus noire que M. Bony et il était plus corpulent. Quand
il était revenu en Côte-d’Ivoire, disait sa femme, il avait au total passé plus
de temps en France qu'en Afrique. Mais il s'était «réintégré» dans sa famille.
Il retournait chaque week-end dans son village ancestral.
A
quoi passait-il son temps, là-bas ? Il dit qu'il s'occupait de la terre
familiale. Les week-ends, il devenait un « planteur ». Il ajouta, pour
plaisanter, « gentleman farmer». N'était-il pas à présent un peu détaché des
manières de vivre des villages africains et de la religion dont elles sont
imprégnées ? Il dit qu'il n'était pas croyant (il parlait de la religion
africaine) mais dans les moments de crise — il eut un léger sourire — il se
sentait disposé à en revenir aux vieilles croyances.
J'interrogeai
M. Bony sur les crocodiles du président (j'ignorais alors l'histoire des
infortunes politiques de l'ancien ministre). Il dit — tranquillement, sans
hésiter — que le crocodile était l'animal totémique de la famille du président.
Le totem de sa famille à lui était la panthère. Il expliqua : la panthère
était prudente et — M. Bony fit un geste avec les doigts de sa main droite —
elle ne bondissait qu'à l'instant décisif.
Une
poule pouvait-elle être un totem ? Oui, dit le médecin. Une famille
pouvait-elle changer de totem ? Non, dit le médecin. Non, dit M. Bony. Un totem
était quelque chose dont on héritait, qui venait de très loin.
Joachim
Bony était ainsi : direct, tranquille, réaliste, sans crainte superstitieuse.
De tous ceux que j'avais interrogés sur les crocodiles du président, il avait
été le seul à me donner une réponse sans détours, et il fut aussi le premier à
comprendre ma question au sujet des possessions du président à Yamoussoukro.
Quelques-unes des terres avaient dû appartenir à l'Etat, dit M. Bony, d'autres
étaient des biens de famille. La famille du président produisait beaucoup mieux
que des chefs de village : ses membres exerçaient leur souveraineté sur de
grands territoires ; on aurait pu les appeler des vice-rois. A l'époque
coloniale leur pouvoir avait été réduit. Mais aux yeux du peuple ils avaient
conservé leur autorité.
Après
le départ du médecin et de sa femme la conversation porta sur la religion. En
Afrique, la religion, c'est fondamental, dit M. Bony. Il y a deux mondes, le
monde de la réalité quotidienne et le monde de l'esprit. Ces deux mondes se
cherchent, disait Joachim Bony. Il ne parlait pas, lui, du monde du jour et du
monde de la nuit ; mais bientôt, dans sa conversation, le monde de l'esprit
devint le monde du surnaturel. Il dit qu'on ne pouvait pas ignorer le
surnaturel. Lui-même avait eu des rêves prémonitoires de la mort de ses
parents.
Les
Européens, on devait le reconnaître, ne manquaient pas de qualités d'invention
et de créativité. Mais parce qu'ils ne mettaient l'accent que sur l'un des
aspects de la nature de l'homme les Africains voyaient en eux des enfants, et
parfois, et justement à cause de leurs talents, on les considérait comme des
enfants terribles. Quand il avait voyagé dans les pays communistes de l'Europe
de l'Est, il avait été consterné de voir les hommes réduits à n'être que des
unités de production, traités comme s'ils n'avaient de valeur qu'en fonction de
données économiques. C'était pourquoi, tout en dépendant pour tant de choses
des Européens, les Africains se jugeaient «plus vieux» que les Européens.
On
avait bu l'apéritif ; l'entretien prenait fin ; Joachim Bony — aussi aimable
qu'Ariette pouvait le souhaiter — nous fit reconduire dans une de ses voitures
qui bientôt nous emporta hors des grilles bien gardées.
Deux
jours plus tard on me racontait les infortunes de notre hôte. Et
rétrospectivement il y gagna à mes yeux un surcroît de dignité. Cela rendait
encore plus étonnant son intérêt pour le surnaturel.[2]
Le
surnaturel dont parlait M. Bony n'était pas spécifiquement africain. Mais en
Afrique on glissait si vite, si aisément d'un monde à l'autre.
Fraternité-Matin, participant à la guerre du gouvernement contre la magie
noire (et en même temps laissant entendre qu'en Côte-d'Ivoire la sorcellerie
appartenait au passé), publiait un article relatant les pratiques de l'ethnie
des Bété. D'après Fraternité-Matin, en Afrique lorsque quelqu'un mourait on ne
pensait jamais que c'était de mort naturelle. Il y avait toujours quelque
sorcier pour en être responsable et ceux qu'on soupçonnait devaient parfois
subir de terribles épreuves afin de prouver leur innocence. On leur faisait
porter les vêtements du mort ; on leur servait «le mouton de la mort», du
mouton qui avait macéré dans les humeurs d'un cadavre en cours de putréfaction.
Généralement, parmi les Bété, on obtenait la vérité en instillant dans les yeux
des suspects la sève de l'arbre « gôpô » : il était admis que, s'ils étaient
innocents, le gôpô ne ferait aucun dommage.
C'est
alors que j'entendis raconter une histoire qui me laissa perplexe. Dans les
docks d'Abidjan, un container réfrigérant défectueux — qui faisait partie d'une
cargaison expédiée de la Côte-d'Ivoire au Nigeria — commençait à sentir
mauvais. On l'ouvrit ; on trouva à l'intérieur plusieurs têtes coupées. Des
têtes sacrificielles, destinées à l'exportation ; la technologie au service des
vieilles croyances du culte ancien. Etait-ce une histoire vraie ou une
plaisanterie inventée tout à la fois par les expatriés et les Africains ?
(L'humour propre à l'une ou l'autre des deux communautés aurait pu donner
naissance à cette sorte d'anecdote.) Je fus incapable d'en décider. Je
constatai simplement que tous les expatriés connaissaient des histoires de ce
genre, ainsi que des histoires d'empoisonnements, de pratiques funéraires de
disparitions d'enfants. Ils étaient conscients de l'existence de cette Afrique
africaine. Mais l'Afrique qu'ils chérissaient, l'Afrique qu'ils présentaient
au visiteur, c'était l'Afrique de leurs compétences techniques.
(*) Extrait de
« Sacrifices » de V.S. Naipaul, Albin Michel 1984 (chapitre 13).
[1] - Ce
médecin, ami et congénère de J. Bony, lui aussi Compagnon de L’Aventure 1946,
et ancien de Toulouse, ne peut être que le Pr Marcel Etté, le fameux Secrétaire
général du Synarès qui portera si courageusement la parole de son organisation
et de tous les démocrates ivoiriens lors des Journées nationales du dialogue de
septembre 1989.
[2] - Allusion
à l’épisode des « faux complots » de 1963-1964, dont J. Bony, alors
ministre de l’Education nationale, fut l’une des victimes. Apparemment, Naipaul
ne saura pas qu’il ne fut pas le seul ni le plus important des prisonniers
d’Assabou.
Merci pour ce beau texte. Tout ce qui contribue à la connaissance de notre passé est admirable à mes yeux.
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