mardi 26 août 2014

HOMMAGE A UN COMPAGNON


 
Nous venons d’apprendre le décès de l’universitaire Joachim Bony, Compagnon de « L’Aventure 1946 », ancien dirigeant de l’Union des étudiants de la Côte d’Ivoire (UGECI), ancien dirigeant de la Jeunesse du Rassemblement démocratique africain (JRDA-CI), ancien ministre de l’Education nationale, et l’une des victimes innocentes des "faux complots" de 1963. En guise d’Adieu, nous publions ce texte où l’écrivain britannique né à Trinidad V.S. Naipaul, futur prix Nobel de littérature (2001), évoque sa rencontre avec J. Bony dans sa maison d’Abidjan, au début des années 1980.*
 
La Rédaction
 

Ce samedi, pendant que M. Niangoran-Bouah était à la fête des ignames, Ariette alla à Grand-Bassam, l'ancienne capitale coloniale, partiellement à l'abandon. Il y avait à Grand-Bassam un vernissage — des œuvres de peintres de la région, africains ou européens et de peintres haïtiens — dans une maison de l'époque coloniale, que possédaient des Français et qu'ils avaient restaurée. Tout l'Abidjan cultivé — principalement des expatriés, Blancs et Noirs — devait s'y retrouver et dans ce milieu d'expa­triés, Ariette était un personnage. Le dimanche, Ariette retourna à Grand-Bassam, pour se joindre à des expatriés qui s'offraient le plaisir d'un bain suivi d'un déjeuner de fruits de mer dans un restaurant de la plage.
Elle revint en pleine forme pour m'emmener le soir prendre l'apéritif chez Joachim Bony, un ancien ministre.
Comme ministre de l'Instruction publique, M. Bony avait été quelque temps le « patron » d'Ariette ; elle lui gardait un grand respect. Elle était en sa présence curieu­sement décontenancée, exagérant la solennité de l'occa­sion. Ce fut seulement deux jours plus tard qu'elle m'apprit que M. Bony, soupçonné d'avoir comploté contre le président, avait passé cinq ans en prison, avant d'être gracié.
Joachim Bony vivait dans un des plus riches quartiers résidentiels d'Abidjan : rues verdoyantes, grandes mai­sons, grands terrains. Une grille, une allée, une demeure moderne en béton, plusieurs autos. Il vint à notre ren­contre, un homme d'environ soixante ans, si empressé, si affable qu'il me fallut quelque temps avant de voir qu'il boitait. Il nous fit monter les marches qui conduisaient directement du jardin au salon. Le mobilier était moderne, de verre et de métal sans rien de disparate. Il ferma la porte de verre au cadre d'aluminium et mit en marche le climatiseur.
Les autres invités étaient un docteur ivoirien et sa femme française, des gens d'environ cinquante ans. Joachim Bony et son ami, le médecin ivoirien, s'étaient rendus en France la même année, en 1946. L'ami était resté vingt et un ans en France, à Toulouse[1]. Il avait la peau beaucoup plus noire que M. Bony et il était plus corpulent. Quand il était revenu en Côte-d’Ivoire, disait sa femme, il avait au total passé plus de temps en France qu'en Afrique. Mais il s'était «réintégré» dans sa famille. Il retournait chaque week-end dans son village ancestral.
A quoi passait-il son temps, là-bas ? Il dit qu'il s'occupait de la terre familiale. Les week-ends, il devenait un « planteur ». Il ajouta, pour plaisanter, « gentleman farmer». N'était-il pas à présent un peu détaché des manières de vivre des villages africains et de la religion dont elles sont imprégnées ? Il dit qu'il n'était pas croyant (il parlait de la religion africaine) mais dans les moments de crise — il eut un léger sourire — il se sentait disposé à en revenir aux vieilles croyances.
J'interrogeai M. Bony sur les crocodiles du président (j'ignorais alors l'histoire des infortunes politiques de l'ancien ministre). Il dit — tranquillement, sans hésiter — que le crocodile était l'animal totémique de la famille du président. Le totem de sa famille à lui était la pan­thère. Il expliqua : la panthère était prudente et — M. Bony fit un geste avec les doigts de sa main droite — elle ne bondissait qu'à l'instant décisif.
Une poule pouvait-elle être un totem ? Oui, dit le médecin. Une famille pouvait-elle changer de totem ? Non, dit le médecin. Non, dit M. Bony. Un totem était quelque chose dont on héritait, qui venait de très loin.
Joachim Bony était ainsi : direct, tranquille, réaliste, sans crainte superstitieuse. De tous ceux que j'avais interrogés sur les crocodiles du président, il avait été le seul à me donner une réponse sans détours, et il fut aussi le premier à comprendre ma question au sujet des posses­sions du président à Yamoussoukro. Quelques-unes des terres avaient dû appartenir à l'Etat, dit M. Bony, d'autres étaient des biens de famille. La famille du président produisait beaucoup mieux que des chefs de village : ses membres exerçaient leur souveraineté sur de grands territoires ; on aurait pu les appeler des vice-rois. A l'époque coloniale leur pouvoir avait été réduit. Mais aux yeux du peuple ils avaient conservé leur autorité.
Après le départ du médecin et de sa femme la conver­sation porta sur la religion. En Afrique, la religion, c'est fondamental, dit M. Bony. Il y a deux mondes, le monde de la réalité quotidienne et le monde de l'esprit. Ces deux mondes se cherchent, disait Joachim Bony. Il ne parlait pas, lui, du monde du jour et du monde de la nuit ; mais bientôt, dans sa conversation, le monde de l'esprit devint le monde du surnaturel. Il dit qu'on ne pouvait pas ignorer le surnaturel. Lui-même avait eu des rêves prémonitoires de la mort de ses parents.
Les Européens, on devait le reconnaître, ne man­quaient pas de qualités d'invention et de créativité. Mais parce qu'ils ne mettaient l'accent que sur l'un des aspects de la nature de l'homme les Africains voyaient en eux des enfants, et parfois, et justement à cause de leurs talents, on les considérait comme des enfants terribles. Quand il avait voyagé dans les pays communistes de l'Europe de l'Est, il avait été consterné de voir les hommes réduits à n'être que des unités de production, traités comme s'ils n'avaient de valeur qu'en fonction de données économiques. C'était pourquoi, tout en dépendant pour tant de choses des Européens, les Africains se jugeaient «plus vieux» que les Européens.
On avait bu l'apéritif ; l'entretien prenait fin ; Joachim Bony — aussi aimable qu'Ariette pouvait le souhaiter — nous fit reconduire dans une de ses voitures qui bientôt nous emporta hors des grilles bien gardées.
Deux jours plus tard on me racontait les infortunes de notre hôte. Et rétrospectivement il y gagna à mes yeux un surcroît de dignité. Cela rendait encore plus étonnant son intérêt pour le surnaturel.[2]
Le surnaturel dont parlait M. Bony n'était pas spécifiquement africain. Mais en Afrique on glissait si vite, si aisément d'un monde à l'autre. Fraternité-Matin, parti­cipant à la guerre du gouvernement contre la magie noire (et en même temps laissant entendre qu'en Côte-d'Ivoire la sorcellerie appartenait au passé), publiait un article relatant les pratiques de l'ethnie des Bété. D'après Fraternité-Matin, en Afrique lorsque quelqu'un mourait on ne pensait jamais que c'était de mort naturelle. Il y avait toujours quelque sorcier pour en être responsable et ceux qu'on soupçonnait devaient parfois subir de terribles épreuves afin de prouver leur innocence. On leur faisait porter les vêtements du mort ; on leur servait «le mouton de la mort», du mouton qui avait macéré dans les humeurs d'un cadavre en cours de putréfaction. Généralement, parmi les Bété, on obtenait la vérité en instillant dans les yeux des suspects la sève de l'arbre « gôpô » : il était admis que, s'ils étaient innocents, le gôpô ne ferait aucun dommage.
C'est alors que j'entendis raconter une histoire qui me laissa perplexe. Dans les docks d'Abidjan, un container réfrigérant défectueux — qui faisait partie d'une cargai­son expédiée de la Côte-d'Ivoire au Nigeria — commen­çait à sentir mauvais. On l'ouvrit ; on trouva à l'intérieur plusieurs têtes coupées. Des têtes sacrificielles, destinées à l'exportation ; la technologie au service des vieilles croyances du culte ancien. Etait-ce une histoire vraie ou une plaisanterie inventée tout à la fois par les expatriés et les Africains ? (L'humour propre à l'une ou l'autre des deux communautés aurait pu donner naissance à cette sorte d'anecdote.) Je fus incapable d'en décider. Je constatai simplement que tous les expatriés connaissaient des histoires de ce genre, ainsi que des histoires d'empoi­sonnements, de pratiques funéraires de disparitions d'enfants. Ils étaient conscients de l'existence de cette Afrique africaine. Mais l'Afrique qu'ils chérissaient, l'Afri­que qu'ils présentaient au visiteur, c'était l'Afrique de leurs compétences techniques. 

 
(*) Extrait de « Sacrifices » de V.S. Naipaul, Albin Michel 1984 (chapitre 13).
 


[1] - Ce médecin, ami et congénère de J. Bony, lui aussi Compagnon de L’Aventure 1946, et ancien de Toulouse, ne peut être que le Pr Marcel Etté, le fameux Secrétaire général du Synarès qui portera si courageusement la parole de son organisation et de tous les démocrates ivoiriens lors des Journées nationales du dialogue de septembre 1989.
[2] - Allusion à l’épisode des « faux complots » de 1963-1964, dont J. Bony, alors ministre de l’Education nationale, fut l’une des victimes. Apparemment, Naipaul ne saura pas qu’il ne fut pas le seul ni le plus important des prisonniers d’Assabou.

1 commentaire:

  1. Merci pour ce beau texte. Tout ce qui contribue à la connaissance de notre passé est admirable à mes yeux.

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