mardi 19 août 2014

LES DADIÉ, de GABRIEL à BERNARD. HISTOIRE D’UNE FIDÉLITÉ (2/4)


Bernard Dadié naît en 1916, à Assinie, dans la famille d’un télégraphiste indigène naturalisé depuis l’année précédente, et le tout premier à l’être dans cette colonie.
En 1916, la Côte d’Ivoire comme entité géographique, a à peine 23 ans, dont 15 pendant lesquels ce n’était qu’une fiction administrative. C’est le gouverneur Angoulvant, dont le règne, commencé en 1908, s’achevait précisément cette année-là, qui en a fait une véritable colonie d’exploitation. L’histoire personnelle de Bernard Dadié commence donc l’année même où s’achève le processus de prise en main définitive du territoire par la France, et dans les lieux mêmes où avait commencé l’histoire de ce qui devait devenir la colonie française de la Côte d’Ivoire.
La petite cité d’Assinie avait déjà cédé son rang de chef-lieu de la colonie à Grand-Bassam, plus à l’ouest – qui elle-même avait été remplacée, en 1900, par Bingerville –, mais elle devait encore jouir du prestige qu’elle devait au fait d’être, elle et sa région, en relation avec la France depuis le XVIIe siècle.
Au 19e siècle, après l’interdiction de la traite des esclaves et son remplacement par le négoce de l’huile de palme, la France s’intéressera de nouveau à la région. Les habitants d’Assinie y accueilleront ses agents en 1838. Selon une tradition familiale, le propre grand-père de Bernard Dadié fut de ceux qui favorisèrent leur installation et les démarches qui aboutirent aux traités de 1842 entre la France et les royaumes d’Assinie et de Krinjabo ; traités qui, s’ajoutant à celui signé en 1832 avec le roi de Grand-Bassam, préfiguraient l’acte de naissance de la colonie française de la Côte d’Ivoire.
Tel est le pays dans lequel Bernard Dadié voit le jour. C’est pratiquement une enclave suspendue dans l’espace entre l’Occident et l’Afrique profonde, et, dans le temps, entre une histoire qui finissait et une autre histoire qui, elle, commençait. Autant dire une manière d’Utopie…
A cette époque, tous les futurs Ivoiriens, à l’exception d’une très infime minorité, vivent dans leurs villages et sont encore très majoritairement hostiles au fait colonial. La famille de Bernard Dadié fait partie de la minorité des citadins constituant, avec des gens venus du Sénégal, du Gabon, du Soudan français ou de la Gold Coast anglaise toute proche, l’embryon de la société coloniale « indigène », une société par conséquent presque absolument « étrangère » à son environnement humain.
Gabriel Dadié, le père, né en 1891 dans la même ville, appartenait à la génération de

Gabriel Dadié en 1927
ceux qui, dès le début de la colonisation, firent le choix de participer à ce qu’on leur avait présenté – et qu’en toute bonne foi eux-mêmes considéraient – comme une mission civilisatrice. Ils avaient le même état d’esprit que celui que Bernard Dadié prête aux adolescents de sa propre génération : « Nous regardions de travers les Européens qui vantaient les richesses de la culture africaine. Dangereux ennemis déguisés en brebis pour entraver notre monde, notre ascension, notre insertion dans le fantastique monde occidental ».[1] C’étaient des jeunes gens qui avaient déjà pris leurs distances avec le « monde qui s’effondrait » plus ou moins rapidement autour d’eux, et qui lorgnaient avidement vers ce qui allait lui succéder, vers l’avenir. Ce qu’ils ignoraient, c’est que c’était un avenir qui n’allait pas dépendre d’eux, qui n’allait pas leur ressembler, et dans lequel ils ne seront pas précisément destinés à jouer les rôles qu’ils imaginaient.
Représentez-vous deux hommes, l’un noir l’autre blanc, marchant à la rencontre l’un de l’autre. Mais leur rencontre n’aura jamais lieu. Ce n’est pas la faute du noir, car lui, selon une formule que j’emprunte à Bernard Dadié, a toujours « fait l’effort de briser les barrières »… Seulement, plus il s’efforçait, plus le blanc, lui, traînait les pieds. Il ne s’agit pas, vous l’avez compris, de n’importe quel blanc, mais de cette sous-espèce particulière qu’on appelait « le colonial ».
Dans « Vrais Noirs et Vrais Blancs au XXe siècle » paru en 1922, un livre écrit en réaction à « Batouala », le roman qui avait valu le prix Goncourt à René Maran l’année précédente – la préface haineuse et méprisante signée par un « vieux colonial », ami de l’auteur, ne laisse aucun doute à ce sujet –, un certain Joseph Blache justifie ainsi cette réticence : « Le défaut du noir en général (…) est de ne pas aimer l’évolution sage, mais de chercher toujours par esprit d’imitation du blanc, des résultats immédiats ! Son enthousiasme est au début sans égal, mais il le brûle trop vite en feu de paille (…).
De cette petite manie qui est une des caractéristiques du noir, j’ai eu souvent des exemples amusants, par exemple à Bingerville, ville de fonctionnaires exclusivement, ou l’élément blanc est nombreux, à cause du siège du gouvernement. Les noirs de l’endroit, employés comme écrivains, interprètes, boys, plantons, sont nombreux également. Et comme ces derniers ont souvent assisté à des réunions de blancs, à des bals, ont vu le cercle, etc, etc… ; ils ont éprouvé, bien entendu, le légitime désir d’avoir aussi leur cercle, une société pour des bals, mais à l’européenne. » Suit la description, dans le même esprit, d’un « bal nègre » des plus typiques, organisé par une association dénommée la « Jeunesse élégante ». « Fort comiques mes jeunes gens de la "Jeunesse élégante", poursuit Blache, et j’en ai ri. Mais j’ai cessé de rire quand j’ai vu dans la même cité, et peut-être même par les mêmes individus, en tout cas dans la même salle de la "La Jeunesse élégante", se réunir une véritable société de Secours mutuels dite "Société de secours mutuels des originaires de la Côte d’Ivoire" ».[2]
Il s’agit de la réunion, le 4 janvier 1914, du bureau exécutif de ladite société comprenant président, vice-président, secrétaire, trésorier, membres titulaires et membres suppléants, portant des patronymes dont plusieurs se retrouvent aujourd’hui encore en très bonne place dans la nomenklatura ivoirienne. On n’y voit pas le nom de Gabriel Dadié, mais il y est question de « camarades résidant hors du chef-lieu » – c’était son cas –, avec lesquels le bureau était en relation à travers son trésorier. D’autre part, le président de la Société, l’interprète principal Coffie, noble vieillard taciturne vêtu et casqué de blanc qu’enfants nous apercevions une ou deux fois l’an, quand, exceptionnellement, il sortait de sa résidence pour aller à l’Ecole primaire supérieure (EPS) « surveiller » les examens d’entrée ou de sortie, était un ami personnel de Gabriel Dadié, en plus d’être doublement son « compatriote », comme NZima et comme « naturalisé Français ». Il est donc plus que probable que le père de l’écrivain appartenait aussi à ladite Société et, d’après ce qu’on sait aujourd’hui de son histoire personnelle, qu’il en était même, très probablement, l’un des membres les plus actifs.
Blache a reproduit in extenso le procès-verbal de cette séance, qui se termine ainsi : « Le Secrétaire, dans un bref discours improvisé, souhaite tout d’abord au nom de la Société une bonne année à ses membres et trace ensuite la vie de cette institution au cours de l’année qui vient d’échoir en demandant à ce que la bonne entente si bien commencée entre tous puisse continuer à régner pour mieux conserver le bon renom de notre chère Société, une des premières institutions qui marque un pas en avant de la civilisation française, qui nous est un si grand exemple ».
La référence au livre de Joseph Blache m’a paru utile pour montrer deux choses – en fait, une chose et son contraire – dont les influences réciproques ne seront pas sans répercussions sur le destin de Bernard Dadié : la première, c’est cette volonté manifeste – disons, pour faire simple – de la future élite indigène de se constituer, de se prendre en main et d’entrer résolument dans la modernité ; la deuxième, c’est l’effet étrange que cette volonté et ses manifestations font aux Européens, fonctionnaires civils, militaires, employés des compagnies commerciales et colons proprement dits, qui les voient venir. On le sent bien dans le récit de Blache : l’indigène qui s’habille comme un blanc pour danser au bal fait rire ou fait pitié ; mais quand il tient des réunions et fait des discours, il ne fait plus rire, il inquiète. Et encore, c’était avant qu’ils ne s’avisent de manier une plume !
On imagine les difficultés et les problèmes auxquels devaient faire face ces jeunes
« évolués », comme on disait alors, amoureux du progrès, amoureux de la civilisation française, totalement loyaux envers le pouvoir qui les employait, et qui étaient regardés à cause de cela même comme de potentiels ennemis par ceux avec lesquels ils croyaient collaborer dans la même « mission civilisatrice ». Tous ne tardèrent pas à être profondément déçus par un système foncièrement inégalitaire et raciste. Beaucoup finirent pourtant par s’y soumettre en silence. Pas Gabriel Dadié.
Gabriel Dadié s’éteignit en 1953, une année doublement importante pour son fils Bernard, comme on le verra. Jusqu’à son dernier souffle, il fut de tous les combats pour que le système devienne plus juste, plus égalitaire et également profitable à tous, blancs et noirs. Ainsi il sera le principal initiateur du Syndicat agricole africain (SAA) dont il confiera la présidence à son ami Félix Houphouët.
Quand Bernard Dadié sera devenu l’écrivain qu’il rêvait d’être, quoique ne publiant encore que dans des revues ou des journaux dakarois, ce père auquel il reprocha certain jour de l’avoir négligé quand il était enfant, sera l’un des premiers à le lire, à l’admirer et à comprendre l’avantage que le SAA et son prolongement politique, le Parti démocratique de la Côte d’Ivoire, section ivoirienne du Rassemblement démocratique africain (PDCI-RDA), pourraient tirer de sa passion pour l’écriture et de son talent.
L’année qui précéda sa mort, à la journaliste Claude Gérard, curieuse de savoir « Quelles pouvaient être au soir de sa vie les réflexions de ce premier citoyen français noir de la Côte d’Ivoire, combattant volontaire de la 1e Guerre mondiale et puis, durant la 2e, en butte à l’injustice raciale des profiteurs européens de la colonisation (…) ? », Gabriel Dadié aurait fait cette remarque qui résume le sens du combat de toute sa vie : « Si la France (…) se fût montrée capable de faire respecter les droits qu’elle avait reconnus à ses ressortissants d’Outre-mer, alors une Union française véritable aurait pu voir le jour… Mais que signifient des textes votés à Paris et non appliqués en Afrique ? Une constitution qui reste lettre morte en dehors de la métropole ? »[3]
Bel exemple de dépit amoureux, n’est-ce pas ? De ce point de vue, l’homme et le citoyen Bernard Dadié a été profondément influencé par ce père dont on dirait, quand lui aussi parle de la France, qu’il n’est pas seulement le fils, mais une espèce de clone spirituel.

Marcel Amondji

[1] - Les jambes du fils de Dieu.
[2] - Maurice Caillette éditeur, Orléans 1922 ; pp. 310-315.
[3] - Les pionniers de l’indépendance, 1975.

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