Bernard
Dadié naît en 1916, à Assinie, dans la famille d’un
télégraphiste indigène naturalisé depuis l’année précédente, et le tout premier
à l’être dans cette colonie.
En 1916, la Côte d’Ivoire comme entité
géographique, a à peine 23 ans, dont 15 pendant lesquels ce n’était qu’une
fiction administrative. C’est le gouverneur Angoulvant, dont le règne, commencé
en 1908, s’achevait précisément cette année-là, qui en a fait une véritable colonie
d’exploitation. L’histoire personnelle
de Bernard Dadié commence donc
l’année même où s’achève le processus de prise en main définitive du territoire
par la France, et dans les lieux mêmes où avait commencé l’histoire de ce qui
devait devenir la colonie française de la Côte d’Ivoire.
La petite cité d’Assinie avait déjà cédé son rang de
chef-lieu de la colonie à Grand-Bassam, plus à l’ouest – qui elle-même avait
été remplacée, en 1900, par Bingerville –, mais elle devait encore jouir du
prestige qu’elle devait au fait d’être, elle et sa région, en relation avec la
France depuis le XVIIe siècle.
Au
19e siècle, après l’interdiction de la traite des esclaves et son
remplacement par le négoce de l’huile de palme, la France s’intéressera de
nouveau à la région. Les habitants d’Assinie y accueilleront ses agents en
1838. Selon une tradition familiale, le propre grand-père de Bernard Dadié fut
de ceux qui favorisèrent leur installation et les démarches qui aboutirent aux
traités de 1842 entre la France et les royaumes d’Assinie et de Krinjabo ;
traités qui, s’ajoutant à celui signé en 1832 avec le roi de Grand-Bassam,
préfiguraient l’acte de naissance de la
colonie française de la Côte d’Ivoire.
Tel est le pays dans lequel Bernard Dadié voit le jour. C’est pratiquement une enclave suspendue dans l’espace entre
l’Occident et l’Afrique profonde, et, dans le temps, entre une histoire qui
finissait et une autre histoire qui, elle, commençait. Autant dire une manière
d’Utopie…
A cette époque, tous les futurs Ivoiriens, à
l’exception d’une très infime minorité, vivent dans leurs villages et sont
encore très majoritairement hostiles au fait colonial. La famille de Bernard
Dadié fait partie de la minorité des citadins constituant, avec des gens venus
du Sénégal, du Gabon, du Soudan français ou de la Gold Coast anglaise toute
proche, l’embryon de la société coloniale « indigène », une société
par conséquent presque absolument « étrangère » à son environnement
humain.
Gabriel Dadié, le père, né en 1891 dans la
même ville, appartenait
à la génération de
ceux qui, dès le début de la colonisation, firent le choix
de participer à ce qu’on leur avait présenté – et qu’en toute bonne foi
eux-mêmes considéraient – comme une mission civilisatrice. Ils avaient le même
état d’esprit que celui que Bernard Dadié prête aux adolescents de sa propre
génération : « Nous regardions de travers les Européens qui
vantaient les richesses de la culture africaine. Dangereux ennemis déguisés en
brebis pour entraver notre monde, notre ascension, notre insertion dans le
fantastique monde occidental ».[1]
C’étaient des jeunes gens qui avaient déjà pris leurs distances avec le
« monde qui s’effondrait »
plus ou moins rapidement autour d’eux, et qui lorgnaient avidement vers ce qui
allait lui succéder, vers l’avenir. Ce qu’ils ignoraient, c’est que c’était un
avenir qui n’allait pas dépendre d’eux, qui n’allait pas leur ressembler, et dans
lequel ils ne seront pas précisément destinés à jouer les rôles qu’ils
imaginaient.
Gabriel Dadié en 1927 |
Représentez-vous
deux hommes, l’un noir l’autre blanc, marchant à la rencontre l’un de l’autre.
Mais leur rencontre n’aura jamais lieu. Ce n’est pas la faute du noir, car lui,
selon une formule que j’emprunte à Bernard Dadié, a toujours « fait l’effort
de briser les barrières »… Seulement, plus il s’efforçait, plus le blanc,
lui, traînait les pieds. Il ne s’agit pas, vous l’avez compris, de n’importe
quel blanc, mais de cette sous-espèce particulière qu’on appelait « le
colonial ».
Dans
« Vrais Noirs et Vrais Blancs au XXe siècle » paru en 1922, un livre
écrit en réaction à « Batouala », le roman qui avait valu le prix
Goncourt à René Maran l’année précédente – la
préface haineuse et méprisante signée par un « vieux colonial », ami
de l’auteur, ne laisse aucun doute à ce sujet –, un certain Joseph Blache
justifie ainsi cette réticence : « Le
défaut du noir en général (…) est de ne pas aimer l’évolution sage, mais de
chercher toujours par esprit d’imitation du blanc, des résultats
immédiats ! Son enthousiasme est au début sans égal, mais il le brûle trop
vite en feu de paille (…).
De cette petite manie qui est une des
caractéristiques du noir, j’ai eu souvent des exemples amusants, par exemple à
Bingerville, ville de fonctionnaires exclusivement, ou l’élément blanc est nombreux,
à cause du siège du gouvernement. Les noirs de l’endroit, employés comme
écrivains, interprètes, boys, plantons, sont nombreux également. Et comme ces
derniers ont souvent assisté à des réunions de blancs, à des bals, ont vu le
cercle, etc, etc… ; ils ont éprouvé, bien entendu, le légitime désir
d’avoir aussi leur cercle, une société pour des bals, mais à
l’européenne. » Suit la description, dans le même esprit, d’un
« bal nègre » des plus typiques, organisé par une association
dénommée la « Jeunesse élégante ». « Fort comiques mes jeunes gens de la "Jeunesse
élégante", poursuit Blache, et
j’en ai ri. Mais j’ai cessé de rire quand j’ai vu dans la même cité, et
peut-être même par les mêmes individus, en tout cas dans la même salle de la "La
Jeunesse élégante", se réunir une véritable société de Secours mutuels
dite "Société de secours mutuels des originaires de la Côte d’Ivoire" ».[2]
Il
s’agit de la réunion, le 4 janvier 1914, du bureau exécutif de ladite société
comprenant président, vice-président, secrétaire, trésorier, membres titulaires
et membres suppléants, portant des patronymes dont plusieurs se retrouvent
aujourd’hui encore en très bonne place dans la nomenklatura ivoirienne. On n’y voit pas le nom de Gabriel Dadié,
mais il y est question de « camarades résidant hors du chef-lieu » –
c’était son cas –, avec lesquels le bureau était en relation à travers son
trésorier. D’autre part, le président de la Société, l’interprète principal
Coffie, noble vieillard taciturne vêtu et casqué de blanc qu’enfants nous
apercevions une ou deux fois l’an, quand, exceptionnellement, il sortait de sa
résidence pour aller à l’Ecole primaire supérieure (EPS)
« surveiller » les examens d’entrée ou de sortie, était un ami
personnel de Gabriel Dadié, en plus d’être doublement son
« compatriote », comme NZima et comme « naturalisé
Français ». Il est donc plus que probable que le père de l’écrivain
appartenait aussi à ladite Société et, d’après ce qu’on sait aujourd’hui de son
histoire personnelle, qu’il en était même, très probablement, l’un des membres
les plus actifs.
Blache
a reproduit in extenso le procès-verbal de cette séance, qui se termine
ainsi : « Le Secrétaire, dans
un bref discours improvisé, souhaite tout d’abord au nom de la Société une
bonne année à ses membres et trace ensuite la vie de cette institution au cours
de l’année qui vient d’échoir en demandant à ce que la bonne entente si bien
commencée entre tous puisse continuer à régner pour mieux conserver le bon
renom de notre chère Société, une des premières institutions qui marque un pas
en avant de la civilisation française, qui nous est un si grand exemple ».
La
référence au livre de Joseph Blache m’a paru utile pour montrer deux
choses – en fait, une chose et son contraire – dont les influences
réciproques ne seront pas sans répercussions sur le destin de Bernard
Dadié : la première, c’est cette volonté manifeste – disons, pour faire
simple – de la future élite indigène de se constituer, de se prendre en
main et d’entrer résolument dans la modernité ; la deuxième, c’est l’effet
étrange que cette volonté et ses manifestations font aux Européens,
fonctionnaires civils, militaires, employés des compagnies commerciales et colons
proprement dits, qui les voient venir. On le sent bien dans le récit de
Blache : l’indigène qui s’habille comme un blanc pour danser au bal fait
rire ou fait pitié ; mais quand il tient des réunions et fait des
discours, il ne fait plus rire, il inquiète. Et encore, c’était avant qu’ils ne
s’avisent de manier une plume !
On
imagine les difficultés et les problèmes auxquels devaient faire face ces
jeunes
« évolués », comme on disait alors, amoureux du progrès,
amoureux de la civilisation française, totalement loyaux envers le pouvoir qui
les employait, et qui étaient regardés à cause de cela même comme de potentiels
ennemis par ceux avec lesquels ils croyaient collaborer dans la même
« mission civilisatrice ». Tous ne tardèrent pas à être profondément
déçus par un système foncièrement inégalitaire et raciste. Beaucoup finirent
pourtant par s’y soumettre en silence. Pas Gabriel Dadié.
Gabriel
Dadié s’éteignit en 1953, une année doublement importante pour son fils
Bernard, comme on le verra. Jusqu’à son dernier souffle, il fut de tous les
combats pour que le système devienne plus juste, plus égalitaire et également
profitable à tous, blancs et noirs. Ainsi il sera le principal initiateur du
Syndicat agricole africain (SAA) dont
il confiera la présidence à son ami Félix Houphouët.
Quand Bernard Dadié sera devenu l’écrivain qu’il
rêvait d’être, quoique ne publiant encore que dans des revues ou des journaux
dakarois, ce père auquel il reprocha certain jour de l’avoir négligé quand il
était enfant, sera l’un des premiers à le lire, à l’admirer et à comprendre
l’avantage que le SAA et son prolongement politique, le Parti démocratique de
la Côte d’Ivoire, section ivoirienne du Rassemblement démocratique africain
(PDCI-RDA), pourraient tirer de sa passion pour l’écriture et de son talent.
L’année
qui précéda sa mort, à la journaliste Claude Gérard, curieuse de savoir « Quelles pouvaient être au soir de sa
vie les réflexions de ce premier citoyen français noir de la Côte d’Ivoire,
combattant volontaire de la 1e Guerre mondiale et puis, durant la 2e,
en butte à l’injustice raciale des profiteurs européens de la colonisation
(…) ? », Gabriel Dadié aurait fait cette remarque qui résume le
sens du combat de toute sa vie : « Si
la France (…) se fût montrée capable de faire respecter les droits qu’elle
avait reconnus à ses ressortissants d’Outre-mer, alors une Union française
véritable aurait pu voir le jour… Mais que signifient des textes votés à Paris
et non appliqués en Afrique ? Une constitution qui reste lettre morte en
dehors de la métropole ? »[3]
Bel exemple de dépit amoureux, n’est-ce pas ?
De ce point de vue, l’homme et le citoyen Bernard Dadié a été profondément
influencé par ce père dont on dirait, quand lui aussi parle de la France, qu’il
n’est pas seulement le fils, mais une espèce de clone spirituel.
Marcel
Amondji
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