vendredi 20 juin 2014

Un politologue camerounais réagit au documentaire de Saïd Penda intitulé : « Laurent Gbagbo, despote ou anti-néocolonialiste… ».

Mathias E. Owona Nguini
Photo: © CIN Archives

« Votre documentaire est une démarche idéologique propagandiste commanditée contre Laurent Gbagbo. » 



Gbagbo, le marxiste 

Laurent Gbagbo est un homme politique, un homme d’Etat, un universitaire ivoirien et un militant qui est né en 1945. Il a fait ses études primaires et secondaires en Côte d’Ivoire. Il a fait ses études supérieures au moins en partie en France et s’est spécialisé en Histoire. Et par orientation morale et politique, il a beaucoup travaillé sur des questions de décolonisation et sur les mouvements de libérations nationales. Il a donc été effectivement un syndicaliste, un militant et homme politique dans les années 1970 en Côte d’Ivoire dans le contexte extrêmement répressif du régime Houphouët-Boigny. Ce régime qui, sous le couvercle du dialogue et de la palabre, était à l’image des autres régimes africains autoritaires. Et Laurent Gbagbo est en quelque sorte un récalcitrant parmi les militants. Il n’a cédé à aucune tentative de séduction de Félix Houphouët-Boigny dans son gouvernement pour le copter. Il a dû s’exiler en France où il a épousé une Française avec qui il a eu son fils Michel. La première orientation politique de Laurent Gbagbo est une orientation marxiste même à certaines étapes, marxiste-léniniste. 

Gbagbo, le patriote 

Il revient en Côte d’Ivoire à la fin des années 1980. Certains estiment que les Français ont fait un certain jeu pour qu’il revienne et gêner Houphouët-Boigny. Dans ce que monsieur Saïd Mbombo dit, il peut toujours se trouver des éléments vrais. Mais c’est dans une trame biaisée. Ceci parce qu’on voit que c’est un documentaire porté à la charge qui a été construit comme tel. On peut effectivement faire des reproches à Laurent Gbagbo en tant qu’homme d’Etat et homme politique. Mais, pour bien comprendre la trajectoire politique de Laurent Gbagbo en tant que dirigeant d’Etat, il faut la replacer dans un contexte. Et c’est ce contexte qui nous permettra de comprendre que Laurent Gbagbo, quoiqu’on dise, est un patriote, un panafricaniste et comprendre aussi les contradictions auxquelles il a été confrontées dans l’action concrète en tant qu’homme d’Etat. Parce que, évidemment, les tâches d’un homme politique d’opposition ne sont pas les mêmes que celui d’un homme d’Etat. Surtout dans les structures politiques des Etats d’Afrique qui sont pour la plupart des Etats autoritaires. 

Gbagbo et l’houphouëtisme 

En fait, s’il y a une seule chose qui me semble vraie dans ce que Saïd Mbombo Penda dit, c’est que Laurent Gbagbo a conservé une bonne partie de la gouvernance houphouëtiste. Et c’est ça sa limite. C'est-à-dire qu’en réalité, vous ne pouvez pas critiquer la gouvernance de Laurent Gbagbo en tant que président sans impliquer tous les autres hommes politiques et partisans de la Côte d’Ivoire. Parce que Laurent Gbagbo n’a jamais gouverné seul. Parce qu’en réalité, les éléments avec lesquels Laurent Gbagbo gouverne sont issus du parti PDCI. Ce parti qui est d’ailleurs resté le socle du système politique et institutionnel ivoirien. Laurent Gbagbo a hérité des contraintes de la Côte d’Ivoire qui est un Etat phare dans le dispositif de tutelle internationale de la France. Et ceci a été tout le problème de Laurent Gbagbo parce que les Occidentaux ne l’ont jamais considéré comme un homme du sérail françafricain. Ils estiment qu’il est arrivé au pouvoir par hasard alors qu’il n’en avait pas voulu. Le problème qu’il a eu, c’est qu’il a voulu créer des possibilités de dialogue avec les Français. Donc, il ne faut pas avoir une lecture biaisée des événements pour en faire un quelconque documentaire sur Laurent Gbagbo. Des événements qu’il faut lire dans un contexte sans exclure les actes de ses alliés et de ses opposants. Vous ne pouvez pas extraire Laurent Gbagbo de l’ensemble du système ivoirien pour en faire une espèce de portrait. Un portrait qui serait isolé sur une logique de diabolisation construite pour la légitimité et de blanchir l’actuel régime ivoirien en place. La plus grande faute de Gbagbo de mon point de vue, c’est qu’il a conservé les structures de la gouvernance houphouëtiste. C’est cette gouvernance qui est à l’origine de tous les problèmes de la Côte d’Ivoire. 

Gbagbo et l’ethnicité 

J’ai entendu monsieur Saïd Mbombo dire que Laurent Gbagbo a manipulé l’ethnicité et la religion. Je veux bien. Mais quand vous connaissez le parcours de Laurent Gbagbo, s’il y a un homme politique en Côte d’Ivoire qui est le moins porteur du discours de l’ethnicité, c’est Laurent Gbagbo. Si cela a pu arriver, c’est dans le contexte créé par ses adversaires de l’opposition. Laurent Gbagbo ne pouvait pas utiliser l’ethnicité au départ. Si vous prenez son groupe ethnique, les Bétés, au sens strict démographique, vous ne pouvez pas vous appuyer sur les Bétés pour prendre le pouvoir parce qu’ils ne sont pas suffisamment nombreux. Une fois que Laurent Gbagbo était au pouvoir, dans un contexte où les autres forces ont régionalisé la lutte, il est un être humain comme un autre et a pu également s’appuyer sur ce type de mode opératoire. En réalité, ceux qui sont responsables de l’ethnicisation et l’instrumentalisation religieuse de la politique en Côte d’Ivoire sont : (1) Félix Houphouët-Boigny, (2) Henri Konan Bédié, (3) Alassane Ouattara, (4) Laurent Gbagbo et (5) le général Robert Gueï.
Monsieur Saïd Mbombo, j’ai une affirmation que ce documentaire sur Laurent Gbagbo est une commande. Car la manière dont vous argumentez montre que vous avez des informations toutes cousues. Il n’y a pas de faits dans tout ce que vous racontez. Est-ce que vous pouvez dire, à partir de Marcoussis, que Laurent Gbagbo a gouverné seul. Tous les gouvernements ont toujours été composés de plusieurs partis. Après Affi N’guessan, il n’y a plus eu de premier ministre du FPI. Il y a eu Seydou Diarra, Charles Konan Banny, Guillaume Soro. Nombre de ces ministres étaient issus du RDR, du PDCI. Donc, vous ne pouvez pas démentir que tous ces gouvernements ne sont pas des gouvernements de coalition. Alors, pourquoi stigmatiser seulement l’anti-néocolonialisme de Laurent Gbagbo et laisser celui des autres ? On est donc unanime que c’est de la manipulation idéologique. 

Gbagbo face aux coups d’Etat 

Laurent Gbagbo arrive au pouvoir en octobre 2000. Il ne se passe pas 3 mois, il y a une tentative de coup d’Etat. Il ne se passe pas si 6 mois, il y en a une deuxième. Il ne se passe pas 1 an et demi, il y en une troisième. Pensez-vous que tout cela ne peut pas influencer le positionnement d’un leader politique ? Laurent Gbagbo a donc agit sous contraintes. Il se retrouve prisonnier d’un système. Vous parlez des bases militaires dont Laurent Gbagbo aurait pu demander le départ de la Côte d’Ivoire. Il faut noter qu’il y a eu des accords. Quand en septembre 2002, la crise qui a donné lieu au coup d’Etat arrive, Laurent Gbagbo demande l’application des accords que la France refuse. Ceci n’est-il pas un fait ? Quand il y a les affrontements de 2005 qui font monter la pression, les bases françaises étaient déjà là. Si Laurent Gbagbo, même par instrumentalisation, n’avait pas eu une culture de résistance, il n’aurait pas procédé comme il l’avait fait. Parce qu’il a fait un bras de fer avec la France. Vous parlez du gré à gré. Mais c’est un système mis en place par Félix Houphouët-Boigny. Alors, le documentaire de monsieur Saïd Mbombo Penda est une pièce ultra partisante. Quelque chose qui n’a pas de sens parce qu’on ne peut pas analyser un personnage historique s’il n’est pas dans un contexte. Votre documentaire est une démarche idéologique propagandiste commanditée contre Laurent Gbagbo. Nous sommes ici dans une entreprise où il s’agit de détruire l’image de Laurent Gbagbo. Ceci est un élément de lutte politique. 

Mathias Eric Owona Nguini
(Le Journal du Cameroun 10/06/2014) 

 
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Source : Le Nouveau Courrier 19 Juin 2014

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