jeudi 12 juin 2014

HOMMAGE A UN PRÉLAT PATRIOTE

Le cardinal Bernard Agré voulait une Afrique libre et debout

Mourir à 80 ans est un exploit, dit le psalmiste. Or Bernard Agré, 2e cardinal ivoirien, est décédé, le lundi de Pentecôte, à 88 ans. On peut donc affirmer qu’il a réalisé plus qu’un exploit. Un tel homme, à mon avis, on ne le pleure pas. On le fête. Et le fêter, c’est se souvenir d’abord et avant tout des actions qu’il a eu à mener, faire mémoire des causes qu’il a défendues, vaillamment et brillamment. Le présent article n’a pas l’ambition de rappeler tout ce que l’ancien archevêque d’Abidjan a accompli de positif. L’auteur voudrait simplement revenir sur quatre qualités du disparu. Des qualités dont il pense que chacun d’entre nous pourrait s’inspirer pour apporter un peu de bonheur autour de lui. 

Agré était un homme cultivé. Si mes souvenirs sont bons, nous devions être en 1980 ou en 1981 et il était venu voir les séminaristes de Man étudiant au Moyen Séminaire de Yopougon-Kouté. Le supérieur du Séminaire, feu l’abbé Blaise Anoh, l’invita à dire quelque chose à l’ensemble des séminaristes. Ce jour-là, il ne se borna pas à nous donner des conseils. Il nous parla aussi des relations internationales, de la guerre froide, de la course à l’armement à laquelle se livraient les deux puissances de l’époque (l’URSS et les États-Unis d’Amérique), des accords SALT I et II, de l’importance pour l’Église de connaître le fonctionnement des mass media et de la nécessité d’en faire un instrument d’évangélisation. Ses séminaristes et prêtres, il les voulait bien formés et ouverts sur le monde. C’est pourquoi il donna à plusieurs d’entre eux l’opportunité de faire des études complémentaires à l’étranger. Il lui arriva même d’envoyer certains séminaristes en Italie, en Allemagne, en Espagne ou en Belgique après le baccalauréat. Pour lui, ces sacrifices étaient d’autant plus utiles qu’il rêvait pour l’Église de Man d’un clergé intellectuellement armé et décomplexé. Transféré à Abidjan en 1995, il poursuivit la même politique. Ainsi, certains prêtres furent-ils envoyés en Amérique du Nord, d’autres en Europe. Je voulais savoir ce que ses confrères pensaient du choix qu’il avait fait d’envoyer ses prêtres étudier ici et là dans le monde. Je profitai donc d’un de ses voyages dans “la ville éternelle” en 1996 pour lui poser la question. Avec ce sourire dont lui seul avait le secret, il me répondit que certains le traitaient de fou pendant que d’autres prédisaient que les prêtres en question ne tarderaient pas à se retourner contre lui après leur formation. Je compris plus tard que c’est lui qui avait raison et qu’opposer les prêtres intellectuels aux prêtres spirituels n’a aucun sens.
Il ne manqua pas, au cours de ce séjour, d’accueillir les prêtres ivoiriens de Rome chez notre ambassadeur auprès du Vatican qui était M. Siméon Aké. Il nous donna alors des nouvelles du pays et de l’Église de Côte d’Ivoire. Il disait que le pays comptait sur nous et que l’Église nous attendait pour l’aider à relever ses nombreux défis. Nous entretenir aussi simplement faisait chaud au cœur. Et c’est ici qu’émerge la seconde grande qualité de celui qui vient de nous quitter : il aimait le contact avec les gens, s’intéressait à ce qu’ils faisaient. C’était un père et un pasteur soucieux de savoir si les brebis se portaient bien et évoluaient comme il fallait.
De même qu’il était attaché à une formation intellectuelle solide, ainsi voyait-il comme une priorité l’indépendance financière des diocèses qu’il eut à diriger. Y parvint-il ? Nomma-t-il les personnes qu’il fallait pour gérer l’argent de l’Église ? Contrôla-t-il suffisamment leur travail ? Il revient aux historiens de répondre à ces questions. Une chose est sûre ici et maintenant : que ce soit à Man, à Yamoussoukro ou à Abidjan, Mgr Agré essaya de mettre en place des structures capables de générer des revenus nécessaires au fonctionnement et à l’entretien des œuvres ecclésiales. Il le fit parce qu’il avait horreur que l’Église d’Afrique tende toujours la main ou la sébile, parce qu’il savait que celui qui donne est aussi celui qui ordonne. Bref, il avait très tôt perçu l’urgence, pour les Églises d’Afrique, de se prendre en charge, d’être plus créatives, de trouver les voies et moyens de sortir d’une dépendance qui, en plus d’être humiliante, est un signe d’immaturité.
Il faut avoir à l’esprit tout ce qui précède pour comprendre pourquoi Mgr Bernard Agré était contre l’ingérence de la France dans les affaires intérieures de la Côte d’Ivoire, pourquoi il dénonça vigoureusement, sur “Radio Vatican”, les massacres commis en novembre 2004 par l’armée française (une soixantaine d’Ivoiriens furent tués par Licorne, ce jour-là, alors qu’ils manifestaient pacifiquement devant l’hôtel Ivoire de Cocody contre la destruction des avions militaires ivoiriens sur ordre de Jacques Chirac), pourquoi il déclara dans certains journaux que la France avait les moyens de désarmer la rébellion si elle le voulait vraiment, que la communauté dite internationale n’était pas neutre et que le cacao et le pétrole étaient les vrais enjeux de la crise ivoirienne. À Paris, où je me trouvais à ce moment-là, les propos du cardinal firent l’effet d’une bombe ; ils apparaissaient comme une pilule dure à avaler. On les trouvait excessifs et Agré fut accusé non seulement de jeter de l’huile sur le feu mais de soutenir Laurent Gbagbo. Et pourtant, il ne disait que la vérité. « Arrêtons de mentir ! Arrêtons de tuer ! Mon habit que je porte est blanc, mais on me dit d’accepter de dire qu’il est rouge… C’est ce qui se passe en Côte d’Ivoire. Tout le monde connaît la vérité mais préfère se taire. Ce qui n’est pas bon ! », disait-il au cours d’une messe de requiem à laquelle il avait participé le 6 avril 2013 en l’église saint Jean-Marie Vianney de Vridi-Cité. Deux ans plus tôt, alors que les deux candidats au second tour de la présidentielle revendiquaient la victoire, il avait osé sortir de sa réserve pour donner sa position. Pour lui, « une fois que le Conseil constitutionnel décide, il faut suivre l’ordre ». Certaines personnes le traitèrent de partisan. Lui ne voulait pas se faire complice du mensonge et du faux. Cet homme avait probablement lu le célèbre physicien Albert Einstein pour qui « le monde est dangereux à vivre, non pas tant à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire ».
Le cardinal Agré ne laissa jamais n’importe quel va-nu-pieds français faire n’importe quoi en Côte d’Ivoire. Jamais il ne resta muet sur la crise ivoirienne. Jamais il ne laissa les prédateurs et vampires d’ici et d’ailleurs dépecer la Côte d’Ivoire sans rien dire. L’embargo sur les médicaments, la fermeture des banques, les bombardements des symboles de notre souveraineté par la France, la capture et la déportation du président élu par les Ivoiriens, l’arrestation et l’emprisonnement des dirigeants et militants du FPI, le départ en exil de milliers d’Ivoiriens, tout cela a dû lui faire de la peine, l’attrister profondément. Nous n’entendrons plus sa chaude voix. Nous n’aurons plus droit aux histoires drôles qu’il avait le don de raconter. Mais nous pouvons relire au moins son homélie du 31 décembre 2005. En voici un extrait : « L’enchevêtrement des intérêts, souvent contradictoires des grands contrecarre le développement intégral des moins nantis. Le club des décideurs proclame crânement avec Malthus : "Au banquet de la mondialisation, le couvert n’est pas mis pour tout le monde". Cruelles réalités humaines traduites dans les faits par le foisonnement des barrières de toutes sortes, dressées comme à plaisir, le trafic préoccupant des armes de destruction toujours de plus en plus sophistiquées, le pillage organisé, éhonté des richesses des faibles, les complots des puissants pour imposer des conflits et des guerres qui ne sont pas les leurs. Pour justifier ces brigandages, ce terrorisme moderne, pour camoufler et même rendre compréhensibles, voire sympathiques ces actes contre les droits de l’homme et des nations, les magnats de la finance internationale mobilisent à qui mieux mieux l’armada de leurs puissants moyens de communication modernes, leurs irrésistibles médias. L’opinion publique, manipulée, matraquée, innocente, applaudit même les bourreaux et crie haro sur le baudet, c’est-à-dire les victimes, les sans-voix. Ainsi, les plus grandes impostures des temps modernes deviennent monnaie courante, geste de génie, des exploits… "Ivoirité", "xénophobie", peut-être. Mais cette guerre ivoirienne sent à plein nez le pétrole, le gaz, le diamant, l’or, le cacao, le café, le bois précieux… Aussi, arrêtez, s’il vous plaît, les camouflages ! » Certes, il n’était pas parfait mais nous devons reconnaître qu’il aimait son pays et qu’il voulait une Afrique libre et debout. 

Jean-Claude Djéréké, chercheur au Cerclecad, Ottawa (Canada)

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