Mourir à 80 ans est un exploit, dit le psalmiste.
Or Bernard Agré, 2e cardinal ivoirien, est décédé, le lundi de
Pentecôte, à 88 ans. On peut donc affirmer qu’il a réalisé plus qu’un exploit. Un
tel homme, à mon avis, on ne le pleure pas. On le fête. Et le fêter, c’est se
souvenir d’abord et avant tout des actions qu’il a eu à mener, faire mémoire
des causes qu’il a défendues, vaillamment et brillamment. Le présent article
n’a pas l’ambition de rappeler tout ce que l’ancien archevêque d’Abidjan a
accompli de positif. L’auteur voudrait simplement revenir sur quatre qualités
du disparu. Des qualités dont il pense que chacun d’entre nous pourrait
s’inspirer pour apporter un peu de bonheur autour de lui.
Agré était un homme cultivé. Si mes souvenirs sont bons, nous
devions être en 1980 ou en 1981 et il était venu voir les séminaristes de Man
étudiant au Moyen Séminaire de Yopougon-Kouté. Le supérieur du Séminaire, feu l’abbé
Blaise Anoh, l’invita à dire quelque chose à l’ensemble des séminaristes. Ce jour-là,
il ne se borna pas à nous donner des conseils. Il nous parla aussi des
relations internationales, de la guerre froide, de la course à l’armement à
laquelle se livraient les deux puissances de l’époque (l’URSS et les États-Unis
d’Amérique), des accords SALT I et II, de l’importance pour l’Église de
connaître le fonctionnement des mass media et de la nécessité d’en faire un
instrument d’évangélisation. Ses séminaristes et prêtres, il les voulait bien formés
et ouverts sur le monde. C’est pourquoi il donna à plusieurs d’entre eux l’opportunité
de faire des études complémentaires à l’étranger. Il lui arriva même d’envoyer
certains séminaristes en Italie, en Allemagne, en Espagne ou en Belgique après
le baccalauréat. Pour lui, ces sacrifices étaient d’autant plus utiles qu’il rêvait
pour l’Église de Man d’un clergé intellectuellement armé et décomplexé. Transféré
à Abidjan en 1995, il poursuivit la même politique. Ainsi, certains prêtres furent-ils
envoyés en Amérique du Nord, d’autres en Europe. Je voulais savoir ce que ses
confrères pensaient du choix qu’il avait fait d’envoyer ses prêtres étudier ici
et là dans le monde. Je profitai donc d’un de ses voyages dans “la ville
éternelle” en 1996 pour lui poser la question. Avec ce sourire dont lui seul
avait le secret, il me répondit que certains le traitaient de fou pendant que
d’autres prédisaient que les prêtres en question ne tarderaient pas à se
retourner contre lui après leur formation. Je compris plus tard que c’est lui
qui avait raison et qu’opposer les prêtres intellectuels aux prêtres spirituels
n’a aucun sens.
Il ne manqua pas, au cours de ce séjour, d’accueillir les
prêtres ivoiriens de Rome chez notre ambassadeur auprès du Vatican qui était M.
Siméon Aké. Il nous donna alors des nouvelles du pays et de l’Église de Côte
d’Ivoire. Il disait que le pays comptait sur nous et que l’Église nous
attendait pour l’aider à relever ses nombreux défis. Nous entretenir aussi simplement
faisait chaud au cœur. Et c’est ici qu’émerge la seconde grande qualité de
celui qui vient de nous quitter : il aimait le contact avec les gens,
s’intéressait à ce qu’ils faisaient. C’était un père et un pasteur soucieux de
savoir si les brebis se portaient bien et évoluaient comme il fallait.
De même qu’il était attaché à une formation intellectuelle
solide, ainsi voyait-il comme une priorité l’indépendance financière des
diocèses qu’il eut à diriger. Y parvint-il ? Nomma-t-il les personnes qu’il
fallait pour gérer l’argent de l’Église ? Contrôla-t-il suffisamment leur
travail ? Il revient aux historiens de répondre à ces questions. Une chose est
sûre ici et maintenant : que ce soit à Man, à Yamoussoukro ou à Abidjan, Mgr
Agré essaya de mettre en place des structures capables de générer des revenus
nécessaires au fonctionnement et à l’entretien des œuvres ecclésiales. Il le
fit parce qu’il avait horreur que l’Église d’Afrique tende toujours la main ou
la sébile, parce qu’il savait que celui qui donne est aussi celui qui ordonne.
Bref, il avait très tôt perçu l’urgence, pour les Églises d’Afrique, de se prendre
en charge, d’être plus créatives, de trouver les voies et moyens de sortir d’une
dépendance qui, en plus d’être humiliante, est un signe d’immaturité.
Il faut avoir à l’esprit tout ce qui précède pour comprendre
pourquoi Mgr Bernard Agré était contre l’ingérence de la France dans les
affaires intérieures de la Côte d’Ivoire, pourquoi il dénonça vigoureusement, sur
“Radio Vatican”, les massacres commis en novembre 2004 par l’armée française
(une soixantaine d’Ivoiriens furent tués par Licorne, ce jour-là, alors qu’ils
manifestaient pacifiquement devant l’hôtel Ivoire de Cocody contre la
destruction des avions militaires ivoiriens sur ordre de Jacques Chirac), pourquoi
il déclara dans certains journaux que la France avait les moyens de désarmer la
rébellion si elle le voulait vraiment, que la communauté dite internationale
n’était pas neutre et que le cacao et le pétrole étaient les vrais enjeux de la
crise ivoirienne. À Paris, où je me trouvais à ce moment-là, les propos du
cardinal firent l’effet d’une bombe ; ils apparaissaient comme une pilule dure
à avaler. On les trouvait excessifs et Agré fut accusé non seulement de jeter
de l’huile sur le feu mais de soutenir Laurent Gbagbo. Et pourtant, il ne
disait que la vérité. « Arrêtons de mentir ! Arrêtons de tuer ! Mon habit que
je porte est blanc, mais on me dit d’accepter de dire qu’il est rouge… C’est ce
qui se passe en Côte d’Ivoire. Tout le monde connaît la vérité mais préfère se taire.
Ce qui n’est pas bon ! », disait-il au cours d’une messe de requiem à laquelle il
avait participé le 6 avril 2013 en l’église saint Jean-Marie Vianney de
Vridi-Cité. Deux ans plus tôt, alors que les deux candidats au second tour de
la présidentielle revendiquaient la victoire, il avait osé sortir de sa réserve
pour donner sa position. Pour lui, « une fois que le Conseil
constitutionnel décide, il faut suivre l’ordre ». Certaines personnes le
traitèrent de partisan. Lui ne voulait pas se faire complice du mensonge et du
faux. Cet homme avait probablement lu le célèbre physicien Albert Einstein pour
qui « le monde est dangereux à vivre, non pas tant à cause de ceux qui
font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire ».
Le cardinal Agré ne laissa jamais n’importe quel va-nu-pieds
français faire n’importe quoi en Côte d’Ivoire. Jamais il ne resta muet sur la
crise ivoirienne. Jamais il ne laissa les prédateurs et vampires d’ici et
d’ailleurs dépecer la Côte d’Ivoire sans rien dire. L’embargo sur les médicaments,
la fermeture des banques, les bombardements des symboles de notre souveraineté
par la France, la capture et la déportation du président élu par les Ivoiriens,
l’arrestation et l’emprisonnement des dirigeants et militants du FPI, le départ
en exil de milliers d’Ivoiriens, tout cela a dû lui faire de la peine,
l’attrister profondément. Nous n’entendrons plus sa chaude voix. Nous n’aurons
plus droit aux histoires drôles qu’il avait le don de raconter. Mais nous
pouvons relire au moins son homélie du 31 décembre 2005. En voici un extrait : « L’enchevêtrement
des intérêts, souvent contradictoires des grands contrecarre le développement intégral
des moins nantis. Le club des décideurs proclame crânement avec Malthus : "Au
banquet de la mondialisation, le couvert n’est pas mis pour tout le monde".
Cruelles réalités humaines traduites dans les faits par le foisonnement des
barrières de toutes sortes, dressées comme à plaisir, le trafic préoccupant des
armes de destruction toujours de plus en plus sophistiquées, le pillage
organisé, éhonté des richesses des faibles, les complots des puissants pour
imposer des conflits et des guerres qui ne sont pas les leurs. Pour justifier
ces brigandages, ce terrorisme moderne, pour camoufler et même rendre
compréhensibles, voire sympathiques ces actes contre les droits de l’homme et
des nations, les magnats de la finance internationale mobilisent à qui mieux
mieux l’armada de leurs puissants moyens de communication modernes, leurs
irrésistibles médias. L’opinion publique, manipulée, matraquée, innocente,
applaudit même les bourreaux et crie haro sur le baudet, c’est-à-dire les
victimes, les sans-voix. Ainsi, les plus grandes impostures des temps modernes
deviennent monnaie courante, geste de génie, des exploits… "Ivoirité",
"xénophobie", peut-être. Mais cette guerre ivoirienne sent à plein
nez le pétrole, le gaz, le diamant, l’or, le cacao, le café, le bois précieux…
Aussi, arrêtez, s’il vous plaît, les camouflages ! » Certes, il n’était
pas parfait mais nous devons reconnaître qu’il aimait son pays et qu’il voulait
une Afrique libre et debout.
Jean-Claude
Djéréké, chercheur au Cerclecad, Ottawa (Canada)
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