Oligopoles
médiatiques, monopole idéologique
Par Alain
Garrigou (Le Monde diplomatique 13 juin 2014)
On n’a
guère remarqué combien le changement politique de 2012 n’a entraîné aucun
changement médiatique. Il fut un temps encore proche où on aurait
suspecté le pouvoir politique d’imposer ses partisans à la télévision. En
arrivant au pouvoir, Nicolas Sarkozy n’avait pas omis de placer ses fidèles.
Avec François Hollande, rien de tel. Le pouvoir pourrait s’en féliciter comme
d’un progrès démocratique. On dénonçait autrefois la « chasse aux sorcières ». La
France serait devenue un peu plus républicaine. De leur côté, des journalistes
s’empareraient volontiers de cette continuité pour souligner leur
professionnalisme et prétendre avoir fait de la presse un lieu neutre. En
somme, les docteurs Pangloss trouvent toujours de bonnes raisons d’être au
monde tel qu’il est. A l’inverse, les mauvais augures interprètent cette
continuité comme un indice de la proximité entre les partis de gouvernement et
un signe que la presse convient à la majorité actuelle. Même si l’hypothèse
paraît démentie par son hostilité généralisée à l’endroit de M. Hollande et du
gouvernement.
Le
dénigrement médiatique appartenait au répertoire de l’action politique dans la
République parlementaire. A coup de révélations, d’accusations et de mépris,
un journal s’en prenait à un gouvernement pour le pousser à la démission.
Obstinément. Une campagne de calomnie était menée par une presse d’opinion,
autrement dit par un journal ou une partie de cette presse, la presse
d’opposition. La Ve République a fait quasiment disparaître ces campagnes tant
il y avait de risques à s’attaquer à un pouvoir puissant. Aujourd’hui, la
presse politique s’en prend plus ou moins vivement au gouvernement sans être
forcément favorable à un parti d’opposition. Le FN n’a pas bonne presse, le
Front de gauche non plus, ni même l’UMP – sauf dans l’indéfectible Figaro –, et
les médias dits de gauche ont « lâché » le pouvoir qui, disent-ils, ne l’est
pas (de gauche). La campagne de presse est la campagne de la presse, non point
celle d’une presse d’opinions (au pluriel) mais la presse d’opinion (au
singulier).
L’unanimité se
dessine sur les plateaux composés exclusivement de journalistes, aidés par les
mêmes sondeurs et politologues (de Sciences Po) dont le propos ne diffère d’ailleurs
pas du commentaire journalistique. Les éditorialistes les plus charitables y
jouent aux conseillers politiques en disant aux dirigeants ce qu’ils devraient
faire, les autres tentent de convaincre que le pouvoir actuel doit s’en aller.[1]
On en voit même hausser le ton, menacer un dirigeant de mettre un terme à
l’interview s’il ne répond pas à une question.
Comment s’est
établi le modus vivendi entre politique et médias ? Après tout, le même sort ne
fut pas réservé à tous, et s’il est vrai que les disgrâces ne furent pas
sévères, d’autres ont été moins bien traités, comme la police ou la
magistrature. On n’en tirera pas d’implications aussi positives pour le
pluralisme politique car si rien n’a changé, c’est que pas grand-chose ne
sépare les partis de l’alternance et que l’alternance est plutôt vide, sinon
pour les personnes. En l’occurrence, il n’y en a pas eu dans le paysage
audiovisuel français (PAF). Les mêmes émissions, les mêmes animateurs et les
mêmes invités. De plus en plus morne et monolithique. Et si, au lieu de se
tourner vers la politique, on se demandait ce qui change ou pas dans les médias
? Car le paradoxe est bien que rien ne change parce que quelque chose y a
changé.
Une classe bavarde
(chattering class, comme on le dit aux Etats-Unis) où se retrouvent les mêmes
experts et éditorialistes. Ces derniers ont-ils encore le temps de passer à
leur journal quand l’essentiel de leur journée, jusque tard dans la nuit,
consiste à passer d’un studio à l’autre ? Les rares universitaires (de Sciences
Po) ont-ils encore le temps de faire des cours ? Il est vrai qu’ils sont
parfois à la retraite et qu’il est aujourd’hui possible à Sciences Po de faire
cours par visioconférence. Dans cette institution, qui est devenue la pépinière
de la pensée unique, c’est autrement plus chic de voir ses enseignants sur
petit ou grand écran.[2] Les journalistes qui en sortent y
reviennent pour interroger les pundits (experts). Il ne faut pas en attendre
beaucoup d’originalité. Cela donne les échanges où l’on s’emballe en chœur sur
des questions aussi vitales que : Nicolas Sarkozy doit-il revenir ? François
Hollande peut-il rester ? Manuel Valls tient-il ses ministres ? Alain Juppé
va-t-il arriver en tête des cotes de popularité ? Et chacun d’y aller de son
conseil sur le moment opportun, les choix à faire.
Face aux critiques,
la classe bavarde ne manque pas d’invoquer le pluralisme. Bien sûr, on a des
exemples. En fait des alibis. C’est bien le problème des refus de plus en plus
fréquents des invités qui ne veulent pas jouer les « idiots utiles ». Soit
parce qu’ils sont bien reçus mais servent seulement de caution en sachant que
leur contribution ne sera qu’une goutte d’eau dans un océan de pensée unique.
Soit parce qu’ils sont mal reçus, immédiatement piégés dans un dispositif
qu’ils ne maîtrisent pas et qui leur est défavorable par définition. Dépendants
des règles du jeu, du meneur de jeu qui les rappelle à l’ordre et entend bien
rester maître chez soi. Il suffit d’une remarque caustique pour remettre les
invités à leur place. Pour les intellectuels ou ce qui en reste, c’est le
mépris affiché pour la pensée savante. Et aujourd’hui, ils toisent aussi les
dirigeants politiques, tranchant sans doute avec des décennies de
pusillanimité, mais croyant appliquer les principes du journalisme sans
complaisance en se réclamant d’un modèle d’outre-Atlantique. En entendant leurs
conseils, on regrette presque qu’ils ne prennent pas les rênes du pouvoir.
En attendant cet
avènement de la classe bavarde, ses têtes de file peuvent déjà menacer, comme
le fut Christian Jacob, président du groupe UMP à l’Assemblée nationale,
d’arrêter l’interview si leur invité ne répond pas à la question posée
(Jean-Jacques Bourdin, RTL, 5 juin 2014). De quel droit ? Au nom de celui du
peuple, pensent-ils. On s’interroge parfois sur l’écart entre le succès et la
médiocrité avec un préjugé aristocratique peu pertinent. Il faudrait être
excellent pour emporter le succès. Fausse règle des médias de masse. Ils
parlent le peuple, ou plutôt une idée du peuple, faite de bon sens élémentaire,
d’affirmation de soi, de langage vulgaire. Il est significatif qu’on retrouve
ce style commun aux éditorialistes les plus en vue. Parmi d’autres, Yves Calvi (France 2,
France 5 et RTL), Jean-Michel Aphatie (RTL, Canal Plus), Jean-Jacques Bourdin
(RMC, BFM TV) partagent ce style, exprimant les questions et
réactions des Français, exhibant des postures fières, facilement viriles, des
intonations populaires, avec gouaille et même accent, avec un mélange de
compétence floue, une connaissance familière des milieux politiques (qu’ils
fréquentent) et d’invocation du peuple (les sondages d’opinion et les questions
des auditeurs et téléspectateurs).
A ces
manifestations de la pensée beauf, une posture plus qu’une pensée, il faut
croire que les mesures d’audimat sont favorables. Ils donnent tellement
satisfaction aux employeurs. Encore un peu et le temps médiatique sera plus
exclusivement partagé par une poignée d’éditorialistes. La logique de
concentration fonctionne aussi dans les médias. Contrairement aux entreprises,
la constitution des oligopoles éditorialistes produit le monopole de la pensée.
Il est vrai que tout cela n’est que marchandise.
Notes
[1] « Je
serais lui je pense que je mettrais tout sur la table. Je sauverais les
finances françaises, je sauverais le pays. La seule chose qu’il a à faire
aujourd’hui, c’est d’être très audacieux ». Ghislaine Ottenheimer (rédactrice
en chef de Challenges), C dans l’air, France 5, 16 avril 2014.
[2] Dans une
rame de métro, le hasard me plaça un jour à côté d’étudiants de la rue Saint
Guillaume commentant les propos d’un de leurs enseignants familier des plateaux
et s’extasiant devant une profondeur qui ne dépassait pas ceux qu’il tenait
habituellement au café du commerce télévisuel. A en juger par cet épisode, la
visioconférence profitera grandement au prestige des enseignements magistraux,
quand les étudiants ne verront plus les professeurs en chair et en os mais en
image.
Source : Connectionivoirienne.net 23 juin 2014
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