« Et la France, non seulement ex-puissance
coloniale, mais aussi acteur d’importance depuis l’indépendance, "a
beaucoup à se faire pardonner en Centrafrique, dont [elle] a tour à tour adulé
et renversé les régimes successifs". »
Le sangaris est une espèce de papillon que l’on
retrouve en Centrafrique. Comme tout papillon, sa durée de vie est
courte : tout au plus quelques semaines. Ses ailes sont rouges ; certains
diraient même rouge sang. Sangaris se trouve aussi être le nom de l’opération
militaire que la France a été autorisée à lancer le 5 décembre dernier en
République Centrafricaine, à la suite de la résolution 2127 de l’Assemblée
générale des Nations Unies.
Le papillon, éphémère, se pose souvent, léger, pour
s’envoler aussitôt ensuite ; on affirme parfois que son battement d’ailes peut
causer une tornade à l’autre bout du monde. L’opération française, qui
s’annonçait déjà complexe, sera certainement de longue durée, probablement plus
que prévu ; il est difficile de déterminer, actuellement, les répercussions
qu’a eues et qu’aura l’intervention. Certains affirment que les progrès se font
toujours attendre…[1]
La Centrafrique, qui fut successivement colonie dans
l’ensemble de l’Afrique équatoriale française, république indépendante, empire
(!), puis république de nouveau – dans les faits, ce fut presque constamment
une dictature camouflant son nom – abonnée aux coups d’État et à l’instabilité
politique, est parmi les pays les plus pauvres du monde. Les conditions
précaires dans lesquelles la population civile centrafricaine vivait déjà se
sont aggravées avec les conflits armés qui ont succédé au coup d’État orchestré
par un groupe de rebelles – les Séléka – et la situation a dégénéré en ce que
plusieurs n’hésitent pas à qualifier de guerre civile, la troisième en moins de
10 ans, entraînant une véritable crise humanitaire. On craint que cette guerre,
à son tour, ne se transforme en génocide. C’est principalement cette crainte
qui a amené le gouvernement français à intervenir.
Fait intéressant : l’intervention française,
relativement « modérée » – 1600 soldats seulement sont présentement
déployés, en attendant que le relais soit pris le plus rapidement possible par
des forces africaines[2] –, « repose sur le droit international et le consentement
du pays concerné »[3], ce qui contraste fortement, par exemple, avec les
précédentes interventions occidentales en Irak en 2003 et en Afghanistan en
2001. L’opération Serval, au Mali, qui est en cours depuis le 11 janvier 2013,
est similaire sur ces points avec l’opération Sangaris.
Certains, cyniques – ou réalistes ? –, rétorquent que,
bien que l’intervention en Centrafrique se fasse « dans les règles »,
elle n’est pas désintéressée. Elle s’inscrirait dans cette politique
néocoloniale tissée de liens complexes mais serrés entre la France et ses
ex-colonies que plusieurs appellent la « Françafrique », alors que la
France chercherait à maintenir une influence économique et politique de plus en
plus déclinante dans une partie du monde qu’elle considérerait comme sa chasse
gardée. Cette même critique a été adressée à l’intervention au Mali. Il n’en
reste cependant pas moins, comme l’a dit le président français François
Hollande, que « ne pas intervenir, c’était rester les bras ballants à
compter les morts », ce « pays où il n’y a plus ni État, ni
administration, ni autorité » qu’est la République centrafricaine ne
pouvant régler seul la situation intenable dans laquelle il se trouve[4]. Et la France, non seulement ex-puissance coloniale,
mais aussi acteur d’importance depuis l’indépendance, « a beaucoup à se
faire pardonner en Centrafrique, dont [elle] a tour à tour adulé et renversé
les régimes successifs[5] ».
Paris avait-il, ainsi, le devoir
d’intervenir dans ce pays dont l’État failli est la conséquence d’une
multitude de causes – suite de chefs incapables et de bouleversements
politiques, corruption généralisée, pauvreté endémique, cycles de violence…–
qui, énumérées, permettent de constater qu’il y a certainement plus d’un
responsable de cet état de fait ? Mais au fond, un des principaux responsables
n’est-il pas, dans une certaine mesure au moins, l’ex-puissance coloniale, et
plus largement les pays occidentaux et les institutions internationales par eux
dirigées ? En effet, il est aujourd’hui difficile de nier les effets du
colonialisme sur la majeure partie des pays africains, un colonialisme qui a
laissé des États dans un état exsangue, faibles économiquement et souvent
politiquement, aux structures lâches et aux frontières artificielles car créées
dans un souci souvent purement administratif, sources de nombreux problèmes
internes. Un colonialisme qui se continue de nos jours de manière plus
subtile : les principales puissances économiques mondiales, autant
directement que par l’intermédiaire d’organismes tels le FMI et la Banque
mondiale, encouragent souvent, volontairement ou non, le même schème économique
colonie/métropole, maintenant pays en développement/pays développé, qui profite
plutôt au second qu’au premier. Il ne faut pas oublier de parler aussi des
appuis politiques occidentaux passés – la France n’est pas en reste à cet
égard, en particulier vis-à-vis de la Centrafrique – à des régimes dictatoriaux
ou à des rébellions, voire des coups d’État, lorsque leurs intérêts
l’exigeaient…
La responsabilité de certains États, principalement
occidentaux, entraîne donc la question du droit d’ingérence – ou plutôt, du
devoir d’ingérence –, qui prend ici toute sa pertinence, autant du point de vue
politique et moral que du point de vue légal. L’intervention militaire
française, dont le but est de régler un conflit interne ayant lieu dans un
autre État souverain, peut-elle se justifier, surtout au vu du principe
fondamental de non-ingérence d’un État dans les affaires d’un autre État –
principe dont l’importance est fort compréhensible, particulièrement pour les
petits États qui le voient comme une protection contre les possibles interventions
unilatérales et intéressées d’États plus puissants ?
Enfin, et surtout, il est facile d’imaginer une
situation relativement semblable à celle de la République Centrafricaine, mais
dont la solution ne pourrait pas passer par une intervention militaire licite
en droit international. Effectivement, la conformité d’une intervention
militaire au droit international peut être rendue extrêmement difficile, voire
impossible, en raison du processus onusien actuel, qui nécessite absolument
l’approbation des cinq membres permanents du Conseil de sécurité – la France,
le Royaume-Uni, les États-Unis, la Russie et la Chine –, qui peuvent user de
leur droit de veto.
Une autre question fort pertinente se pose
alors : les interventions militaires d’ordre humanitaire gagneraient-elles
à être facilitées ? Selon le gouvernement français, oui. C’est en tout cas le
point de vue du président Hollande, qui a présenté le 24 septembre dernier,
dans une allocution à l’Assemblée générale des Nations Unies, un projet de Code
de conduite régissant l’utilisation du droit de veto. La proposition, faisant
suite à l’impuissance déplorée de la communauté internationale vis-à-vis des
événements malheureux de la Syrie, ferait en sorte, si elle était adoptée, que
« lorsque le Conseil de sécurité aurait à se prononcer sur une situation
de crime de masse, les membres permanents s’engageraient à suspendre leur droit
de veto[6] ».
Dans un monde où les conflits intra-étatiques prennent
le pas sur les guerres de type « conventionnel » entre États, la
prise en compte du droit d’ingérence devient de plus en plus nécessaire. Les
États atteints par ces conflits, qui font le plus souvent leurs victimes parmi
la population civile, ne sont pas toujours en mesure d’y mettre fin. La
communauté internationale ne peut rester sans réaction devant de telles
situations : n’y a-t-il pas dans certains cas un devoir d’assistance qui
s’impose à elle ? Les moyens à privilégier resteront bien sûr toujours la
négociation et la médiation, ainsi que les sanctions non militaires. Mais elles
ne règleront pas toujours tout. Sans parler du fait qu’il y a parfois urgence
d’agir ; la Centrafrique en est un bon exemple.
Bien qu’il soit toujours difficile de départager
intervention intéressée et désintéressée – la première étant assurément plus
fréquente que la dernière –, une chose ne changera pas, peu importe les motifs
de l’intervention : la détresse de la population à secourir. L’opération
Sangaris s’est pour de bon posée sur le sol centrafricain. Si le papillon ne
semble obéir à aucune logique quand il se pose, osons croire que ce ne soit pas
le cas de l’opération française : de sa réussite dépend non seulement un
grand nombre de vies humaines, mais aussi, jusqu’à un certain point, la
continuité du développement à l’international d’un principe – le droit, ou
devoir, d’ingérence – que le monde verra peut-être de plus en plus invoqué dans
les prochaines années – que ce soit une bonne chose ou non.
NOTES
[1] Giovanna CIPRIANI, http://www.courrierinternational.com/article/2014/01/08/les-machettes-de-la-terreur.
[2] Michel CARIOU, Patrick FORT, AFP, http://www.lapresse.ca/international/afrique/201312/11/01-4720044-la-tension-retombe-subitement-a-bangui.php.
[3] Simon TISDALL, http://www.courrierinternational.com/article/2013/12/17/hollande-precurseur-en-afrique?page=all.
[4] Michel CARIOU, Patrick FORT, préc., note 2.
[5] Philippe LEYMARIE, http://blog.mondediplo.net/2013-12-04-Gendarme-ou-pompier-en-Centrafrique.
[6] Tiré d’une déclaration de Laurent Fabius, ministre français des Affaires étrangères, http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/politique-etrangere-de-la-france/onu/evenements-et-actualites-lies-aux/actualites-21429/article/suspendre-le-droit-de-veto-en-cas, et voir aussi ce texte d’Alexandra Belloy-Poudrette, publié dans l’édition d’octobre du Pigeon Dissident : Conseil de sécurité : entrer dans la modernité, http://www.pigeondissident.com/international/droit-de-veto/ Image: http://www.defense.gouv.fr/var/dicod/storage/images/base-de-medias/images/operations/logo-et-photo-d-appel-par-defaut/logo-operation-sangaris/2546227-1-fre-FR/logo-operation-sangaris.png.
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