lundi 17 février 2014

Hommage à Stuart Hall (3 février 1932-10 février 2014)


 
Le sociologue britannique d’origine jamaïcaine Stuart Hall est mort le
 
Né en 1932 à Kingston en Jamaïque, Stuart Hall fait ses études à Oxford à partir de 1951, pour devenir ensuite fondateur et rédacteur en chef de la New Left Review. Il prend, en 1968, la direction du Centre for Contemporary Cultural Studies à Birmingham. Jusqu’à son départ pour la populaire Open University en 1979, Hall contribue à bon nombre d’études, publiées notamment sous forme de « working papers ». Depuis sa retraite en 1997, Hall a dirigé l’Institute for International Visual Arts à Londres et resta un intellectuel écouté dans le débat politique en Grande Bretagne. Il est notamment l’auteur de « Identités et cultures. Politiques des Cultural Studies » (Paris, Editions Amsterdam, 2007).
 

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LE RACISME, L’INEGALITE AVANT TOUT
(A PROPOS DE L’ŒUVRE DE STUART HALL)

PAR MAXIME CERVULLE 

Les polémiques s'enchaînent et se ressemblent. Ici, un éditorialiste, ici un parfumeur, là un grand couturier ou un ministre « dérape » selon l'expression consacrée… et inexacte. L'émotion face aux caricatures racistes occupe, ajuste titre, les unes des quotidiens. Pourtant, si la question du racisme refait régulière public à l'aune de ces sorties, le traitement médiatique de cet enjeu n'est pas sans incidence. Il participe, en effet, d'une profonde crise définitionnelle du racisme, qu'accompagne tranquillement la timidité du gouvernement dans le domaine de la lutte contre les discriminations.
Cette crise se caractérise par la substitution progressive mais conflictuelle, au sein de l'espace public, d’un modèle de définition du racisme à un autre.
La définition du racisme comme une simple « violence symbolique » semble désormais l'emporter sur son appréhension comme opérateur d'inégalité, régime spécifique d'exploi­tation et de contrôle. Loin de dénoter une sensibilité contemporaine plus grande au racisme, la focalisation-du débat sur ces discours qui blessent tend à accréditer l’idée d’une disparition progressive des inégalités concrètes qui trouvent leur cause dans la partition raciste. Le registre de l’émotion compassée semble avoir dilué l’exigence d’égalité portée par la Marche de 1983. Le racisme ne serait plus que « petites phrases » et glissements de langues causés, au choix, par l'ignorance crasse ou la maladresse. Le psychologisme est alors roi : on convoque les experts pour déterminer si untel est ou non raciste et de quelle nature. A la réflexion sur les conditions de la justice sociale, on privilégie l’individualisation du débat.
On s'indigne, on conjure, laissant quasi vide la place de l'action politique. Le thème du «racisme anti-Blanc» est le produit de cette crise définitionnelle, de cette confusion entre les petites plaies ordinaires que peuvent provoquer les mots et la violence totale des inégalités qu’engendre le racisme systémique.
Si la régulation du discours public est absolument nécessaire, et qu’il ne saurait être question de laisser manier impunément le registre racialisant, force est de constater que cette vigilance ne s’accompagne que rarement d’un questionnement plus large sur la persistance matérielle des inégalités racistes. Le racisme opérant dans le domaine du symbolique apparaît alors comme un simple résidu d'un temps passé qui continuerait d'embrumer quelques cerveaux abâtardis. Les profondes disparités dans l'accès à l'emploi et au logement, la division du travail, le contrôle policier « au faciès », les agressions phy­siques sont pourtant autant de facettes d'un racisme que l'on ne peut réduire à une violence « symbolique » qu'au prix d'un aveuglement coupable. La symbolique raciste n'est pas qu'une scorie, elle est l'armature culturelle d'un rapport social.
Cette réflexion fut d'abord celle de Stuart Hall, figure de la gauche britannique né en Jamaïque, dont l’audace intellectuelle fut mise au service de la formation et de la diffusion internationales des Cultural Studies. Ce penseur à contre-courant, fin lecteur de Gramsci, a tenté tout au long de sa carrière d’appréhender la conflictualité sociale sur le terrain de la culture. S’il s’est par exemple attaché à débusquer l’idéologie raciste dans le discours médiatique, c’est avant tout afin de comprendre les modalités de reproduction de la structure sociale. Hall a insisté pour la prise en compte, au sein du marxisme, de la dimension profondément racialisée de la culture dans le sillage de l’expansion coloniale, du commerce triangulaire et des dynamismes migratoires. Il a ainsi ouvert la voie en Grande-Bretagne à une véritable théorie matérialiste du racisme, dans laquelle se sont engouffrés nombre de chercheurs, au premier rang desquels Paul Gilroy, qui fut son étudiant. En 1980 déjà, il relevait combien il était « impossible d’expliquer le racisme en faisant abstraction des autres rapports sociaux – pas plus d’ailleurs qu’on ne peut expliquer le racisme en le réduisant à ces autres rapports ».
Ce géant de la pensée critique, qui a bouleversé les sciences humaines et sociales en étendant le projet gramscien d'étude de la culture comme lieu d'un conflit d'hégémonies, nous a quittés le 10 février 2014. Sa mort, à 82 ans, vient nous rappeler combien ce programme de recherche reste d'une urgence cruciale. Celui que le Guardian appelle « le parrain du multiculturalisme » a posé les bases d'une réflexion complexe sur la dialectique de l'identité et de la différence, mais qui ne se départit jamais des structures d'inégalité dans lesquelles elle se forme. Lire Stuart Hall(1) aujourd'hui pourrait revivifier une gauche qui tend trop souvent à se cantonner à la vaine conjuration des identités que les inégalités racistes ont cristallisées.  

 
(*) Maxime Cervulle est Maître de conférences en sciences de l'information et de la communication
 

(1) stuart hall : « Identités et Cultures. Politiques des Cultural Studies », édition établie par Maxime Cervulle, traduction de Christophe Jacquet, éditions Amsterdam, 2007; «Identités et Cultures 2. Politiques des différences», édition établie par Maxime Cervulle, traduction d'Aurélien Blanchard et Florian Voros, éditions Amsterdam, 2013.

Source : Libération 17 février 2014

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