mercredi 29 mai 2013

UN BÊTISIER DE L’AFRICANISME ORDINAIRE…

 
Tandis que, cinquante ans après, toute l’Afrique se souvient de ces jours d’espérance, et d’inquiétude aussi ici ou là, de l’été 1963 où, à Addis-Abeba, l’Organisation de l’Unité africaine (OUA), l’ancêtre de l’actuelle Union africaine (UA) fut créée, je crois le moment opportun pour rappeler à ceux qui le connaissent déjà, ou signaler à tous les autres, un ouvrage que beaucoup continuent d’encenser sans peut-être avoir vraiment pris le temps de le bien lire… Pour ma part, dès la parution du libelle d’Axelle Kabou, je l’ai trouvé à la fois totalement inepte et parfaitement odieux, et je l’ai dit en son temps : c’est un bêtisier de l’africanisme ordinaire.
Quel rapport entre ce torchon et la commémoration de l’OUA ? Vous le saurez en lisant cette note de lecture énervée dont, 22 ans après l’avoir rédigée, j’assume tous les termes.
A l’origine, ce texte était destiné à paraître dans la revue Peuples Noirs Peuples Africains de Mongo Béti ; il ne devait jamais y paraître pour cause d’assassinat de cette revue… Seule une version abrégée a pu paraître à Abidjan, dans Téré, l’éphémère organe du Parti ivoirien des travailleurs (PIT). Ceux qui lisaient ce journal s’en souviendront peut-être.
 
M. Amondji (29 mai 2013)
 

A propos de « Et si l’Afrique refusait le développement ? » d’Axelle Kabou 

Le pamphlet pendulaire d’Axelle Kabou fait, depuis sa parution, un véritable tabac dans les médias qui se consacrent habituellement à enseigner à l’Afrique ce qu’elle doit savoir sur elle-même, et qui se ramène à ceci : L’Afrique est condamnée, par sa propre faute, à demeurer sur les marges du monde des humains. L’auteur étant une Africaine et à peu près du même âge que ceux qui, ces derniers mois, parcourent les rues de leurs villes en vitupérant les régimes odieux imposés à leurs pays depuis 1960 sous les couleurs flatteuses de l’indépendance, sa parole, laisse-t-on entendre, aurait d’autant plus de poids. Or, non seulement elle confirme ce que, en Occident, presque tout un chacun croit intimement, à savoir que « de toute façon, les Noirs sont incapables de s’en sortir », mais encore elle surenchérit : « L’Afrique est sous-développée et stagnante parce qu’elle rejette le développement de toutes ses forces. Le développement (…) suscite des réactions de répulsion, d’autodéfense culturelle qui expliquent que la réimplantation du concept de progrès n’ait nulle part sur le continent atteint en 1990 un seuil d’irréversibilité » (page 26). Tout, dans ce livre, est à l’avenant.
Rarement livre m’aura causé plus grande sensation de déjà lu ! Poussée par je ne sais quoi à faire un livre alors qu’elle n’avait à peu près rien à dire, Axelle Kabou procède par répétitions et variations insensibles sur des thèmes construits par d’autres comme cela se fait en musique. Intrépide, elle a aligné bout à bout tous les lieux communs de l’africanisme traditionnel, avec cette tendance à l’exagération qui caractérise les néophytes lorsque, à la suite d’une illumination soudaine, ils ont découvert la Vérité et qu’ils éprouvent un irrésistible besoin de la propager autour d’eux. Aussi reprend-elle à son compte, sans le moindre recul comme si elle était persuadée de leur virginité, tous les poncifs auxquels des journalistes, des écrivains et même des hommes politiques ont déjà eu recours sans toutefois oser les expectorer avec cette violence… Peut-être à cause d’une certaine idée qu’ils ont d’eux-mêmes. Mais, Africaine, donc affligée par atavisme depuis le XVIe siècle ainsi qu’elle le soutient, de cette même « perte de dignité dont les Africains ne se relèveront probablement jamais » (page 196), Axelle Kabou n’a pas autant de tenue : elle rend sans façon tout cela qu’elle aura mal digéré sans doute, tant son information aussi laisse à désirer. En sorte que les véritables auteurs pourront récupérer leur copyright sans mauvaise conscience, puisque l’Afrique noire en personne leur renvoie si docilement, et en clair, l’écho du verdict sévérissime qu’ils avaient seulement murmuré à son encontre.
Dorénavant, lorsqu’ils auront à parler de la conférence constitutive de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA), maints journalistes et maints historiens spécialisés pourront aussi affirmer, en s’abritant derrière l’autorité d’Axelle Kabou, cette Africaine tellement objective, que « Jamais conférence ne contint autant d’arriération mentale au mètre carré » (page 195). Quant aux sociologues, anthropologues et politologues africanistes qui n’osaient plus citer toutes leurs autorités parce que Gobineau et Lévy-Bruhl ne sont plus fréquentables de nos jours – c’est la faute à Hitler et sa bande –, Axelle Kabou leur apporte la planche de salut qu’ils n’espéraient plus : « Comment expliquer, leur accorde-t-elle avec cette générosité niaise des Africains, qu’ils connaissent si bien, comment expliquer la stagnation d’un continent qui, jusqu’au début de l’époque médiévale, a été présent à tous les rendez-vous technologiques de l’humanité, si ce n’est par la persistance de modèles identitaires préjudiciables à la diffusion du savoir ? » (page 174).
Ce livre est l’un des cas, heureusement rarissimes encore, et d’autant plus affectionnés par certains anthropologues de la vieille école – c’est l’école qui est vieille, pas ceux qui s’y rattachent –, où des savants qui savent déjà tout des Noirs affectent tout de même de découvrir des confirmations de leur savoir dans les imitations grossières que des Noirs en font, parfois, comme ici, en toute innocence. Mais cette affectation n’est jamais gratuite. Exemple : le très curieux argument de Maurice Leenhardt dans son introduction aux Carnets de Lucien Lévy-Bruhl. Ce dernier, assurait-il, « n’a pas décrit l’indigène, et l’on pourrait même dire que le primitif dont il parle n’existe pas en propre. Mais il a dégagé au travers un style de mentalité, de telle sorte que blancs et noirs, civilisés et archaïques, y ont toujours reconnu des aspects de leur propre esprit ». Est-ce à dire que Leenhardt aurait volontiers classé Axelle Kabou parmi ses noirs et ses archaïques ? C’est peu probable.
En fait, Axelle Kabou est inclassable. Est-elle civilisée ? Est-elle archaïque selon les normes très fantaisistes de Lévy-Bruhl que Leenhardt partageait et que nombre de leurs épigones partagent encore ? C’est une question curieuse. Car il semble bien, d’après une loi non écrite mais d’autant plus respectée dans ce domaine, qu’un authentique civilisé, c’est-à-dire un Blanc tout à fait assuré et imbu de la pureté de son sang, doit l’avoir signé pour qu’un réquisitoire aussi gratuitement injuste et injurieux envers l’Afrique et les Noirs apparaisse tout à fait licite aux yeux de ceux qui peuvent l’admirer le plus. En effet, les Blancs qui font profession d’injurier l’Afrique et les Noirs sous prétexte de les aider à s’élever sont, en général, intimement convaincus d’exercer un droit imprescriptible hérité de leurs ancêtres depuis cinq siècles ou plus. Droit dont Axelle Kabou semble disposée à admettre le bien fondé, au risque que, du coup, sa propre démarche soit assimilée à une tentative d’usurpation.
Il n’y aurait aucune difficulté à dresser une longue liste – même constituée seulement de noms de journalistes et d’écrivains français – de gens incapables d’admettre qu’un Noir, fût-elle une femme jeune et brillante, un peu mondaine même, prétende leur ôter le pain de la bouche, si j’ose dire ; ou pis, capables de l’accuser de se mêler de choses qu’elle ne peut pas savoir, puisqu’elle est noire. N’avons-nous pas entendu dire, tout récemment, par un membre éminent de l’Académie française qu’à ses yeux il n’existait aucune différence entre un Bokassa et un Senghor !
Dans son émulation avec les afropessimistes et les anti-tiers-mondistes, Axelle Kabou en a probablement trop fait pour que son livre ne se retourne pas un jour contre elle-même. Ceux qui prisent tant ce livre aujourd’hui la détesteront dès qu’ils comprendront que ce n’est, au fond, qu’une anthologie de leurs propres poncifs les plus éculés ; un bêtisier de l’africanisme ordinaire, en somme.
Ce livre paraît à un moment où, dans tous les pays où vivent des Noirs susceptibles de le lire directement ou d’en entendre parler, les opinions publiques sont sur les nerfs. Toute l’exaspération qui s’exprime à Lomé, Abidjan, Yaoundé ou Douala n’est évidemment pas sans rapports avec la manière dont l’Occident, relayé parfois par des Africains et des Africaines, a pris l’habitude de considérer et de traiter les Africains. L’auteur a eu beau feindre, dans une phrase d’ailleurs passablement ambiguë, de partager la révolte de la jeunesse africaine – « La jeunesse africaine en a plus qu’assez, écrit-elle, d’appartenir à un continent minable, complexé, et "bobardeux" ; elle entend désormais le dire sans prendre de gants. » (page 183) –, il y a fort à parier que cette jeunesse ne retiendra que sa manière gourmande et extatique de ressasser les vieilles calomnies dont l’Occident l’accable depuis si longtemps. Elle n’y verra, cette jeunesse, qu’une provocation téléguidée ; une tentative insidieuse de la démoraliser au moment où elle se trouve au sommet de son effort séculaire pour déjouer le complot permanent d’un certain Occident contre l’Afrique Noire.
Axelle Kabou a cru faire un livre. Mais, en réalité, c’est un boomerang qu’elle a lancé dans l’air.
Ou un crachat. 
Marcel Amondji (1991)

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