jeudi 9 mai 2013

« La Côte d’Ivoire est notre pays, et personne ne l’aime plus que nous-mêmes. »

Observations de Bertin Kadet, ancien ministre, sur le contenu du Rapport final du Groupe d’experts sur la situation en Côte d’Ivoire
 

A Monsieur le Président du Comité des Sanctions Conseil de Sécurité
 

Monsieur le Président, 

Bertin Kadet, ancien conseiller du président Gbagbo, ancien ministre
A l’instar de nombreux Ivoiriens préoccupés par la situation sociopolitique de leur pays, j’ai lu avec intérêt le Rapport final, S/2013/228 du 17 avril 2013, du Groupe d’experts du Conseil de Sécurité des Nations Unies sur la situation en Côte d’Ivoire. Le Groupe d’experts a été créé par la Résolution 1584 du 1er février 2005 du Conseil de Sécurité, trois ans après le déclenchement de la guerre de rébellion ivoirienne (19 septembre 2002). Dans le feu des évènements militaires de novembre 2004 (opération dignité, destruction des aéronefs de l’armée ivoirienne par l’armée française, tueries de l’hôtel Ivoire perpétrées par la Licorne), le Conseil de Sécurité de l’ONU impose des sanctions contre le régime ivoirien, notamment l’interdiction d’importer des armes, du matériel et de recevoir de l’assistance, du conseil ou de la formation se rapportant à des activités militaires (Résolution 1572 du 15 nov. 2004). La résolution met en place également un Comité pour suivre et exécuter ses décisions. C’est dans ce contexte qu’un Groupe d’experts de trois personnes est créé le 1er février 2005 (Résolution 1584) avec pour tâche de surveiller et dénoncer les violations de l’embargo en Côte d’Ivoire. Depuis sa création, le Groupe d’experts a produit une série de rapports qui ont permis de révéler à la face du monde les ramifications diffuses du drame ivoirien. Cependant, après le 11 avril 2011, date de l’éviction du président Laurent Gbagbo, la manipulation de l’opinion est devenue excessive dans les rapports du Groupe d’experts, qui continue de livrer des informations parcellaires sorties de leur contexte, pour autant qu’elles contribuent à diaboliser les anciens collaborateurs du président Laurent Gbagbo, présentés comme les responsables de la déstabilisation de la Côte d’Ivoire.
L’exposé qui suit entend replacer dans leur contexte, certaines affirmations contenues dans ledit rapport relativement à de prétendus actes de violation de l’embargo, au regard des « faits remontant à l’époque de la présidence Gbagbo » (S/2013/228 du 17 avril 2013, p.12-13, paragraphes 41-44.) et également, dénoncer une volonté manifeste de manipulation de l’opinion publique ivoirienne et internationale (S/2013/228 du 17 avril 2013, Annexe 26, pp. 250-251). 
 
1- Relativement aux faits de violation de l’embargo
Dans la rubrique VI-A traitant des violations de l’embargo sur les armes, le rapport du Groupe d’experts mentionne que « les forces de sécurité ivoiriennes ont fait l’acquisition de toute une gamme d’armes entre 2002 et 2004 » et que malgré cela, « elles disposaient d’une quantité insuffisante de munitions pour mener une campagne militaire de longue durée » (VI. A. 41). Par ce constat, le Groupe d’experts fournit deux informations. D’abord, il reconnait implicitement que dans la période concernée, la plupart des acquisitions militaires ivoiriennes l’ont été avant la décision d’embargo (15 nov.2004), à moins que le gouvernement les ait achetées dans les 45 jours précédant la fin de l’année 2004, c’est-à-dire du 15 novembre au 31 décembre 2004. Ensuite, le Groupe d’experts touche du doigt le problème du sous-équipement criard de l’armée ivoirienne, incapable de mener une campagne militaire de longue durée pour insuffisance de munitions. C’est cette triste réalité qui a conduit le pays, alors acculé de tous les côtés par les attaques meurtrières d’une rébellion curieusement puissamment armée, à solliciter sans succès l’aide de la France, dans le cadre des accords de coopération. La Côte d’Ivoire, qui ne dispose par ailleurs d’aucune unité de production d’armement ou d’équipement militaire, s’est vue contrainte de se tourner vers d’autres pays, pour pouvoir assurer sa sécurité, celle des populations et leurs biens.
Le rapport du Groupe d’experts indique en outre que plusieurs personnes, dont « l’ancien ministre de la Défense Kadet Bertin, auraient effectué des missions à l’étranger pour y négocier l’achat d’armes et de matériel connexe » (VI.A.43), sans préciser si ces missions l’ont été dans la période couverte par l’embargo. Cette allusion apparaissait déjà dans le rapport S/2012/196 d’avril 2012.
Je voudrais informer le Comité que j’ai été appelé au gouvernement en qualité de ministre délégué auprès du président de la République chargé de la défense de Côte d’Ivoire, le 12 octobre 2002, quelques semaines après l’attaque des institutions de la République, par des groupes armés dans la nuit du 18 au 19 septembre 2002. J’ai passé peu de temps à la tête de ce département que je n’ai pas eu le temps d’organiser, à cause des pressions dues aux évènements et de l’urgence des dossiers à traiter dans cette période trouble. Après l’Accord de Linas Marcoussis (jan. 2003), un gouvernement de réconciliation nationale a été formé en février 2003, dont je n’étais pas membre. Toutefois, j’ai continué d’expédier les affaires courantes du ministère jusqu’à la nomination d’un intérimaire, en mars 2003. C’est le 12 avril 2003 que j’ai été nommé Conseiller du Chef de l’Etat.
Dans l’exercice de mes fonctions ministérielles, j’ai posé des actes gouvernementaux dans le respect des prérogatives de ma mission. Les voyages que j’ai effectués à l’étranger se situent en 2003, auxquels de hauts cadres de l’administration ivoirienne, que le Groupe d’experts évite volontairement de citer pour la commodité de son discours, ont participé. Les actes de ces missions sont consignés au ministère de la Défense de la République de Côte d’Ivoire. Quant aux équipements militaires acquis en 2003, ils sont désormais intégrés dans le patrimoine de l’armée ivoirienne dont le niveau de sous-équipement a été par ailleurs reconnu et évoqué (VI.A.41) par le Groupe d’experts lui-même. Est-il nécessaire de rappeler que la décision de l’embargo onusien sur la Côte d’Ivoire date de 2004 (résolution 1572 du 15 nov. 2004) et que le Groupe d’experts a été créé en 2005 (Résolution 1584 du 1 er février 2005) ? Je ne me reconnais donc pas dans les actes de violation de l’embargo dont parle le Groupe d’experts, dans ses différents rapports, que ce soit le rapport final d’avril 2012 ou celui d’avril 2013.
En outre, Conseiller du président de la République, j’ai été chargé d’étudier les problèmes liés à l’efficacité du système de sécurité ivoirien, d’en informer le président de la République. Telle que déclinée, ma mission auprès du président de la République tient à des activités de recherche et de réflexion. C’est d’ailleurs une partie de cette recherche que j’ai publiée en novembre 2011 à Paris, aux éditions L’Harmattan, sur le thème de la politique de défense et de sécurité de la Côte d’Ivoire. A l’évidence, l’exécution de cette mission commande de travailler en relation avec les différents ministres en charge de la Défense, la Sécurité ainsi que leurs différents services et non de participer à des opérations militaires.
C’est pourquoi, en cette qualité, jamais je n’ai interféré dans les prérogatives d’un ministre en fonction. Jamais je n’ai eu à passer des commandes d’armes ou d’équipements militaires, et encore moins, appartenu à un quelconque réseau d’achats d’armes. En conséquence, jamais je n’ai contourné l’embargo onusien pour me livrer à des trafics d’armes. Les déplacements que j’ai effectués à l’étranger au cours de cette période, quel que soit le pays, n’ont jamais eu pour but d’acheter des armes. Dans aucune administration ivoirienne et d’ailleurs, il n’est possible de découvrir la moindre preuve de commande ou d’achat d’armes portant ma signature parce que, sous le président Laurent Gbagbo, ce n’est pas un Conseiller qui commande le matériel militaire.
Au demeurant, tout acte d’achat d’armes a une traçabilité administrative. Il est donc facile à l’administration ivoirienne actuelle, dans le cadre de sa collaboration avec le Groupe d’experts, de retrouver et publier tous mes actes relatifs à des opérations de ce genre, et qui seraient en violation de l’embargo. En l’absence de toutes ces preuves que je réclame en toute humilité, toutes spéculations à mon sujet relève d’un grossier montage. En vérité, le but de ces manœuvres est de noircir l’image du Président Laurent Gbagbo, un homme qu’il fallait dégager du pouvoir d’Etat, à tous prix, y compris par des méthodes non démocratiques, pour installer un autre. Pour cela, ses opposants politiques, qu’ils soient ivoiriens ou d’ailleurs, ont décidé de diaboliser des personnes considérées à tort comme étant très proches ou influentes : tel est l’objet de ce montage grossier dont l’origine se trouve dans les officines du Rassemblement Des Républicains (RDR), le parti au pouvoir et ses alliés. Il se trouve que le Groupe d’experts, qui n’a d’ailleurs jamais cherché à recueillir mon avis sur toutes ces questions, se fait malheureusement l’écho de ces allégations infondées.
Enfin poursuivant ses insinuations, le rapport du Groupe d’experts note que « selon des sources fiables, durant la crise postélectorale de 2010/11, le commandement des forces de sécurité ivoiriennes était de fait, sous la coupe de la présidence qui a d’abord réparti l’ensemble des armes et du matériel connexe puis distribué les munitions à diverses unités constituées » (VI.A.42).
A la lecture des lignes ci-dessus, je me pose la question de savoir quelle représentation le Groupe d’experts se fait de la Présidence, en Côte d’Ivoire ? Le Groupe d’experts peut-il dire comment et où se prennent les décisions militaires dans la Côte d’Ivoire actuelle où le Chef de l’Etat est à la fois ministre de la Défense, alors que le pays n’est plus en guerre ? Eh bien, c’est à la Présidence. La Présidence n’est pas seulement le lieu qui abrite les bureaux du Président de la République de Côte d’Ivoire, ou le siège du Conseil des ministres. La Présidence est aussi une base militaire qui veille sur la sécurité du Chef de l’Etat, le citoyen le plus protégé de la République. Toutes les forces de sécurité ivoiriennes (armée, gendarmerie et police) y sont représentées, avec leurs armes. Ce n’est donc pas une révélation d’affirmer que « le commandement des forces est sous la coupe de la Présidence » : c’est un fait d’organisation de l’armée ivoirienne qu’il faut savoir.
Ceci dit, l’état-major de l’armée ivoirienne est logé au camp Galliéni, au Plateau. Les généraux Doué Mathias (2000-2004) et Philippe Mangou (2004-2011) ont bénéficié de la confiance totale du président Laurent Gbagbo durant leur temps de commandement, et c’est une méprise à l’endroit de ces officiers supérieurs, de dire que c’est la présidence qui fait le travail à leur place. Le président Laurent Gbagbo n’a jamais pris la moindre décision militaire qui n’ait été suggérée et approuvée par la hiérarchie militaire.
S’agissant de leur répartition aux différentes unités, les équipements militaires sont les dotations de toutes les forces armées (armée, gendarmerie, police). En conséquence, ces unités s’approvisionnent dans les stocks de l’une quelconque des forces de sécurité ou militaire, qu’elle soit basée à la Présidence de la République, à l’état-major des armées, à la Marine nationale, dans les Forces aériennes ou terrestres.
En vérité, faute de pouvoir rester dans les limites de ses attributions, le groupe d’experts prend le risque de désinformer l’opinion en faisant de l’anachronisme et surtout, en retenant des morceaux d’informations qui l’arrangent. Cette volonté de manipulation de l’opinion apparaît plus évidente dans le choix des preuves qu’il présente pour soutenir ses propos. Les développements qui suivent en sont d’ailleurs un aperçu. 
 
2- Une volonté de manipulation de l’opinion
Le Groupe d’experts présente des échanges de courriels qui ont lieu entre des cadres pro-Gbagbo, pour montrer que ces derniers collectent des fonds en vue de préparer le renversement du régime ivoirien par la force. Pour soutenir ses propos, le Groupe d’experts cite l’exemple d’un Ivoirien vivant en France (p.96) et renvoie le lecteur à l’annexe 26 (pp.250-251). Alors que l’on s’attend à voir les courriels de ce dernier, on découvre plutôt le contenu d’un message envoyé par une autre personne à Kadet Bertin. Voici les deux messages tels que rapportés par le Groupe d’experts dans son rapport : 
 
De : Gozeantoine à Bertin K., Objet : Demande de contribution. Date : 18 sept. 2012 
« Mon cher Bertin, j’ai reçu ton mail. Hier lundi, j’ai assisté à une petite réunion de réflexion sur l’avenir du pays aujourd’hui aux mains des barbares. J’ai décidé de m’entretenir avec toi justement au sujet de notre pays. Cela fait plus d’un an que L.G. a été enlevé, plus d’un an que notre pays a été détruit, une partie de notre jeunesse a été massacrée pour des raisons inqualifiables. Plus d’un an que les intellectuels, de hauts fonctionnaires, des élites bref, toutes les ressources du pays comme toi sont contraintes de s’exiler avec pour conséquences une régression qui rappelle le moyen âge. Cette récupération est d’autant vitale qu’elle exige l’implication pleine et entière de chacun des patriotes de la diaspora, qu’ils aient été ou non des ex-collaborateurs de L.G. Le véritable enjeu aujourd’hui est de récupérer notre pays aux mains des étrangers burkinabés. En France, une cellule réfléchit à la récupération du pays par l’élimination de l’exécutif. Mais cette cellule est limitée financièrement puisqu’elle devra s’engager à hauteur de 120 000 euro. C’est la raison pour laquelle je te sollicite toi et si possible deux autres personnes qui te sont proches et qui peuvent apporter leur contribution. Ici, les patriotes contribuent à leur modeste manière mais leur faible capacité financière ne permettra certainement pas de réunir vite cette somme. Pour tout résumer, je sollicite ta contribution pour atteindre l’objectif. Dis-moi ce que tu en penses.
A bientôt. 
G.Y. 
 
Et voici le traitement que le Groupe d’experts fait de la réponse de Kadet Bertin :
Le 19 septembre 2012, 23 : 08, K « bertinkadet@yahoo.fr » a écrit : Kadet G. Bertin, Com.7, Tema, Box 8220, Ghana (extracted).
Comme on le constate, et curieusement, la réponse de Kadet Bertin a été délibérément extraite, et pourtant elle existe. On remarque aussi dans les deux courriels, que certaines parties du message ainsi que le nom et l’adresse de Kadet sont surlignés en couleur, dans le rapport du Groupe d’experts. Pourquoi le Groupe d’experts a-t-il supprimé la réponse de Kadet Bertin s’il est convaincu de son implication dans un complot ? Et pour quelle raison surligne-t-il ses nom et adresse, s’il n’a pas l’intention délibérée de créer la confusion dans l’opinion ?
En revisitant ma messagerie, j’ai pu retrouver la réponse que j’ai envoyée le 18 septembre 2012 à mon interlocuteur, que voici (voir fac-similé) : 
 
« J’ai reçu ton message mais, je ne comprends pas bien ce que tu veux dire par l’expression « l’élimination de l’exécutif » ? Je ne m’inscrirai jamais dans une stratégie d’élimination. Je suis un pacifiste qui croit aux valeurs démocratiques et du droit. Le temps viendra où on s’assoira pour parler du droit ; je suis convaincu que ce temps viendra. Alors cher Gozé, abandonnez votre projet « d’élimination » car si votre adversaire est éliminé, vous n’aurez plus personne avec qui vous allez vous mesurer. Inscrivez-vous dans des projets de concurrence et d’émulation, donc dans des projets porteurs de valeurs démocratiques, tel est mon point de vue. »
 
Comme on le voit, la réponse donnée à ce message est claire et ne laisse pas apparaître le moindre doute sur l’état d’esprit de son auteur. C’est un appel à la sagesse et à la responsabilité, lequel s’inscrit dans la continuité de la vision du Front Populaire Ivoirien (FPI) et de son fondateur, le président Laurent Gbagbo. Au lieu d’amplifier cet appel à la démocratie et l’abandon de la violence, conseillée par Kadet Bertin, qui vient confirmer la perspective dans laquelle le FPI invite le régime actuel, le Groupe d’experts préfère persister dans sa logique d’accusation et de diabolisation tout azimut des pro-Gbagbo. Cette façon de procéder pour manipuler et désinformer l’opinion est intellectuellement et moralement indécente.
En conclusion, la CI est notre pays et personne d’autre ne l’aime plus que les Ivoiriens eux-mêmes. Cela fait huit ans que le Groupe d’experts produit des rapports sur ce pays, sur le volet embargo. Le Groupe d’experts dispose maintenant d’un inventaire complet des pays, des chefs d’Etat, et de divers acteurs qui ont financé et armé la rébellion ivoirienne. Après avoir dévasté et spolié le pays, cette rébellion est aujourd’hui au pouvoir et contrôle la destinée de ce pays. Ces membres jouissent d’une totale impunité alors qu’une majorité écrasante des Ivoiriens continuent de souffrir le martyr. L’ONU le sait, elle qui a tous les moyens pour ramener ces coalitions du mal à plus de sagesse. Au lieu d’œuvrer à cela, le Groupe d’experts du Conseil de Sécurité des Nations Unies renforce notre conviction, dans chacun de ses rapports, qu’il est devenu un groupe d’espionnage au profit du régime ivoirien, qui s’acharne continuellement sur ceux qui ont déjà tout perdu mais qui, par la grâce divine, ont encore la vie. Je souhaite, comme beaucoup d’Ivoiriens, que la Côte d’Ivoire retrouve la paix et la sécurité pour me permettre d’y retourner et mener une vie normale. A cette fin, l’ONU doit aider à y promouvoir les valeurs de liberté, de justice et de démocratie qui sont les fondements de son existence.

Fait à Accra, le 06 mai 2013
B. KADET
 

en maraude dans le web
Sous cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas nécessairement à l’unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu’ils soient en rapport avec l’actualité ou l’histoire de la Côte d’Ivoire et des Ivoiriens, et aussi que par leur contenu informatif ils soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ».  

Source : Connectionivoirienne.net 8 mai 2013

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