samedi 11 mai 2013

« J’ai reçu un ordre : pas de contact avec le capitaine Sanogo »


Appelé depuis le 8 février à diriger le détachement de liaison de la mission européenne de formation de l'armée malien­ne (UETM), le colonel Bruno Héluin, que nos lecteurs connaissent déjà pour avoir mérité de figurer dans notre rubrique « Le Bêtisier militaro-ultramarin », a confié au quotidien Le Monde ses premières impressions sur l’état de ladite armée. Nous vous recommandons chaudement, amis du CVBB, de lire cette interview deux fois, la deuxième après y avoir remplacé le mot « Mali » et ses dérivés par « Côte d’Ivoire » et « ivoirien(ne) », histoire de voir l’effet que ça fait… Pour corser l’épreuve, nous vous rappelons qu’il y a quelques années, sous Bédié, la France dépêcha chez nous plusieurs officiers, dont un général trois étoiles !, et un préfet, pour effectuer un audit de notre système de défense et de sécurité.  Voici comment à l’époque le journaliste Abel Doualy rendit compte de l’événement dans l’officieux « Fraternité Matin ». 


UN AUDIT EN COURS SUR l'ARMÉE ET LA POLICE

« Le chef de l’Etat, qui a défini le 4 août dernier une nouvelle politique de défense et de sécurité, a demandé au président de la République française de lui envoyer une mission d’audit pour examiner ce qu’il fallait faire pour que les forces armées, la gendarmerie et la police soient le plus adaptées possible à cette nouvelle politique de
le gl Fruchard et l'amb. Dutheil reçus par le président Bédié
défense. C’est ce que nous avons fait pendant vingt jours avec une délégation comprenant six officiers et un préfet. Nous sommes au terme de la première partie de notre mission qui est une mission exploratoire, et nous rendrons un rapport définitif d’audit à la fin février prochain. »


Ainsi se présente la quintessence de l’audience que le chef de l’Etat, S.E.M. Henri Konan Bédié accordée hier en fin de matinée en sa résidence de Daoukro à des officiers français conduits par le général Fruchard, inspecteur des troupes de marine françaises, qui s’est ouvert à la presse au terme de leur rencontre avec le président de la République.
Quelles pourraient être les grandes lignes de ce rapport d’audience en attendant la version définitive en février 1998 ? « Pour l’instant, a fait remarquer le général Fruchard, les choses sont confidentielles et nous avons encore beaucoup à travailler pour élaborer définitivement le rapport ».
A cette audience accordée à la délégation française composée de deux officiers et d’un préfet, ont pris part le ministre de la Défense, M. Bandaman N’Gatta, l’ambassadeur de France en Côte d’Ivoire S.E.M. Christian Dutheil de La Rochère et le secrétaire général du Conseil national de Sécurité, le général Tanny Ehuény Joseph.
 
Abel Doualy - Fraternité Matin 22 décembre 1997, page 31

Après cette audience historique à Daoukro, on n’entendit plus jamais parler de la commission d’audit du brave général Fruchard ni de son rapport. A lire les propos du colonel Héluin (ci-dessous), il semblerait qu’en France non plus. Sinon, ce brave colonel parlerait-il de l’armée malienne et de ses cadres avec une telle suffisance ? Comme si, dans cette région,  c’était la seule armée sous-équipée, qui n’est pas entraînée et dont les cadres pléthoriques seraient corrompus…
Si ce rapport ne fut pas publié, il n’en doit pas moins exister quelque part, dans les archives du ministère français de la Défense par exemple… Colonel, faites votre possible pour vous le procurer. Ça vous rendra certainement plus humble et encore plus apte à remplir votre mission. Car en constatant l’état lamentable de nos malheureuses FANCI déjà à la fin des années 90, vous comprendrez que l’armée d’un pays à l’économie soi-disant florissante, une armée dont de nombreux officiers français portaient alors très officiellement l’uniforme et les insignes depuis des années, pouvait être encore plus nulle que celle d’un pays pauvre comme le Mali ; un pays, qui plus est, livré depuis plus de vingt ans à des politiciens incapables, cupides et vénaux que Paris soutenait en sous-main, tel ce bouffon d’ATT dont le capitaine Sanogo et ses camarades ont débarrassé leur patrie le 22 mars 2012.
Ironie de l’histoire, cet événement a eu lieu deux ans, pratiquement jour pour jour, avant le renversement de Bédié par un coup d’Etat militaire exécuté …dans une totale indifférence de la France.

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L’interview du colonel Héluin 

Quelles sont les conclusions de votre audit de l’armée malienne ?
C'est une armée qui Vit au Jour te jour. Nous avons aussi constaté un manque évident de forma­tion. Au Mali, il n'y a pas d'école d'application pour se spécialiser dans la transmission, l'artillerie, l'infanterie ou la cavalerie. Quand un officier arrive, il décou­vre son métier, littéralement ! Les militaires ne s'entraînent pas, fau­te de moyens. Enfin, l'armée malienne est sous-équipée et dépend des dons depuis trois ans. Autrement dit, le monde entier venait se débarrasser ici de son vieux matériel. Au niveau des transmissions, des systèmes russe, chinois, américain et français cohabitent. Sous couvert de bonne volonté, nous avons donc aggravé les dysfonctionnements.
Pourtant l’armée malienne a bénéficié du programme de formation américain ?
Les Américains ont surtout for­mé des bataillons dans le Nord, en majorité des Touareg. Quand l'ar­mée malienne a explosé (face aux rebelles au début 2012), ce sont ces unités-là qui ont disparu. Les Amé­ricains avaient axé leur mission de formation sur le contre-terro­risme. En visant les Touareg, c'était une façon de faire du rensei­gnement. Nous voulons éviter cet écueil en travaillant avec tous les bataillons.
Quel est le niveau de corruption au sein de l’armée ?
Il est difficile de l'évaluer préci­sément, mais la corruption est évi­dente. Depuis 2006, les Maliens ont commandé 800 pick-up. Aujourd'hui, il n'en reste quasiment aucun. Une partie a été volée, certains cadres ont récupé­ré les moteurs neufs. C’est la ges­tion de la misère. Et l'exempte n'est pas donné par le haut. Le clientélisme est le mode de pro­motion. Apres son coup d'Etat du 22 mars 2012, le capitaine Sanogo a limogé 6l généraux et il en reste 42. Il y avait donc 104 généraux pour une arme de 20000 soldats. A titre de comparaison, la France compte 150 généraux pour un effectif (de l’armée de terre) de 120000 hommes.
Faut-il intégrer dans l’armée malienne les milices constituées pour s’opposer aux islamistes ?
L’armée est en train de recruter 4000 jeunes de 17 à 19 ans, dont certains appartiennent aux milices. Mais ils sont choisis sur des critères objectifs. Aucune milice, en tant que corps constitué, ne  basculera dans l’armée. Ces jeunes seront sortis de leur milieu pour suivre six mois de formation. J’ai travaillé avec l’état-major malien sur la question. Les chefs ou cadres de milices d'autodéfen­se ne seront pas intégrés.
Le chef putschiste du 22 mars 2012, le capitaine Sanogo, est à la tête du Comité de réforme de l’armée. Avez-vous travaillé avec cette structure ?
Je suis un militaire, j’obéis aux politiques. J’ai reçu un ordre : pas de contact avec le capitaine Sanogo ni avec le Comité de réforme.
Un ordre donné par qui ?
Par l’Union européenne. C’est une décision politique. Il ne m’appartient pas de la commenter.
Donc, ce comité n’est pas l’outil approprié pour réformer l’armée malienne ?
C'est un acteur local, influent, visiblement. Il ne m'appartient pas de dire s'il est approprié ou pas. C'est aux Maliens d'en juger. Même si je ne suis pas dupe. Ce comité est sans doute informé de nos travaux.
L’appui de la communauté internationale est-il suffisant ?
Non. La communauté internationale dit « il faut absolument reconstruire l'armée malienne », mais il n'y a pas un centime d'euro remis à l'armée malienne. Rien n'a été donné, alors que 8 millions d'euros ont été promis le 29 janvier à la conférence des donateurs d'Addis-Abeba. Parallèlement, cette même communau­té internationale équipe la Mis­sion internationale de soutien au Mali (Misma, le contingent afri­cain déployé par la Cedeao). Or l'armée malienne en a davantage besoin. Parce qu'elle doit retrou­ver, vite, les moyens de défendre son territoire national et de faire face à la menace.  

Intérim
Source : Le Monde 23 avril 2013  

en maraude dans le web
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