mardi 6 novembre 2012

REFLEXIONS SUR LES PRIMAIRES DEMOCRATES DE 1988

« Il y a quatre ans, le cœur de l’Afrique battait au rythme de l’élection américaine. Pensez donc, pour ces grands sentimentaux, un frère allait entrer à la Maison-Blanche. L’émotion est nègre. Très peu d’Africains ont pris la peine d’user de la raison pour comprendre que l’élection qui se déroulait, désignerait le Président américain. (…). Obama était édifié par l’expérience des Jackson, Powell, de tous ces Noirs qui avaient rêvé de la Maison-Blanche et n’avaient pas dépassé le cap de l’investiture par leur parti. Il avait compris que l’Amérique n’était pas prête à élire un «descendant d’esclave», mais qu’elle était mûre pour poser un acte fort pour l’égalité raciale. Ceux qui ont une expérience des Usa, notamment du côté de la Virginie, du Mississipi ou de l’Alabama, savent qu’une bonne frange d’Américains blancs est encore rétive à cohabiter avec les Noirs. (…). Obama sait tout cela. Son ascension vers le sommet passe donc par la construction d’une identité qui l’éloigne le plus possible de cette population. » AFP 05 Novembre 2012


Obama ou Romney ?
Si l’élection de Barack Obama il y a quatre ans comme président des Etats-Unis fut une telle surprise pour certains, c’est parce qu’ils n’avaient pas tiré toutes les leçons des deux candidatures à la candidature du pasteur Jesse Jackson. A l’époque, réagissant à un article de la revue (encore) soviétique en Français « Temps Nouveaux », j’avais adressé à son directeur une lettre, restée sans suite, qui de ce fait reste pour moi toujours actuelle. Et actuelle, elle l’est d’autant plus que la question que je me posais à la fin, et qui me semblait être la seule vraie question posée tant par le fait même de la candidature de Jesse Jackson que par la remarquable progression de son score entre 1984 et 1988, est toujours ouverte, après (ou malgré) quatre années de présidence …Obama.
Alors que nous attendons non sans anxiété – et pas seulement les Noirs d’Afrique ou d’ailleurs – de savoir si Barack Obama sera reconduit aujourd’hui ou si les électeurs lui préféreront Mitt Romney, j’offre à nos lecteurs cette lettre vieille de 24 ans, comme ma contribution personnelle à la compréhension des enjeux – relativement à la question des relations « raciales », notamment – d’une élection présidentielle étatsunienne à notre époque.


Lettre au directeur de Temps Nouveaux

                  
 J’ai tenu, malgré certains scrupules, à vous faire part de ma surprise, en lisant l’article de Galina Borissova sur Jesse Jackson (TN-18/88), d’y rencontrer des énoncés du genre :

1- “Les descendants des anciens esclaves n’ont pas pardonné à leurs maîtres. Et les descendants de ces derniers le savent. Ces animosités réciproques ne peuvent être aplanies ni par la réduction du clivage dans les niveaux de vie, ni par les acquis des combattants pour les droits civiques des années 60, ni par les possibilités offertes aux citoyens de couleur d’atteindre le sommet de la pyramide sociale, ni l’égalité du droit à l’instruction (quoique, là encore, les choses se présentent mieux sur le papier que dans la réalité). Apparemment, cent ans ne suffisent pas pour refaire la mentalité d’une nation, comme l’exemple américain n’est pas le seul à le prouver.”

2- “J’avoue que je ne me suis jamais sentie si mal à l’aise que sous les regards de certains habitants d’Harlem fumant sur les marches d’une maison. Je sentais leur haine monter depuis quelque recoin de l’inconscient.”
3- “On se demande aussi logiquement si Jesse Jackson est prêt à surmonter le complexe inconscient du ressentiment pour le mal que lui a causé l’Amérique blanche.”
4- “Il n’empêche que l’Amérique des années 80 n’est pas prête à être gouvernée par un président noir.”

Sans vouloir faire un procès d’intention à G. Borissova ni, à plus forte raison, à Temps Nouveaux que je lis avec le même intérêt depuis que je l’ai découvert il y a plus de vingt ans, j’estime qu’il n’est pas possible de laisser passer cet article sans relever ces opinions qui ne dépareraient pas la panoplie des idéologues qui font l’opinion en Occident.
Tout d’abord, je voudrais faire observer que les noirs américains – qui, soit dit pour mémoire, ne sont pas tous des noirs si on n’envisage que leur morphologie. Ainsi, par exemple, votre Pouchkine serait un noir s’il était né aux Etats-Unis ! – n’ont nullement besoin de remonter jusqu’à l’esclavage pour trouver les raisons et les causes de la haine que G. Borissava a cru voir dans le regard de certains habitants de Harlem. En effet, la situation actuelle des relations raciales dans ce pays n’est liée à l’esclavage que d’une façon très indirecte. La situation actuelle des noirs dans la société américaine résulte essentiellement des institutions racistes développées postérieurement à la guerre civile et à l’abolition de l’esclavage.
L’éminente personnalité noire W.E.B. DuBois rapporte que nombre d’observateurs ont remarqué après la guerre de sécession que les sudistes semblaient avoir détourné leur colère du gouvernement fédéral pour la reporter sur le peuple de couleur. L’évolution d’un Fitzhugh, le principal idéologue sudiste de cette époque, en est d’ailleurs la preuve. Après avoir passé une bonne part de son existence à dénoncer la négrophobie, tout en étant du reste un esclavagiste ainsi que l’écrit son biographe, il a lui aussi fini comme un négrophobe. Après la guerre de sécession, il se mit à décrire les noirs dans des termes qui l’eussent révolté quelques années plus tôt (…). D’après E. Genovese (The World the Slaveholders Made), la négrophobie peut être rattachée aux traumatismes de la défaite et de la reconstruction.
Contrairement à ce qui s’est produit dans d’autres pays de la région, où la discrimination raciale perdit peu ou prou de sa rigueur après l’abolition de l’esclavage, aux Etats-Unis elle se renforça sans cesse à partir de l’abolition. Il est établi que c’est pendant les dernières années du 19e siècle, donc trente ans environ après la fin de la guerre civile, que la violence raciste vis-à-vis des noirs devint systématique. C’est à cette période, entre 1890 et 1900, qu’il y eut le plus de lynchages : en moyenne 154 par an ! C’était l’époque où, écrit Henri Alleg (SOS America), le lynchage donnait lieu à de véritables fêtes populaires ; les gens étaient avertis par avance et les familles venaient sur les lieux avec leur pique-nique.
Aujourd’hui, certes, on ne lynche plus ; mais le racisme n’en conditionne pas moins l’existence des noirs américains. Pour des millions d’entre eux, les pratiques d’exclusion de la vie civique, sanctionnées ou non par des lois formelles étatiques ou fédérales ; les meurtres individuels ou massifs ; les dénis de justice ; la privation d’instruction, la relégation dans des métiers, des fonctions ou des tâches subalternes, et la ségrégation dans l’habitat ne relèvent pas de complexes freudiens logés dans “quelque recoin de l’inconscient”, mais sont des réalités qu’ils doivent quotidiennement affronter.
L’expression “les descendants des ex-maîtres” que G. Borissova emploie pour désigner les blancs n’a aucune justification historique, si elle n’est pas une mystification pure et simple, ainsi que la suite le donne à penser. En effet, la plupart des noirs américains reconnaissables à leur couleur sont des individus métissés à divers degrés. Eux aussi sont donc les descendants des ex-maîtres. Mais surtout, la plupart des blancs qui peuplent les Etats-Unis ne sont pas des descendants d’ex-maîtres d’esclaves, mais des immigrants arrivés dans le pays après l’abolition, et qui n’y sont pas toujours arrivés, loin s’en faut, dans un état social et culturel différent de celui qu’avaient les noirs au lendemain de l’abolition lorsqu’ils se retrouvèrent libres, mais sans instruction, sans terre, sans outils et sans toit. En 1865, le voyageur français Duvergier de Hauranne observait un groupe d’immigrants embarqués dans le même train que lui : “C’étaient des paysans de Bohême avec leurs pieds nus, leurs costume nationaux et leur saleté séculaire (…). Ces braves gens sont de futurs yankees. L’an prochain, ils auront pris le costume et, l’année suivante, le langage de leur nouveau pays ; leurs enfants seront des hommes modernes et ne se souviendront plus de leur pays natal…”
En effet, contrairement aux noirs qu’ils fussent déjà libres avant l’abolition ou libérés par elle, les immigrants européens avaient l’avantage d’être des blancs. Aucun stigmate pouvant trahir leur ancienne condition ne les différenciait des blancs déjà en place. Grâce à quoi ils bénéficiaient tout naturellement de l’exclusion des noirs. Même, beaucoup de ces nouveaux venus devinrent des racistes virulents, comme les noirs de New York l’apprirent à leurs dépens avant même la fin de la guerre civile.
Ce qu’on appelle le problème noir est fait aussi de cette injustice dans le sort fait aux uns et aux autres et dont tous les blancs ont profité et aucun noir. Dans ces conditions, est-il honnête de donner à croire que les blancs seraient en quelque sorte d’innocentes et patientes victimes d’un ressentiment imaginaire ou, tout au plus, seulement motivé par des souvenirs inconscients du temps de l’esclavage ?
Au lieu d’écrire : “cent ans ne suffisent pas”, ne vaut-il pas mieux écrire : “cent ans ne suffisent pas si les hommes n’y mettent pas du leur” ? Car enfin, ce n’est certainement pas une question de temps, ni même d’intention déclarée, mais une question de volonté et d’application. Avant de dire : “il n’y a pas d’espoir”, ne faut-il pas d’abord essayer, et essayer sérieusement avec esprit de suite, quand il y va de la dignité et même de la vie de millions de gens ?
Puisque G. Borissova en appelle à d’autres exemples, outre celui des Etats-Unis, pour étayer son opinion, sans préciser lesquels, je me permets de citer l’opinion de votre poète Oljas Souleimanov (TN-15/88) : “Nous n’avons pas le droit de transférer des faits isolés du passé dans l’aujourd’hui en transmuant les outrages d’antan en souffrances actuelles de toute une nation qui de nos jours fait partie d’une grande famille de peuples et constitue une république au sein d’un Etat multinational.” Il s’agissait, je crois, de mettre en garde contre certains phénomènes aberrants observés ces derniers temps dans les relations inter-nationales en Union soviétique. Je suis sûr que, comme moi, tous les amis de votre pays se réjouissent de ce que chez vous, apparemment, personne ne prend son parti de telles choses.
Aux Etats-Unis par contre, la transmutation des outrages d’antan en souffrances actuelles n’est pas un phénomène aberrant ; c’est la règle ! Et c’est peu de dire que dans ce pays rien n’a été vraiment fait pour en finir avec les conséquences de l’esclavage, ni avec celles des lois Jim Crow, ni avec celles de la ségrégation dans l’habitat entraînant l’inégalité dans l’éducation, l’accès aux soins de santé, le travail et la rémunération. Ce pays dont on dit sans cesse qu’il donne sa chance à chacun a toujours refusé et continue de refuser toute chance à ses citoyens noirs.
Aussi peut-on s’étonner que G. Borissova use de l’expression “animosités réciproques” pour désigner une situation dans laquelle les noirs n’ont aucune part, sinon comme victimes, récalcitrantes certes, mais sans vrai recours depuis plus de trois siècles.
Quant à la touchante confidence sur la peur qu’elle éprouva pendant sa visite à  Harlem, j’avoue qu’elle me rappelle une vieille caricature antibolchévique : l’homme au couteau entre les dents ! C’est, de ma part, une impression purement subjective, mais je veux être aussi sincère et spontané que votre journaliste. Cela dit, se peut-il que dans le regard de ces pauvres gens elle n’ait su voir que la haine et rien de leur immense détresse ?
Hélas ! il paraît que glasnost et perestroïka nous réservent aussi, parmi les nombreux bienfaits espérés qui les justifient, des visions peu agréables comme, par exemple, celle d’une journaliste de Temps Nouveaux parlant de Harlem comme si elle écrivait pour les lecteurs du Figaro !
Il me semble que dans Temps Nouveaux, qui, même avant la perestroïka, n’avait pas d’équivalent en Occident, on ne devrait jamais dire les choses à moitié lorsqu’il s’agit d’éclairer la situation et l’avenir des relations raciales aux Etats-Unis. Car il y a le risque d’accréditer l’idée que le système ségrégationniste trouve sa justification dans les vices et les attitudes des noirs eux-mêmes ; ou bien, que la haine est toujours du même côté, celui des noirs. Or, les noirs tels que G. Borissova nous les montre à travers les jugements condescendants de certains blancs, et tels qu’elle-même les aurait perçus à Harlem, sont une création du système ségrégationniste. Quant à ce qui se passait selon elle dans l’inconscient des habitants de Harlem à sa vue, je voudrais lui poser une question : est-ce qu’elle s’imagine que si elle avait été noire et qu’elle se fût aventurée dans une zone résidentielle blanche, c’est de l’amour qu’elle aurait lu dans le regard des blancs occupés à tondre le gazon devant leurs coquettes maisons ?
J’en viens, pour terminer, à ce qui paraît être la conclusion de l’analyse de G. Borissova ; analyse qui doit tant au freudisme et si peu au matérialisme dialectique : “L’Amérique des années 80 n’est pas prête à être gouvernée par un président noir”. A quoi cette “nouvelle” rime-t-elle ? Je ne dis pas qu’elle n’est pas vraie ; je dis qu’elle n’apporte rien à l’article de G. Borissova, au contraire !
Si on en juge d’après son programme politique, le plus clair et le plus exigeant de cette campagne, ce n’est pas en tant que noir que Jesse Jackson serait élu, s’il est élu. Si tel devait être le cas, il eût été préférable pour lui de se présenter à cette élection vêtu d’une livrée de majordome, d’un habit de groom ou d’un costume de jazzman. Il est vrai, cependant, qu’il y a des gens qui sont intéressés à ce que sa compétition avec Michael Dukakis soit perçue par le public comme une lutte entre les noirs et les blancs.
Il est déjà évident que le candidat démocrate à l’élection de 1988 ne sera pas le descendant (en partie) d’esclaves noirs arrivés peut-être au début du 17e siècle, mais le fils d’immigrants grecs de 1912. Pour autant, les années 80 ne resteront pas dans l’histoire comme celles où l’Amérique n’a pas élu un noir à la présidence, mais celles où, candidat à deux élections présidentielles successives – primaires, il est vrai –, un noir a vu son audience s’élargir très sensiblement de l’une à l’autre, jusqu’à talonner celle des plus grands favoris ; ce qui prouve que les limites de son électorat potentiel dépassent celles de la minorité noire.
Pour la première fois dans l’histoire des Etats-Unis, une fraction considérable du corps électoral comprenant, certes, presque l’ensemble des noirs inscrits sur les listes électorales, mais aussi beaucoup de blancs, affirme par son vote que seul l’échec aux élections après une compétition loyale, et rien d’autre !, peut interdire la présidence des Etats-Unis à un citoyen américain né dans le pays.
Telle est la seule vraie leçon de la campagne en cours. On peut regretter que G. Borissova ne l’ait pas souligné suffisamment et qu’elle ait préféré cette “nouvelle sensationnelle”, au risque de se faire le relais d’une opération de diversion médiatique qui se développe en Occident et dont l’objectif évident est de barrer la route d’une éventuelle vice-présidence à Jesse Jackson en cas de victoire démocrate. Il n’est pas indifférent que, depuis la fin de la dernière guerre mondiale, trois vice-présidents aient directement accédé à la présidence pour des raisons diverses. Ceux qui ont placé Jesse Jackson juste derrière Michael Dukakis acceptent cette éventualité ; donc il est absurde de claironner : “L’Amérique des années 80 n’est pas prête… etc.” Les électeurs de Jackson ne sont-ils pas, eux aussi, l’Amérique ?
En réalité, ce n’est pas l’Amérique, mais seulement les racistes qui ne sont pas prêts et qui font mine de s’épouvanter d’un fantôme dans l’espoir de détourner l’attention du public de la véritable question que pose la performance du candidat noir, à savoir : est-ce que les leaders du parti démocrate sont prêts à saisir cette occasion pour donner le coup décisif à la discrimination raciale dans le pays, et dans tous les domaines ?
Depuis quelques semaines on entend dire qu’un ticket Dukakis-Jackson conduirait inévitablement les démocrates à l’échec. Il est également question de complots en vue de l’assassinat de Jesse Jackson. Tout cela relève de manœuvres de basse politique qui visent à annuler le principal acquis de la prodigieuse campagne de ce candidat, à savoir : la démonstration désormais faite que des millions d’Américains sans distinction de couleur sont décidés à en finir avec tout le système ségrégationniste. Après tout, dans le passé, des tickets ont échoué sans qu’il y eût des noirs parmi les candidats ; et des candidats ont été assassinés qui n’étaient pas des noirs…
Dans ces conditions, il est clair que si Michael Dukakis refuse de s’associer avec Jesse Jackson sous prétexte de ne pas compromettre ses chances de battre George Bush ou de protéger la vie de Jackson, une telle décision constituerait une prise de position pure et simple en faveur du maintien du système ségrégationniste. Et il porterait une lourde responsabilité devant l’Amérique.
Plutôt que de se lamenter parce que le prochain président des Etats-Unis ne sera pas un noir, ne doit-on pas se réjouir de ce que, peut-être, l’Amérique a la possibilité cette année, grâce à la campagne de Jesse Jackson, d’élire son deuxième président abolitionniste, cent vingt quatre ans après Abe Lincoln ?


Marcel AMONDJI (26 mai 1988)






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