La fête de la lumière, dont l’apothéose était le gigantesque feu d’artifice tiré le 31 décembre à minuit dans le quartier du Plateau, s’est terminée en tragédie à Abidjan.
La Côte d’Ivoire commence mal l’année.
Soixante morts, des dizaines de blessés, dont
certains très graves. Que s’est-il vraiment passé à Abidjan lors de cette nuit
de la Saint-Sylvestre qui devait marquer l’entrée de la Côte d’Ivoire dans une
ère de renouveau, selon les souhaits de son président Alassane Ouattara? Les
services de sécurité ont-ils été à la hauteur? Et, question subsidiaire, le
pays est-il en état de bon fonctionnement comme ne cessent de le répéter les
autorités ivoiriennes?
Des secours trop tardifs
Selon le présentateur du journal de la RTI
(Radio-Télévision Ivoirienne), le drame s’est joué vers 3 heures du matin,
heure à laquelle les secours ont vraiment commencé à être efficients. Ali, un
rescapé, situe l’heure de la tragédie vers 1h20, une demi-heure après la fin du
feu d’artifice qui avait ébloui des dizaines de milliers de personnes.
«La foule qui quittait le quartier du Plateau a
été effrayée par une bande de jeunes arrivant en sens inverse avec une attitude
menaçante, raconte-t-il. Les premiers rangs se sont arrêtés. Les gens criaient
partout. Derrière moi, ça poussait. J’ai été soulevé de terre puis j’ai
commencé à tomber. Mon pied était coincé et il allait se casser quand un
monsieur m’a tendu la main. Il m’a tiré et m’a sauvé».
Il affirme avoir ensuite couru pour alerter des
«corps habillés» (policiers) qui, à quelques centaines de mètres de là,
veillaient sur un concert finissant, tranquillement assis, ignorants du drame.
Il était 1h40 et les secours avaient déjà dû être
alertés par d’autres canaux. Le colonel Issa Sacko, patron des pompiers
d’Abidjan, affirme avoir été prévenu à 2h10. Les secours, qui se trouvent à dix
minutes du lieu de la tragédie, ne sont arrivés selon des témoins que quelques
minutes avant 3h. Selon l’Agence Ivoirienne de Presse, il s’est écoulé près de
deux heures entre la bousculade et le moment où les victimes ont été secourues.
Des policiers absents
Hamed Bakayoko, le ministre de l’Intérieur,
affirme avoir mobilisé cinq mille policiers pour sécuriser Abidjan durant cette
nuit de la Saint-Sylvestre. Lors de ses vœux de nouvel an, il les avait engagé
«à plus de rigueur dans l’exercice de leur fonction», les exhortant «à plus de
professionnalisme et à bannir les mauvaises pratiques telles que le racket».
Or, selon les témoins, il n’y avait aucun policier
présent à l’endroit de la bousculade. Où étaient-ils? Et pourquoi personne n’a
tenté d’arrêter la horde sauvage venue d’un quartier périphérique qui a semé la
peur dans les rangs des paisibles spectateurs du feu d’artifice. Des voyous qui
ont ensuite dépouillé les victimes de leur argent et de leurs téléphones
portables.
Quant aux pompiers, ils ont une longue tradition
de retard à l’allumage et selon l’expression ivoirienne, ils ne sont souvent
que des «médecins qui arrivent après la mort» qui n’a pas changé depuis
l’époque Gbagbo.
Le pays reste désorganisé
Cette tragédie, qui reste un accident
difficilement prévisible, illustre cependant les difficultés rencontrées par
Alassane Ouattara à remettre le pays en bon état de marche:
«L’administration ne suit pas, raconte un patron
de PME française. L’état n’a pas d’argent pour nous rembourser les crédits
d’impôts qu’il nous doit. Les anciennes pratiques de corruption et de racket
n’ont pas disparues. Les nouveaux arrivants qui ont pris le pouvoir sont encore
plus voraces que leurs prédécesseurs. Et tout aussi désordonnés. Les
pro-Gbagbo, qui sont encore nombreux, traînent des pieds. On ne peut pas
construire un pays en dressant une partie de ses habitants contre l’autre. Ça
ne marche pas et le climat pour les affaires reste difficile.»
Des lendemains qui ne chantent pas encore
Pourtant, Alassane Ouattara continue à annoncer
des lendemains qui chantent.
«La Côte d’Ivoire a devant elle “des possibilités
comme rarement” elle en a connu», a-t-il lancé lors de ses voeux de nouvel an,
assurant que les Ivoiriens bénéficieraient bientôt des retombées de la
croissance retrouvée et des chantiers engagés.
Et il continue à suivre avec obstination la ligne
de conduite qu’il s’est fixée: la recherche de la cohésion nationale «ne peut
se faire au détriment de la justice et de la lutte contre l’impunité».
Si huit figures du régime déchu viennent d’être
libérés, des dizaines de pro-Gbagbo restent détenus sans jugement depuis plus
de dix-huit mois pour des faits liés à la crise postélectorale.
L’opposition et des ONG internationales dénoncent
une «justice des vainqueurs», aucune personnalité du camp Ouattara n’ayant
encore été poursuivie alors que certains soutiens du pouvoir actuel sont
soupçonnés de crimes commis lors des événements de 2010-2011.
Dominique Ouattara, la grande prêtresse des réjouissances
Pour convaincre les investisseurs étrangers que la
Côte d’Ivoire est de retour, Ouattara multiplie les opérations de prestige
comme cette opération «Abidjan, perle des lumières», débutée à la mi-décembre
avec en apothéose le feu d’artifice du 31.
C’est son épouse, la Française Dominique Ouattara,
préposée aux oeuvres de charité à grand spectacle, qui s’est mise aux manettes
en illuminant un gigantesque sapin numérique haut de 30 mètres, pour un poids
de 5 tonnes. Le quartier du Plateau s’est embrasé de milliers de figurines
lumineuses, de paquets cadeaux et de sapins brillant de mille feux.
Un spectacle éblouissant qui, chaque nuit,
provoque l’émerveillement de nombreux habitants venus de quartiers
périphériques. La facture de ces illuminations à grand spectacle, confiée à la
société Sunu, de droit luxembourgeois, gérée par un Sénégalais, se chiffre en
centaines de millions de Francs CFA (des centaines de milliers d’euros). Mais,
au diable l’avarice :
«Ces lumières illuminent le cœur des Ivoiriens et
symbolisent la renaissance de la Côte d’Ivoire», s’enthousiasme la Première
Dame. Abidjan ainsi éclairée, c’est le signe du «renouveau, l’image d’une Côte
d’Ivoire que nous voulons brillante et belle».
Une Côte d’Ivoire à deux vitesses
Mais cette opération ne fait pas que des heureux
car l’intendance de la Compagnie Ivoirienne d’Electricité (CIE) ne suit pas
toujours. Quand les climatiseurs tournent à plein régime (la température
atteint 34 degrés certains jours), des quartiers de la capitale économique
subissent des baisses de tension et même des délestages qui plongent les
habitants dans le noir, la chaleur et les moustiques.
«Moi je ne sais pas ce qui se passe, on dit y a
lumière à Abidjan mais nous ça ne nous touche pas aussi ! Dès qu’il est 19h, on
coupe courant chez nous ici jusqu’à 22h au moins, et c’est comme cela tous les
jours depuis qu’ils ont commencé leur jeu de lumière là », lâche dépité un
jeune travailleur du port d’Abidjan qui habite un quartier situé à la sortie
est de la capitale économique.
A Treichville Biafra, non loin du pont Général De
Gaule illuminé de mille lumières, Fousséni ne cache pas son ras-bol :
« Moi-même j’ai voté pour le Président Ouattara
mais ce n’est pas ce qu’il nous avait promis ! On ne peut pas rester toute la
nuit sans courant chez nous pour éclairer un pont (allusion faite au pont De
Gaulle qui scintille). Je vous jure que je suis déçu quoi ! ».
La mascarade Chris Brown
Autre facture à régler, celle des Kora Awards, les
Oscars de la musique africaine, une cérémonie qui traîne une lourde réputation
de désorganisation dans tous les pays où elle se déroule. Prévue à Abidjan le
29 décembre, elle a tourné au fiasco total. Ses organisateurs avaient pourtant
fait un grand «boucan» autour de la venue de Chris Brown, l’Américain star de
la pop music, lauréat du prix de la Diaspora des Etats-Unis.
Cerise sur le gâteau, l’artiste devait débarquer
avec sa compagne Rihanna, la star mondiale. Il a commencé par refuser de monter
dans l’avion de location qui lui avait été envoyé pour l’acheminer, lui et sa
suite, à Abidjan. Au motif surréaliste, selon son manager, que l’appareil ne
comprenait que 14 places, dont 4 réservées aux pilotes. Il en manquait donc
deux pour permettre au chanteur, à son staff, et à Rihanna, soit douze
personnes, d’embarquer.
Il est finalement arrivé à Abidjan avec 24 heures
de retard, provoquant le report d’une journée de la cérémonie d’ouverture. Sur
place, il devait assurer deux shows. Mais, fâché devant le vide intersidéral
des deux lieux de spectacle où il devait se produire, il a refusé de chanter…
Et pour cause, de nombreux artistes, invités eux aussi, avaient plié bagages
après le report de la cérémonie, et au stade Houphouët-Boigny, le prix des
places (jusqu’à 1.500 euros) avait découragé les spectateurs.
Avec le flop des Kora Awards, le week-end de la Saint-Sylvestre avait mal
commencé à Abidjan. Il s’est terminé dans la tragédie. Alassane Ouattara, qui a
décrété trois jours de deuil national et promis des enquêtes, a encore beaucoup
de pain sur la planche pour remettre le pays dans le droit chemin.
Philippe Duval, avec Ciryl Gnantin à Abidjan
EN MARAUDE DANS LE WEB
Sous cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenance
diverses et qui ne seront pas nécessairement à l'unisson avec notre ligne
éditoriale, pourvu qu'ils soient en rapport avec l'actualité ou l'histoire de
la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, et que, par leur contenu informatif, ils
soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des
enjeux de la «crise ivoirienne».
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Source : Connectionivoirienne.net 4
janvier 2013
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