mercredi 23 janvier 2013

« L’assassinat du sénateur Victor Biaka Boda »

Durant trois années, de 1950 à 1953, la « liste par ordre Alphabétique » des sénateurs français, rééditée plusieurs fois l'an, présenta une étrange anomalie : elle portait, à la page Territoires d'Outre Mer, le nom de Victor Biaka-Boda, assassiné le 28 janvier 1950, mais qui ne fut juridiquement déclaré mort que le 20 mars 1953. Encore fallut-il attendre jusqu'au 10 juillet suivant pour que le Ministre de la France d'Outre Mer en fit officiellement la communication au Conseil de la République.  A cette occasion, la grande presse évoqua pour la dernière fois le nom du « petit sénateur » représentant l'Ouest de la Côte d'Ivoire, que l'on appelait familièrement ainsi parce qu'il était jeune d'âge et de caractère et que sa taille ne dépassait pas 1 m 50. Ses camarades du P.D.C.I-R.D.A. l'aimaient pour sa gentillesse, sa simplicité et son empressement à servir son parti.
Né à Gagnoa, à 300 km d'Abidjan, il avait suivi les cours de l'Ecole de Médecine de Dakar et exerçait à N'Zérékoré, en Guinée, lorsque commença sa brève carrière politique.
Acquis dès 1946 aux idées nouvelles, il milite au Rassemblement Démocratique Africain et accepte, en 1948, la mission que lui proposent les dirigeants du P.D.C.I. : succéder au sénateur Etienne Djaument dont le mandat n'est pas renouvelé en raison, à l'origine, de certaines divergences idéologiques. Malheureusement, les adversaires du R.D.A. ont rapidement tiré profit de la situation et entraîné vers eux l'ancien parlementaire. De fait, au début de 1949, M. Djaument se trouve être le principal artisan du premier incident grave qui oppose à Treichville, militants du P.D.C.I. et opposants soutenus par l'Administration coloniale et les colons. Après les échauffourées du six février 1949, les incidents sanglants se multiplièrent en Côte d'Ivoire sous le signe de la répression lancée contre le parti de M. Félix Houphouët-Boigny.
Le nouveau sénateur élu le 14 novembre 1948 entre ainsi immédiatement dans la lutte, mais pour quinze mois seulement. Son mandat, aux yeux de l'adversaire qui désormais surveille ses activités, a valeur de condamnation à mort.
Victor Biaka-Boda siège pour la première fois au Palais du Luxembourg le 1er décembre 1947. Bien qu'excellent orateur, il s'intervient que six fois dans cette Assemblée en 1949 lorsque son groupe parlementaire l'en charge. 11 faut rappeler que durant cette période, les élus du R.D.A. dans les Assemblée métropolitaines ne pouvaient qu'assurer l'un après l'autre la permanence de leur parti, tant leur présence était nécessaire en Afrique pour faire face à la répression. Parcourir des centaines de kilomètres en évitant barrages et attentats, rassurer ou calmer les populations, forcer la porte des Administrateurs pour protester contre les arrestations, réconforter les familles des prisonniers, se réunir à toute heure du jour ou de la nuit pour prendre des décisions urgentes, telles étaient les tâches quotidiennes des élus du R.D.A... Une nuit de janvier 1950, un contact est organisé entre les dirigeants du P.D.C.I.  détenus à la prison de Grand Bassam (depuis l'affaire du six février 1949) et une délégation de ce parti qui parvient à s'introduire clandestinement dans la place. Biaka-Boda participe à cette dangereuse expédition. Quelques heures plus tard, il quitte Abidjan pour la dernière fois.
Le 27 janvier, il se trouve à Yamoussoukro, village du président du R.D.A., où convergent parlementaires, responsables, militants à l'annonce de la tentative d'arrestation de M. Félix Houphouët-Boigny. Toute la région est en effervescence. Six jours avant, de graves incidents se sont déroulés à Bouaflé coûtant la vie à trois villageois tués au seuil de leur maison par les militaires, ces supplétifs syriens appelés « Alaouites ». Deux cents membres ou sympathisants du P.D.C.I. avaient été arrêtés parmi lesquels on comptera 11 morts à la prison. Bouaflé est en état de siège. Il est difficile d'y rester inaperçu. S'y trouvent présents à la fois, le Procureur de la République Delamotte venu de Grand Bassam rejoindre le substitut Pautrat, le juge de paix Thuillier, l'administrateur du Cercle Buttawand et le Chef de subdivision Gauthereau. La gendarmerie patrouille. Toutes les issues de la localité sont gardées. Que se passe-t-il ? Les autorités judiciaires qui n'ont pas réussi à arrêter le député Houphouët-Boigny à Yamoussoukro ont décidé de le convoquer à Bouaflé. Il répond au Procureur qu'il accepte de se rendre à Grand Bassam, mais pas ailleurs. C'est le sénateur Biaka-Boda qui, ce 27 janvier, porte la lettre et s'entend signifier par le Procureur: «Ce n'est pas à Bassam que je veux voir Houphouët, c'est à Bouaflé. S'il ne vient pas ce soir, demain je fais raser Yamoussoukro. J'en ai reçu l'autorisation ». La préparation du guet-apens est évidente. Le président du R.D.A. confirme son accord pour se rendre à Grand Bassam exclusivement. Revenu le soir du même jour à Yamoussoukro, Victor Biaka-Boda est chargé de porter en voiture un pli à Abidjan en emmenant deux personnes avec lui, l'une à destination de Bouaflé, l'autre de Sinfra. 11 part dans la nuit. Sa voiture tombe en panne à l'entrée de Bouaflé où il se rend à pied pendant que son chauffeur effectue la réparation. On ne sut jamais à la suite de quel imprévu, Victor Biaka-Boda ne rejoignit pas sa voiture à la sortie de Bouaflé comme il en avait exprimé l'intention, mais l'on a pu reconstituer à peu près les circonstances de sa capture. Ayant décidé de rester jusqu'au matin à Bouaflé et ignorant que l'Almany Ali Djabi était passé, sans le faire savoir, du R.D.A. au camp adverse, il vient loger chez ce dernier. Le devoir de l'hospitalité est sacré en Afrique, aussi le sénateur s'endort-il sans crainte, au cœur de la cité sur pied de guerre. Quelques heures passent. Avant l'aube un groupe d'Alaouites vient se saisir de lui. Une femme du nom de Marie est témoin de l'enlèvement. Elle voit la victime, enveloppée dans une couverture, traînée à demi-étranglée hors de la maison. Biaka-Boda sera odieusement torturé à coups de baïonnette... torturé à mort.
Trois ou quatre jours après l'assassinat, un habitant de Bouaflé, Béma Traoré, dont la femme précisément avait assisté à l'enlèvement du sénateur, découvre dans la forêt proche, un corps décapité suspendu à une branche d'arbre à Im40 du sol. La tête coupée est déposée à terre. Dans sa déclaration, six mois plus tard, l'homme dira que l'un des bras ainsi que la jambe du cadavre étaient déchiquetés et qu'il pensait que c'était peut-être là « des traces de coups de baïonnette ». « Je sais, indiquait-il, que ses pieds étaient détachés, mais que ses jambes restaient attachées au corps... » D'autres témoins constatèrent que sur les mêmes lieux, l'on avait brûlé des papiers. On retrouva une broche portant l'initiale B et divers petits objets. Des fragments du vêtement que portait Victor Biaka-Boda le soir où il se rendit à Bouaflé furent identifiés. Pendant des mois, personne à Bouaflé n'osa parler. Pourtant, certains indices montraient que beaucoup « savaient ». Sinon, pourquoi l'Almany Ali Djabi aurait-il été déchu par les musulmans du village, conformément à la loi islamique qui ne tolère point que reste prêtre un criminel ? La population n'ignorait donc pas que le Chef religieux devenu agent de l'Administration avait livré son hôte...
Lorsque des responsables du P.D.C.I.-R.D.A. vinrent sur place tenter de découvrir des traces du disparu, ils se heurtèrent à ce même mur de silence qui, dans tous les pays du monde abrite les populations terrorisées. Patiemment, dangereusement ils continuèrent leur enquête. Un jour, c'est le député Ouezzin Coulibaly qui arrive à Bouaflé, accompagné d'une militante du P.D.C.I. : Margot, laquelle avait guidé Victor Biaka-Boda lors de sa visite nocturne à la prison de Grand Bassam, peu avant son départ d'Abidjan et qui se souvenait de la couleur de ses vêtements. Ouezzin et Margot trouvent le local du parti désert et vide, portes et vitres cassées. Tous les dirigeants locaux sont incarcérés. Personne à qui s'adresser. Nulle porte ne s'ouvre à eux au voisinage du bureau. Force est de demeurer sur place. Mais la friche a envahi la cour. Alors le député et la militante commencent à arracher l'herbe qui masque la porte, accomplissant ce geste antique et simple de ceux qui reprennent possession des terres abandonnées. Une femme s'approche. Puis deux. Puis trois. Elles regardent. L'une d'elles tout à coup crie : « Il n'y a plus d'hommes dans ce village. Mais nous les femmes, nous sommes présentes. Le R.D.A. n'est pas mort... ». Timidement, l'un après l'autre, des hommes viennent rejoindre leurs épouses.
Le 18 juin 1950, suffisamment de preuves sont réunies sur le crime, pour que la famille du sénateur, sur le conseil des dirigeants du R.D.A puisse s'adresser à la Justice. Six jours après cette démarche, dans un laps de temps anormalement court, un transport judiciaire est effectué à Bouaflé. Aussitôt, et pendant les semaines et les mois qui suivent, l'on voit surgir dans la presse internationale des titres extravagants. « France-Soir » de Paris, annonce « Un crâne retrouvé dans la jungle africaine, une épingle de cravate, ce sont les restes d'un parlementaire africain » D'autres journaux ironisent sur l'horreur « d'un crime rituel» et parlent du « sénateur noir mangé par ses électeurs ». L'un d'eux explique que le malchanceux parlementaire avait promis aux sorciers de leur livrer sa jeune épouse si son élection au Conseil de la République était obtenue et n'avait pas tenu son engagement. D'où sa punition.
Cependant, la population de Bouaflé n'était pas seule à connaître la vérité sur la mort de Biaka-Boda. L'anecdote que voici se situe au début de 1952, bien avant l'annonce de la mort juridique du sénateur. Il s'agit de propos échangés entre un étudiant et M. X... Le premier se documente sur les subtilités constitutionnelles de l'Union Française. Le second appartient au « Comité Central de la France d'Outre Mer » – l'ancien « Comité d'Empire », dans le cadre duquel depuis des années certains représentants des grandes sociétés commerciales coloniales se concertent sur la manière de retarder l'émancipation africaine... Peu à peu, la conversation dévie de son objet initial et M. X... montre à son jeune interlocuteur le portrait chaleureusement dédicacé de l'ancien sénateur Etienne Djaument et dit : « Celui-là a compris les choses. Nous l'en avons récompensé... »
— « Mais, interroge innocemment l'étudiant, n'a-t-il pas eu un successeur, mystérieusement disparu ? »
— « Oui, reprend l'autre, en baissant inconsciemment la voix. Biaka-Boda n'avait pas voulu s'incliner. Il n'est pas bon de nous résister... ».

Extrait de : « Les pionniers de l’indépendance… », de Claude Gérard - © Inter-Continents Promotion, 1975 (pp. 134-138).

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