Les problèmes auxquels la justice
ivoirienne est confrontée en ce moment sont inquantifiables. Le palais de
justice d’Abidjan-Plateau est le lieu par excellence où le sombre tableau des
difficultés qui caractérisent cette justice s’étale au grand jour.Tenez, en
matière pénale, où la liberté du prévenu ou de l’accusé ne tient très souvent
qu’à l’humeur d’un juge, le tribunal ne dispose pas, depuis belle lurette,
d’interprêtes assermentés pour mettre au même niveau de compréhension les juges
et le(s) mis en cause lors du procès. «L’Eléphant», qui suit de près les
audiences correctionnelles afin d’observer les conditions dans lesquelles la
justice statue sur le sort des individus présumés innocents d’une infraction, a
pu se rendre compte de ce déficit d’interprêtes dans un « grand palais de
justice » comme celui d’Abidjan-Plateau. Voyez
vous-mêmes. Le mardi 29 mai 2012, il est 14 heures 45 minutes lorsque la
prévenue Cissé Nassénéba, poursuivie par le parquet pour escroquerie, est
appelée à la barre pour répondre de ses actes. Le hic, c’est que la mise en
cause, arrêtée en face du juge pour se défendre, ne comprend pas un traître mot
de la langue de Molière. Elle ne s’exprime uniquement qu’en malinké, dialecte
qu’évidemment, les membres du tribunal ne comprennent pas. Le président du
tribunal demande alors de l’aide dans la salle une première fois. Mais personne
ne réagit. Cissé Nassénéba est donc priée de regagner le box des accusés à
nouveau en entendant qu’un interprête de circonstance soit trouvé. C’est
finalement après avoir jugé cinq (5) autres prévenus que le juge rappelle de
nouveau la dame à la barre. « Y a-t-il quelqu’un dans la salle qui pourrait
nous aider à traduire les propos de la prévenue ? », interroge encore le
président. Une dame volontaire pour qui ce dialecte n’a aucun secret se lève
dans le public pour venir jouer le rôle d’interprète de circonstance. Sur la
traduction de cette dernière, la prévenue est déclarée non coupable. Mais la
recherche d’un traducteur assermenté n’a guère préoccupé les responsables du
tribunal. Car, trois mois plus tard, l’on revivra la même situation dans le
même tribunal. Le mercredi 22 août 2012, à notre passage, à 12 heures 00, au
même endroit pour le suivi des audiences correctionnelles, la situation de deux
prévenus (nous n’avons pas pu avoir les noms pour défaut d’affichage) d’origine
ghanéenne appelés à la barre pour s’expliquer sur les faits qui leur sont
reprochés par le procureur, a attiré notre attention. Devinez ! Les deux
individus, anglophones, ne comprennent que l’anglais et le juge, lui, ne
connaît que vaguement, quelques mots de la langue de Shakespeare. Conséquence
donc, il va retourner dans le box des accusés dans l’hypothétique espoir qu’une
personne de bonne volonté accepte encore de jouer gratuitement le rôle
d’interprète. Il n’y a eu aucun volontaire pour traduire les propos des
prévenus. Et les malheureux n’ont pu être jugés. Dossier renvoyé à une autre
date. Et peu importe ce que cela peut coûter aux prévenus. « Y a-t-il un
traducteur volontaire dans la salle » ? Comment veut-on faire de la Côte
d’Ivoire un pays émergent à l’horizon 2020 avec une justice pareille ?
Noël Konan
Titre original : «Y a-t-il un interprète volontaire
dans la salle ? »
EN
MARAUDE DANS LE WEB
Sous cette
rubrique, nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne
seront pas nécessairement à l’unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu
qu’ils soient en rapport avec l’actualité ou l’histoire de la Côte d’Ivoire et
des Ivoiriens, et aussi que par leur contenu informatif ils soient de nature à
faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la
« crise ivoirienne ».
le-cercle-victor-biaka-boda
source : L’Eléphant
déchaîné 31 août-3 septembre 2012
@@@@
EN GUISE D’ILLUSTRATIONS…
Au tribunal de Dimbokro :
parler français ou aller au violon
parler français ou aller au violon
Triste
mercredi pour Koffi Kouassi Jean. Venu témoigner sur le litige forestier qui
oppose son village à la société Beuglot Frères, il n'a pas eu le temps de déposer
à la barre du tribunal de Dimbokro. Sur ordre du président Teny Gbayero, il a été conduit au violon. Tout
simplement parce que le témoin a émis le voeu de parler dans sa langue
maternelle qu’est le baoulé.
« Gardes, menottez-le et
faites-le sortir de la salle ! On s’occupera de lui après. » C’est la suite de la
requête : « Monsieur le
président, mon français n’est pas bon. Je préfère parler en baoulé »
formulée par le témoin Koffi Kouassi Jean. Les surveillants pénitenciaires se
sont emparés de lui pour le conduire au violon.
L’audience
s'est tenue sans ce témoin venu d’Aboutoukro (84 Km) sur convocation du
tribunal.
ton
du tribunal. Le geste du magistrat a créé un désordre momentané dans la salle. « Est-ce qu’on est obligé de parler
dans une langue qu’on ne maîtrise pas ? ». « Nous ne sommes pas
des Blancs. » «Le juge veut nous intimider»,
entendait-on ici et là dans la salle.
M.Koffi
Kouassi, dit Aboutou, le principal inculpé, quqlifie la réaction du président du
tribunal de Dimbokro de « logique
par rapport à la négligence que celui-ci affiche vis-à-vis du problême
forestier. Il ne peut pas agir autrement quand it pense que c'est par le fruit
du hasard que les arbres abattus
se
sont retrouvés dans nos plantations. Et que les arbres ne sont pas notre propriété,
pourtant quand il y a la sécheresse, c'est nous qui en souffrons d'abord », a-t-il conclu.
Koffi
Kouassi Jean a donc payé 2000 F de frais de transport pour se retrouver en
prison. Parce qu’il ne peut pas s’exprimer dans la langue de Molière. Alors que
devient le poste du traducteur du tribunal de dimbokro ? Violente
question.
Doua
Gouli - Ivoir’Soir 15,16,17 décembre 1995
(source : Archives
Marcel Amondji)
« Souvenirs d’un enfant de
Bingerville »
de Marcel Amondji
(à paraître bientôt, inchâ Allah !, aux Editions Anibwe)
Extrait
« Avant
d’aborder l’apprentissage du français, la plupart des écoliers de notre petite
ville étaient déjà des polyglottes, pour ainsi dire, congénitaux. Nous parlions
tous, outre notre langue maternelle, le baulé et le bambara ou dyula. Tout au
moins, les formes rudimentaires dans lesquelles ces deux idiomes s’étaient
répandus dans toute la colonie sur les traces des conquérants, et s’étaient
imposés comme langues d’usage, notamment sur les marchés. Cela n’est vrai, naturellement,
que de ceux dont la langue maternelle n’était ni le baulé ni le bambara. Les
autres n’avaient besoin de connaître que l’un ou l’autre de ces deux idiomes.
Ainsi, nous avions tous deux ou trois langues naturelles, une pour la maison,
une ou deux autres pour la rue. Ces langues, nous les avions apprises Dieu sait
comment. Sans effort et sans fatigue en tout cas. Et, naturellement, nous en
usions sans nous préoccuper le moins du monde ni de leurs beautés, ni de leur
richesse, ni de leur efficacité expressive. On nous aurait aisément persuadés
qu’elles étaient vouées à s’effacer dans l’année même devant le français… Ce
qui ne coûte pas d’effort ni de fatigue a-t-il une valeur et mérite-t-il qu’on
y tienne ?
Quant
au français... Ah ! le français !...
Chacun
de nous conserve dans le vif de sa mémoire les jalons de ses progrès, les
stigmates des efforts soutenus pour passer d’une étape de ce dur apprentissage
à l’autre, et des coups endurés, les cicatrices de sa vanité blessée un jour où
il fut le seul de sa classe à tomber dans un subtil piège grammatical que tous
les autres avaient éventé... Mon pauvre oncle avait bien tort de s’inquiéter
en nous voyant tellement heureux autour du syllabaire ébrié ! Il n’y avait aucun
danger que nous renoncions à conquérir un bien si précieux quelque souffrances
que cette aventure nous promît.
Tout
ce que nous éprouvâmes, l’interprète-catéchiste l’avait certainement éprouvé
avant nous. Lui aussi avait couru cette carrière. Et puis, pour une raison
quelconque, il s’était arrêté, et il avait été rejeté sur la touche. Et
désormais il faisait ce métier difficile d’interprète, qui avait déjà perdu
beaucoup du prestige qu’il eut du temps de l’interprète principal Coffie, dont
le nom et le titre, sous des formes à peine altérées, ont passé dans notre
langue pour désigner plaisamment les indiscrets et les importuns, ceux qui
s’ingèrent dans les disputes qui ne les concernent pas. Grâce à quoi nous savons
avec certitude que les relations entre les derniers Ébrié libres et nos
conquérants ne furent ni simples, ni dénuées d’humour. De notre côté du moins.
Y
a-t-il encore un cadre des interprètes dans les fonctions publiques des
anciennes colonies ? S’ils ont été conservés, il serait intéressant de savoir à
quoi on les utilise aujourd’hui. S’ils ont été supprimés ou si on les a laissé
s’éteindre, il serait tout aussi intéressant de connaître les motifs de ceux
qui l’ont fait ou permis.
Dans
son numéro du 10 février 1998, le quotidien Ivoir’Soir paraissant à Abidjan a
rapporté les confidences d’un certain Nouplézana Ouattara Drissa, haut
magistrat dans cette ville. Depuis on en sait un peu plus sur la manière dont
les interprètes ont disparu de nos tribunaux : « L’absence d’interprètes au
niveau des juridictions dans leur ensemble est due au fait que cette catégorie
de personnes appartenait au niveau de la fonction publique, au corps des
agents temporaires. Certains même étaient des agents journaliers et les autres
ont été atteints par la limite d’âge, les nouvelles règles définies au niveau
de la fonction publique ne permettant plus de les remplacer. Par conséquent des
postes sont restés vacants. » Reste à nous expliquer pourquoi rien ne fut
entrepris en temps utile afin de pourvoir au remplacement de ceux que la limite
d’âge avait atteints…
Sous
l’appellation de gouverneurs ou de préfets, les commandants actuels sont,
certes, des indigènes ou des nationaux. Mais d’une part ils ne parlent pas
toujours la langue d’usage de leurs administrés et, d’autre part, la langue
nationale officielle de nos pays est le français, une langue étrangère à leurs
populations aujourd’hui autant qu’elle l’était hier. Au moins, l’existence d’un
cadre officiel des interprètes était la reconnaissance de cet état de fait. En
le supprimant, c’est une promotion extraordinaire et exorbitante qu’on donne
au français. On en fait formellement la langue naturelle du pays ; une langue
qu’il n’est pas nécessaire de traduire au peuple. Mais la suppression des
interprètes n’abolit pas cette réalité tragique : la constitution, les lois,
les discours solennels des dirigeants de l’Etat, les proclamations des partis
politiques, les journaux et les traités sont rédigés dans une langue que le
plus grand nombre des citoyens ne connaissent pas. Dans ces conditions, comment
les citoyens connaîtraient-ils leurs droits, et comment s’acquitteraient-ils de
leurs devoirs, sans des interprètes qualifiés ?
Les
Français qui, excepté le Marcel Griaule de Dieux d’eau[1] (et on sait ce qu’il a fait des confidences
d’Ogotemmeli !), n’écoutaient pas les indigènes et ne voulaient qu’être obéis d’eux,
avaient une conception originale de la fonction d’interprète. Ainsi, d’après
l’administrateur Marc Simon qui a laissé un livre de souvenirs[2] fort instructif, l’interprète principal Coffie ne connaissait
aucune des langues parlées dans la région. C’est dire le peu de cas que les
colonisateurs faisaient déjà des cultures des indigènes, ainsi que des
supports naturels de ces cultures, les langues, qu’on dira bientôt vernaculaires,
du latin verna, esclave né dans la maison de son maître ! Même si un Maurice
Delafosse s’intéressa beaucoup à ces langues vers la même époque, ce n’est que
l’exception qui confirme la règle. D’ailleurs, s’est-on assez gaussé de cet
administrateur qui se piquait indûment de linguistique ? Les savants
insistaient sur son incompétence en la matière, mais aucun d’entre eux n’alla y
voir de plus près. Pensez donc, des idiomes nègres ! Parlez-nous plutôt du
sanscrit, de l’araméen, de l’égyptien des pharaons... Les langues parlées par
les habitants de ces pays qu’on appellerait un jour la France d’Outre-mer ne
présentaient aucune espèce d’intérêt pour les colporteurs et les propagateurs
de la civilisation occidentale et chrétienne ! »
[1]
- Entretiens avec Ogotemmeli, 1948.
[2]
- Souvenirs de brousse, 1905-1918.
Les nouvelles éditions latines, Paris, 1965.
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