dimanche 9 septembre 2012

« Et ce rêve de liberté continue de les poursuivre même dans l’infortune. »(*)



Libre Opinion de Jean Kipré, militant écologiste

Depuis la période mouvementée de l’élection présidentielle faite finalement à la place des Ivoiriens, l’insécurité croissante de ces derniers mois démontre de la profondeur, de l’authenticité de la tragédie ivoirienne. Force est donc de croire que dans une guerre, même la victoire peut être une défaite.
La vie en Côte d’Ivoire continu ainsi d’être rythmée par des tueries et une insécurité qui hier étaient mises sur le compte des escadrons de la mort et autres sympathisants de l’ancien régime. Aujourd’hui avec les mêmes méthodes, elles font l’objet d’une mise en scène douteuse de l’action politique où les uns sont coupables de tout et les autres responsables de rien. Dans ce spectacle allégorique, nous savons que dès le départ, les premiers ont été mis en détention dans les goulags du Nord sans une décision de justice et parfois même pour lien de parenté, tandis que les seconds n’ont pas ménagé leurs efforts de déguisement dans des costumes avec pour objectif d’obtenir une immunité qui les protège de toute poursuite pénale ou qui efface de la mémoire collective, leur image de bourreaux dans cette période ignoble de notre histoire. L’exemple le plus frappant fût l’élection du président de l’assemblée nationale qui ne pouvait être possible qu’à partir de 40 ans suivant notre loi fondamentale. Cet arrangement qui a permis au président actuel de l’assemblée nationale (Guillaume Soro) d’occuper ce poste, était la manière la plus subtile de lui donner satisfaction en prolongeant son pouvoir et son statut comme une carapace de protection face à la menace d’une éventuelle procédure de poursuite par la CPI (Cour pénale internationale).
Face à cette vague de violence acharnée où même des casques trouvèrent la mort, nous sommes terrés dans les profondeurs de l’étonnement de voir que la stratégie reste toujours à l’accablement systématique des partisans ou sympathisants de l’ancien régime suivie d’une chasse à l’homme sans merci y compris dans les pays voisins. Les méthodes d’arrestation ou d’enlèvement de ces personnes ne sont pas sans rappeler celles qui étaient reprochées par le passé aux « escadrons de la mort » ; à ce point que même la Commission dialogue, vérité et réconciliation de Konan Banny a dû les dénoncer dans un article publié le 22 juin 2012 sur RFI en parlant « d’interpellations faites de manière illégale par des soldats en civil et suivies de détentions parfois dans les camps militaires ».
Mais alors, pourquoi ces « imbéciles d’apatrides » comme les nomme si élégamment notre éditorialiste national Venance Konan (directeur de Fraternité Matin) dans son article sur le cynisme anti-Ouattarra, s’en prendraient-ils tout particulièrement aux populations de leur propre bord politique ? Cela paraît tellement grotesque, vu l’état de désorganisation dans lequel ils se trouvent et les difficultés vécues au quotidien, qu’on ne peut s’empêcher de se poser cette question toute simple : ces accusations répétées et permanentes des autorités ne traduisent-elles pas en réalité un cri de peur enfoui au plus profond de leur âme ? Quoi qu’il en soit, cette stratégie d’accusation manque de tranchant si on se réfère à l’expertise de la ligue des droits de l’Homme en Côte d’Ivoire qui rejoint celle de l’ancien président de l’Assemblée nationale, Monsieur Mamadou Koulibaly. Suivant les conclusions établies, les frustrés pro-Ouattara, les bandits profiteurs du désordre ainsi que des membres du commando invisible dont le chef IB (Ibrahima Coulibaly) a été lâchement assassiné par les forces favorables à Monsieur Ouattara, ont également de fortes raisons d’en finir avec le régime du président en exercice. Alors, emboucher dans la précipitation les trompettes médiatiques pour imposer l’idée que les coupables de ces agissements ne sont que des pro-Gbagbo est une mauvaise idée, car elle inscrit l’action politique des autorités dans la manipulation. Ce n’est donc pas étonnant qu’elle ait beaucoup de mal à résister à la réalité des faits tels qu’ils se produisent au quotidien sur le terrain. Le comble, c’est que même le principal allié du parti au pouvoir au sein du RHDP par la voix de son secrétaire général Monsieur Djédjé Mady se désolidarise de ces accusations de tous ordres en faisant du rétropédalage dans une déclaration publiée le 03 août dernier : « Le PDCI-RDA dit-il, s’inquiète vivement des informations persistantes tendant à accréditer le convoyage d’immigrants clandestins armés pour l’occupation intempestive de nos forêts et plantations au mépris du droit des propriétaires terriens et des exploitants qu’ils expulsent et assassinent ».
Le PDCI-RDA réalise-t-il subitement que la lâcheté n’est pas d’avoir peur mais de se taire face à une réalité ? Dans tous les cas, ces propos confirment ce que le FPI (parti du président Gbagbo) avait déjà dénoncé lors d’une conférence de presse organisée à Abidjan-Riviéra Attoban le 15 juin dernier en ces termes : « Ce qui se passe à l’Ouest est une terreur orchestrée par le pouvoir pour accélérer l’expropriation des paysans autochtones dont déjà des milliers d’entre eux ont été froidement exécutés ou se sont exilés. Les maîtres d’oeuvre de cette sale besogne au profit du pouvoir et de la colonisation des terres de l’Ouest sont connus de l’ONUCI et des FRCI. Leur chef de file Amadé Ouérémi qui a participé à la guerre pour la prise du pouvoir par Alassane Ouattara, contrôle au vu et au su du pouvoir, toutes les forêts classées du Cavally et de Goin Dedé à la frontière du Libéria, où il a été installé des milliers de planteurs originaires de la CEDEAO. L’autre chef de guerre burkinabé, lui aussi lourdement armé Issiaka Tiendrébéogo, contrôle quant à lui, l’axe Taï-Grabo-San Pedro où il exproprie les paysans autochtones par la terreur et installe ses compatriotes qui arrivent chaque jour par convois sur les terres de l’Ouest. Ils sont donc connus et jamais interpellés parce que en mission commandée, les acteurs des expropriations des terres orchestrées par le pouvoir Ouattara dans le cadre de cette troisième guerre du cacao qui a commencé aux confins de l’Ouest du pays et qui est destinée à s’étendre sur l’ensemble du Sud de la Côte d’Ivoire ».
Faut-il comprendre par là que le problème ivoirien va au delà de deux personnes qui ont la prétention d’être chacun président de la République pour atteindre à celle d’un grave danger qui confronte la Côte d’Ivoire à un destin pire que la mort ? La meilleure façon de le savoir, c’est de s’intéresser aux véritables raisons qui ont conduit à la mort de l’ancien ministre d’Etat Balla Kéïta…
Dans la gravité du moment, il faut avouer que cette déclaration du PDCI-RDA lève le voile sur le fond de son amitié et de son alliance avec le RDR qui pourrait n’être que la haine de M. Gbagbo que ces deux partis partagent en commun. Comme c’est une question de point de vue, c’est à chacun d’apprécier si oui ou non le RHDP est une sorte de cadre servant de rejet aux ordures de l’âme où ils n’ont accepté de se retrouver que pour vider le péché de la haine ressentie envers M. Gbagbo.
Contrairement à la déclaration du premier ministre Ahoussou Jeannot, il ne suffit pas de construire un troisième pont (baptisé du nom de Konan Bédié), une autoroute sur l’axe Abidjan-Bassam, favoriser l’accès à l’eau potable dans telle ou telle région, ou même boucher les trous de quelques tronçons de route pour espérer satisfaire les Ivoiriens et les entrainer vers la paix. Celle-ci ne peut se construire que sur trois piliers :
1 - la vérité de la crise depuis le 19 septembre 2002 (qui a fait quoi ?)
2 - la justice pour tous et non celle des vainqueurs qui consiste à arrêter uniquement des présumés coupables du camp adverse
3 - La réconciliation, car quelle que soit notre communauté notre religion ou notre sensibilité politique, nous sommes tous condamnés à vivre les uns avec les autres.
Or, ce que ces combattants récalcitrants voient en ce moment, c’est que certains de leurs frères d’armes ou de leurs compagnons de lutte ont réussi avec leurs armes à se faire un chemin pour se retrouver aujourd’hui à des postes de responsabilité. L’exemple le plus frappant est celui de Guillaume Soro, président de l’Assemblée nationale qui a réussi à tracer sa voie avec du sang comme encre.
Notons enfin pour bien comprendre toute la dimension des problèmes actuels du pays, quelques actes politiques du régime en place qui affiche ouvertement un traitement inégal des communautés en faisant craindre le pire le moment venu : on se rappelle encore la déclaration préliminaire du Centre Carter, organisme d’observation indépendant qui a estimé lors du dernier découpage électoral que celui-ci devait être revu à la lumière du principe de l’égalité du suffrage (ce qui allait dans le sens des contestations du principal parti de l’opposition face à ce qui lui apparaissait dès lors comme un manipulation évidente à l’égard de tous). Nous avons là un parfait exemple d’actes qui se couvrent mal du masque de la démocratie que les autorités actuelles invoquent à grands cris pour se justifier quand dans les faits, elles ne se privent pas de la violer.
Il faut préciser que ce découpage électoral pose en effet quelques problèmes d’éthique mathématique qui fait qu’avec beaucoup moins de populations, le regroupement de l’ensemble des régions du grand Nord favorables au président en exercice, son parti politique disposera désormais du plus grand nombre de députés à l’assemblée nationale. Cette manière de façonner le paysage politique pour se garantir une domination « permanente » sans avoir besoin de l’appui majoritaire du peuple tout entier est un danger réel pour la démocratie : elle déstabilise les autres partis et entraîne une inégalité des communautés régionales face au vote de leurs représentants. Il faut reconnaître que le président en exercice ne s’est jamais caché sur ses réelles intentions en affirmant haut et fort devant la presse, qu’ayant été tenu pendant longtemps à l’écart de la gestion des affaires de ce pays, c’est maintenant au tour des personnes de sa communauté de tout contrôler en occupant les postes de responsabilité ; d’où sa fameuse politique de rattrapage mise en place. Comment peut-on s’étonner qu’après ça, certaines personnes réagissent comme elles le font en ce moment par toutes ces attaques ? Le propos ici est moins de juger que d’attirer l’attention sur le fait qu’il n’y a pas meilleure façon de renvoyer le pays aux incertitudes de son identité alors que la majorité des Ivoiriens aspirent à en sortir désormais.
C’est pour cette raison que contrairement aux annonces faites ici et là, cette arrivée fracassante au pouvoir est loin d’être celle d’un sauveur dont la mission serait de bannir l’injustice ou de niveler les inégalités dans la cité d’Houphouët-Boigny. Comme il est souvent dit « on reconnaît un arbre à ses fruits » ; et celui-ci a tout l’aspect d’un qui a plutôt été cultivé, taillé, traité en Occident puis implanté en Afrique pour consolider en tant que président, le système libéral au profit des grandes puissances et des multinationales qui doivent tout contrôler. Nous en avons eu la preuve évidente avec l’élection de l’Américain Jim Young Kim à la tête de la Banque mondiale malgré un profil d’universitaire nous dit-on, avec comme expérience dans le développement de services médicaux. Et pourtant tout indiquait la désignation comme présidente de cette institution, la Nigériane Ngozi Okonjo-Iweala qui, dotée d’une expérience exceptionnelle sur les questions de développement, a brillamment tenu des postes au sein de cette Banque mondiale où elle a travaillé à tous les niveaux de la hiérarchie. Ce n’est donc pas exagéré de dire que depuis Breton Woods, ces grandes puissances se sont arrangées pour mettre la main sur la finance mondiale. Ainsi, aux Américains le contrôle de la Banque mondiale, sachant que c’est un Américain qui doit être à la présidence de cette institution tandis que celle du FMI (Fonds monétaire international) revient aux Européens. Alors, l’idée même d’une monnaie unique africaine non indexée sur le franc français pouvait remettre en cause le contrôle des Etats dont la France héberge les réserves et les comptes d’opération. Le danger que cette idée faisait ainsi courir à cette organisation mondiale dont les plus puissants sont toujours les grands profiteurs, ne laissait aucun autre choix à la France de M. Sakozy d’intervenir dans la crise ivoirienne avec autant de brutalité en délaissant son costume de pays de droits de l’homme pour endosser celui de tueur impitoyable.
Si certains lecteurs pensent le contraire comme je le crois, alors quel sens donner au risque pris par les voltigeurs du hasard que sont devenu les diplomates de ces puissances étrangères au point d’extirper le président du Conseil constitutionnel des locaux de la CEI afin d’assurer la victoire de Mr. Ouattara, finalement installé grâce à cette croisade punitive de Sarkozy contre Gbagbo ?
Cette anomalie qui fait désormais partie de l’histoire de la Côte d’Ivoire combinée à ce début de gouvernance surprenant de brutalité et de violence, a créé une situation qui fait flamber les passions. Alors face à cette offensive néo-colonialiste feutrée au nom de la nouvelle théorie de « guerre de protection des populations civiles », de plus en plus d’Ivoiriens adoptent une posture défensive. Pour eux, vivre dans des conditions de moindre mal passe maintenant par un accès à la liberté de façon plénière. Et ce rêve de liberté continue de les poursuivre même dans l’infortune.

(*) - Titre original : « La Côte d’Ivoire baigne toujours dans l’eau bouillante. »


en maraude dans le Web
Sous cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas nécessairement à l’unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu’ils soient en rapport avec l’actualité ou l’histoire de la Côte d’Ivoire et des Ivoiriens, et aussi que par leur contenu informatif ils soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ».
le-cercle-victor-biaka-boda

Source : Connectionivoirienne.net 27 août, 2012

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire