LES VISAGES CACHES DU RACISME
UNE TERRE EMPOISONNEE PAR LA XENOPHOBIE
Par
Théophile Kouamouo, Franco-Camerounais, journaliste Indépendant
Source : Le Courrier de l'UNESCO
Septembre 2001
« Le xénophobe est celui qui n'a pas foi dans
les vertus de son propre peuple. » Jorge Luis Borges
La Côte-d'Ivoire, hier florissante, a accueilli
jusqu'à 30% d'étrangers. A l'heure de la récession, beaucoup d'Ivoiriens
veulent se replier sur des parcelles... que ces étrangers ont souvent mises en
valeur.
« Désormais, je me méfie même
de mes amis d'enfance, de mes anciens partenaires de football », déplore Mamadou Ouedraogo. Agé de 37 ans, il a passé toute sa vie à Asse,
un petit village au milieu de terres fertiles, à l'est de la Côte-d'Ivoire.
Mais ses parents venaient du Burkina Faso voisin.
Ici, tout a commencé, au début de l'année 2001, par
une altercation entre un jeune Ivoirien et un gardien de nuit burkinabé, au
marché de Bonoua, la principale ville du département. Une rumeur s'est aussitôt
propagée : « l'étranger » aurait tué « le fils du pays », c'est-à-dire
un membre de l'ethnie locale – les Abourés –, sous-ensemble du grand groupe
Akan qui vit en Côte-d'Ivoire et au Ghana. Saisis d'une violente fièvre
xénophobe, les « autochtones » ont détruit les biens de ceux qu'ils appellent les
«allogènes».
« Ils ont attaqué le quartier
burkinabé, détruit et brûlé nos boutiques, défoncé nos barriques d'huile », raconte Ousmane Sawadogo, le vieux chef de l'importante communauté
burkinabée de la région.
Traumatisés, plusieurs centaines d'étrangers –
principalement des Burkinabés et des Maliens – ont cherché refuge dans leur
pays d'origine ou dans d'autres régions ivoiriennes plus hospitalières. Le roi
de Bonoua a enjoint les immigrés d’« abandonner la culture de l'ananas », principale
ressource du département. « Plusieurs jeunes Abourés ont fait le tour des
plantations et ont vérifié si les étrangers qui n'étaient pas partis
poursuivaient ces cultures. Si tel était le cas, ils plantaient des piquets sur
lesquels ils accrochaient des morceaux de tissu rouge. Puis, ils revenaient
saccager les champs », raconte Boukari Sawadogo, le fils d'Ousmane.
L'administration
française encourageait l'arrivée de migrants
Bonoua n'est pas un cas isolé. Les conflits
fonciers opposaient, dans le passé, autochtones et Ivoiriens venus d'autres
régions. Aujourd'hui, ce sont les conflits entre nationaux et étrangers qui
sont la cause la plus fréquente des violents affrontements. Fin 1999, plus de
20 000 Burkinabés ont quitté, par cars entiers, la région de Tabou, dans le
sud-ouest du pays, à la suite d'un contentieux entre un immigré et un paysan de
la région, concernant le titre de propriété d'une terre, qui a dégénéré en un
affrontement meurtrier.
A Blolequin, dans l'extrême ouest, les mêmes causes
ont produit les mêmes effets: six personnes, dont un gendarme, sont mortes lors
d'incidents au début de l'année 2001. L'administration a toutefois maintenu les
étrangers sur place, contre l'avis des élus locaux et malgré les protestations
de la population.
Comment expliquer cette poussée de xénophobie au «
pays de l'hospitalité », selon les paroles de l'hymne national ? Jusqu'à la
fin de la période coloniale, en 1960, l'administration française encourageait l'arrivée
de migrants en provenance du Sahel pour développer l'agriculture.
Sous le long régime de Félix Houphouët-Boigny, le «
père de la nation » ivoirienne, le mouvement s'est poursuivi. « La terre
appartient à celui qui la met en valeur », proclamait le « président-planteur
», venu à la politique par le syndicalisme agricole. « Il n'aurait
jamais été possible de faire de la Côte d'Ivoire le premier producteur de cacao
au monde avec la seule main d'œuvre ivoirienne », souligne Jean-Paul
Chausse, un expert de la Banque mondiale.
Aujourd'hui, les étrangers représenteraient 26 % de
la population du pays, selon les chiffres officiels, plus de 35 %, selon
d'autres estimations. C'est l'un des taux les plus élevés au monde. Pendant la période
de prospérité qui s'est achevée, pour ce fidèle allié du bloc occidental, avec
la fin de la Guerre froide, la cohabitation a été plutôt paisible. Elle s'est
dégradée avec la récession. La réussite des nouveaux arrivés irrite les « maîtres
de la terre ».
« Ils disent que nous sommes
devenus riches, que nous avons de grosses voitures et que nous ne les respectons
plus. Ils disent qu'ils ne veulent plus nous voir avec leurs filles: si un
étranger est surpris avec une Abourée, il doit payer une amende de 150000 FCFA
(1500 F) », explique Boukari Sawadogo. « Avant, les
Burkinabés ne revendiquaient rien, ils acceptaient de travailler pour nous », bougonne
Niamkey Eloi, planteur ivoirien vivant à Asse.
Saturation
foncière
Avec la crise économique et la rigueur imposée par
les institutions financières internationales, bon nombre d'Ivoiriens ne
trouvent plus de travail en ville, dans l'administration ou dans le secteur
privé. Ils se replient vers la terre. « On observe alors un fait nouveau, dû
à la saturation foncière : c'est la concurrence pour l'accession à la terre.
Aujourd'hui, beaucoup de pères ne lèguent qu'un ou deux hectares à leurs
enfants, parce qu'ils ont déjà vendu la plus grande partie de leur patrimoine »,
explique Jean-Paul Chausse. L'extension des villes et la déforestation amplifient
le phénomène.
A Bonoua, en pays Akan, la règle du matriarcat complique
la situation. « Des jeunes gens déscolarisés, qui reviennent au village,
découvrent que les terres de leurs parents sont entre les mains de leurs oncles
maternels, qui en sont les héritiers selon le droit coutumier. Ils ne
l'acceptent pas, mais ne peuvent se retourner contre leurs oncles. Ils
reportent alors leur agressivité contre les étrangers à qui les terres ont été
louées », analyse la sous-préfète, Julie Aka Sonoh.
C'est dans ce contexte social explosif, que le successeur
de Houphouët-Boigny, Henri Konan Bédié, renversé à la fin de 1999 par un coup
d'Etat militaire, lance le concept d'« ivoirité ». Volonté de créer une
identité commune à la soixantaine d'ethnies du pays pour les uns, repli
nationaliste pour les autres, l'« ivoirité » a aussi une fonction politique immédiate:
elle doit servir à écarter de la compétition électorale le rival le plus
sérieux, ancien protégé, lui aussi, du « père de la nation » : Alassane Ouattara.
Economiste et ex-premier ministre, il est né en Côte-d'Ivoire, mais a étudié au
Burkina Faso voisin et a travaillé pour le compte de ce pays.
A Abidjan, le débat politique se focalise sur la question
des étrangers. Accusés d'être la cinquième colonne du Rassemblement des
républicains (RDR), le parti d'Alassane Ouattara, ils servent de boucs
émissaires lors de la tumultueuse campagne électorale qui suit le renversement
du général Gueï, en octobre 2000.
Dans les campagnes, la question foncière reste explosive.
Elu président, Laurent Gbagbo, le leader du Front populaire ivoirien (FPI,
social-démocrate), veut désamorcer cette bombe. Pour y parvenir, il fait
appliquer le code foncier rural déjà voté à l'unanimité par l'Assemblée
nationale en 1998. Selon ses dispositions, les nationaux sont propriétaires des
terres, les étrangers peuvent cependant les exploiter.
La loi s'inspire largement des différents droits coutumiers
selon lesquels, le plus souvent, comme l'explique Jean-Paul Chausse, « la
terre appartien aux ancêtres. On peut donc vendre le droit d'accès, mais pas le
sol. Dans le Sud-Ouest, par exemple , l'accès au foncier est plus facile. Les
étrangers on pu négocier quelque chose qui s'approche de la propriété privée ».
Désormais, les étrangers ayant acquis des terres en
bénéficient jusqu'à leur décès; par la suite, leurs enfants peuvent les
exploiter en payant un loyer à l'Etat. Le président burkinabé, Blaise Compaoré,
s'est récemment inquiété de cette loi, qui pourrait déposséder ses compatriotes
des terres qu'ils ont mises en valeur. « Cette législation a de bons côtés
et d'autres dangereux. Elle a pour ambition de clarifier les choses et de
provoquer des arbitrages. Appliquée vertueusement, elle peut régler bien des
problèmes. Si elle est dévoyée, elle peut envenimer les tensions », précise
Jean-Paul Chausse.
en
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« crise ivoirienne ».
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