mercredi 26 septembre 2012

Côte d’Ivoire 2011-2012. Difficile reconstruction dans un pays profondément divisé.

Pour la « doxa » des relations internationales telle que les médias la produisent, la « crise postélectorale » ivoirienne s’est soldée par la victoire du président Ouattara, après que le « mauvais perdant », Laurent Gbagbo, a été arrêté le 11 avril 2011 par les FRCI (Forces républicaines de Côte d’Ivoire), avec l’appui de la force française Licorne et de l’Onuci (Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire) – tout ceci dans le respect de la résolution 1975 du Conseil de sécurité. Depuis lors, avec quelques turbulences mineures, le nouveau régime est revenu à l’ordre et à la prospérité et, un peu comme du « temps béni d’Houphouët-Boigny », la Côte d’Ivoire redevient un pays « grand ami de la France ». La réalité, quant à elle, semble sensiblement différente, si l’on inclut une information comparatiste et de plus longue durée.

« Guerre humanitaire » ou intervention coloniale ?

Le 11 avril 2011, jour de la chute du régime du président Laurent Gbagbo, marque certes une date charnière dans l’évolution chaotique du post-houphouétisme. La version officielle, à la fois celle de la diplomatie française et onusienne et du pouvoir d’Alassane Ouattara (et de Guillaume Soro), s’oppose aux interprétations plus informées qui rapportent cette crise dite « post-électorale » au nouveau modèle interventionniste qui s’est déjà illustré en Libye. Deux légitimités se sont affrontées au long de la « crise post-électorale » : celle d’un régime populiste, arc-bouté sur la capitale et le Sud ; celle d’un candidat de l’étranger (…), à la fois par les sympathies mandingues et les appuis africains, mais surtout par l’appui du président français, qui s’est fait fort de constituer le « consensus de Paris » comme vérité unique auprès de la communauté internationale.
Si la « guerre des interprétations » fait encore rage, on peut rapporter ce phénomène de « kakisation des esprits » à d’autres crises où journalistes et analystes se trouvaient « embarqués » – quitte à devoir faire ultérieurement leur autocritique : ce fut le cas en Irak, aussi bien pour les médias français qu’américains. Il s’agit donc, pour comprendre le changement de régime, de se référer non seulement aux crises antérieures, mais aussi aux interventions françaises en série depuis un demi-siècle, et de repérer le jeu des alliances et des antagonismes qui donnent leur sens aux événements.

Des élections piégées, continuation de la guerre par d’autres moyens

Dans ce contexte, quelle signification peut-on donner aux élections de fin 2010 ? Rappelons leur non-conformité aux accords de Ouagadougou (2007) sur un point crucial : le désarmement des combattants, en particulier de la rébellion, n’a pas été effectué ; bien plus, un rapport de l’ONU montrant au contraire le réarmement des Forces nouvelles a été occulté volontairement. On apprendra par la suite qu’avant même les élections, mais surtout pendant les quatre mois de la « crise post-électorale », les services français ont depuis le Burkina réarmé massivement la rébellion, fournissant logistique et stratégie de conquête du Sud – confirmant ainsi leur soutien, établi peut-être depuis 2002, aux forces pro-Ouattara. Pluraliste au Sud, mais non sans violences, l’élection a connu des fraudes massives au Nord : nombre d’électeurs supérieur à la population, quasi-absence de votes pro-Gbagbo (dont les scrutateurs et électeurs ont subi des violences multiples) ont donné des scores « à la soviétique » au camp Ouattara. La Commission électorale indépendante (la CEI, composée depuis les accords de Marcoussis à 75 % de pro-Ouattara) n’ayant pu se mettre d’accord « par consensus », selon ses statuts, la proclamation des résultats se fit au Golf Hôtel, QG de campagne du candidat du RHDP (Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix).
Dans une séquence bien réglée par les diplomates occidentaux présents, le président de la CEI proclama hors délais Alassane Ouattara vainqueur (à 54 % des voix), résultat aussitôt « certifié » par le chef de l’Onuci Young-ji Choi (dont le mandat ne comportait pourtant que la « certification des élections »). La présence de Jean-Marc Simon – ambassadeur de France acquis à Ouattara et détestant Gbagbo de longue date – et des médias français (France 24, RFI…) consacra cette « victoire ». La décision contraire du Conseil constitutionnel (qui désignait Laurent Gbagbo comme président élu à 51 %), peut-être contestable politiquement (dans son annulation des votes du Nord) mais juridiquement légitime, n’y fit rien, confirmant la mise sous tutelle progressive du pays et sa sujétion : la présence du 43 BIMA [1] depuis l’Indépendance et celle de la force Licorne depuis 2002 faisaient, comme il se disait jusque dans les milieux militaires français, que la Côte d’Ivoire n’avait plus qu’une « souveraineté limitée ».
Institutions internationales et économie comme assujettissement : un « coup d’Etat franco-onusien » ?

Dans le déroulé des quatre mois de crise, une version canonique, inspirée par l’Elysée et le Quai d’Orsay, donne dans le légalisme le plus pointilleux : les forces françaises sont censées venir « en appui » de l’Onuci, les unes et les autres agissant à la fois dans le cadre de la résolution 1975 des Nations unies et des accords de Ouagadougou. De même, dans ce schéma légaliste, ONU, Union européenne, Union africaine, Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest – l’introuvable «communauté internationale» étant ainsi désignée – ont « unanimement condamné M. Gbagbo et reconnu comme président M. Ouattara ». Si l’on reprend les points cités, la réalité des rapports internationaux oblige à reconnaître un fonctionnement des institutions internationales bien différent.
Le fonctionnement même des institutions européennes et des Nations unies fait que la France sert de « pays référent » pour la préparation des textes ou résolutions concernant ses anciennes colonies ; quant aux instances africaines, les «supplétifs» diplomatiques et militaires des pays vassaux (notamment les dictatures et démocratures du « pré carré ») n’ont rien à refuser à la diplomatie française: quelle autonomie ont en effet les régimes du Congo, du Gabon, du Togo ou du Burkina ? La guerre en Côte d’Ivoire ne constitue d’ailleurs que le dernier épisode en date de la «guerre nomade» qui depuis 1989 a touché le Liberia et la Sierra Leone, notamment sous l’impulsion de Blaise Compaoré, parrain des rébellions successives. La rébellion ivoirienne s’est entraînée dans les camps du Burkina à partir de 2002, et l’articulation avec les forces spéciales françaises s’est encore faite, en 2011, dans ce même pays.
Les trois mois de crise de janvier à mars 2011 ont vu une instrumentalisation de toutes les institutions internationales, politiques et économiques pour abattre le régime d’Abidjan : les finances ivoiriennes mises au ban de la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest ; les transferts d’argent des migrants interdits par la fermeture des agences Western Union ; l’interdiction d’importations, y compris de médicaments, et l’occupation hors mandat du port d’Abidjan par les forces françaises ; l’interdiction de voyager et la saisie de comptes pour les pro-Gbagbo, etc.

Sociologie électorale et ethnonationalisme dyoula

Un des enjeux théoriques de la crise était de mesurer le jeu de l’ethnicité dans le processus électoral, et le poids de ce que le monde politique ivoirien appelle spontanément la «géopolitique», à savoir la représentativité des trois grands blocs ethno-régionaux : akan, krou et «dyoula». L’originalité du cas ivoirien est bien qu’à chacun de ces trois blocs correspond un grand parti – et bien sûr un leader politique. Le bloc akan s’identifie au PDCI-RDA (Parti démocratique de Côte d’Ivoire-Rassemblement démocratique africain), ex-parti unique, dirigé par Henri Konan Bédié, ex-président renversé en 1999 par les militaires après un calamiteux mandat marqué par l’invention de l’«ivoirité». Le bloc krou, à l’ouest du pays, est un fief du FPI (Front populaire ivoirien) de Laurent Gbagbo, élu à 60 % des suffrages exprimés en 2000 – élection à laquelle Alassane Ouattara n’avait pu se présenter.
Enfin, le bloc dyoula est partagé entre Sénoufos et Malinkés du Nord, et se retrouve depuis deux décennies dans la candidature de Ouattara. Si l’alternance à l’ivoirienne se traduit certainement par l’arrivée successive au pouvoir, dans l’ordre historique, des blocs akan, krou et dyoula, le fait que chacun maîtrise à peu près un tiers de l’électorat les oblige de toute évidence à passer des alliances, le plus souvent selon des combinaisons opportunistes, hors de toute idéologie. Le pari audacieux mais finalement en partie erroné de la «majorité présidentielle» autour du FPI a été de jouer sur une élection où le référent partitaire et idéologique à l’occidentale l’emporterait sur les pesanteurs ethniques.
L’analyse des votes montre que cette thèse s’est en partie vérifiée pour Abidjan : si Laurent Gbagbo obtient dans la capitale 54 % des voix, c’est qu’au-delà du vote krou, la jeunesse et les défavorisés ont voté pour lui; c’est aussi que dans le creuset abidjanais, un tiers des couples sont «mixtes» (interivoiriens d’ethnies différentes ou interafricains) : l’ethnicité se dissout devant l’identification sociale et favorise un vote politique. Il n’en est rien dans les campagnes : au nord avec un vote à plus de 95 % en faveur de Ouattara, et surtout à l’est avec un vote du «bloc baoulé» quasi homogène en faveur de Konan Bédié.
Depuis avril 2011, le « parti dominant » d’Alassane Ouattara, le RDR (Rassemblement des républicains), a laissé la portion congrue à son allié, le PDCI-RDA. Selon le sociologue Marcellin Assi, la construction de l’« Etat dyoula » et même malinké devient un quasimonopole du groupe ethnique du président sur les leviers du pouvoir, et d’élimination physique ou institutionnelle de l’opposition. Cet « ethnonationalisme » se fait même conquérant, prévoyant selon la notion de « rattrapage ethnique » de donner de plus en plus d’importance aux Nordistes dans l’administration ou l’Université – fermée pour deux ans, à la fois comme punition collective d’un milieu pro-Gbagbo à 65 % et pour neutraliser un lieu de contestation permanent.

Massacres d’Abidjan, ethnocide en brousse et gouvernance par la violence

En l’absence d’une réflexion globale des organisations spécialistes des droits de l’homme comme des médias occidentaux, la violence de la Conquête du Sud et de la « bataille d’Abidjan » a été déniée, ignorée ou mal recensée. Mais contrairement à d’autres interventions militaires, la « bataille d’Abidjan » est passée par cette grande première en relations internationales : un (e) violente [opération] « franco-onusien(ne) », au nombre de victimes civiles encore inconnu.
La préparation de la Conquête du Sud s’est faite progressivement depuis au moins 2010 par le non-désarmement de la rébellion, et même par son réarmement depuis les pays sahéliens, en particulier le Mali et surtout le Burkina Faso. La descente des Forces nouvelles, rebaptisées FRCI, a donné lieu à un très violent épisode à Duékoué : la résistance acharnée de l’armée loyaliste et des autochtones guérés, et à l’inverse l’aide des populations dyoulas migrantes (les deux en conflit aigu pour le foncier) aux rebelles pro-Ouattara soutenus par des chefs de bandes burkinabè, ont conduit le 29 mars 2011 à un massacre d’un millier d’habitants considérés, sur leur apparence ethnique, comme pro-Gbagbo. La séparation des sexes, les cartes d’identité trouvées près des corps, la présence d’enfants et de femmes parmi les victimes amènent les juristes à qualifier le massacre d’acte de génocide prémédité, destiné sans doute à terroriser les sudistes loyalistes.
Le plus méconnu est sans doute le bilan de la « bataille d’Abidjan » : si le Comité international de la Croix-Rouge, via la Croix-Rouge ivoirienne, connaît le nombre de civils ivoiriens tués les quinze premiers jours d’avril par la force Licorne et l’Onuci (notamment par les bombardements sur deux camps militaires habités par des familles et contre le « bouclier humain » de jeunes nationalistes protégeant la résidence de Laurent Gbagbo et la présidence), il se refuse à communiquer des chiffres trop « sensibles » que, faute de mieux, l’on peut estimer à plusieurs centaines. Mais les pertes humaines bien plus importantes, sans doute plusieurs milliers, viennent de la répression contre les civils des peuples bété (ethnie d’origine de Laurent Gbagbo), attié et guéré : ces trois peuples, en brousse, ont connu les colonnes infernales des FRCI, et bien plus encore les meurtres particulièrement sanglants des supplétifs « dozos », sorte de milice pro-Ouattara usant d’un arsenal mystico-religieux.
Quant à Abidjan, c’est dans le quartier de Yopougon jugé pro-Gbagbo que la chasse à l’homme dura des mois, particulièrement d’avril à juin. Si au cours du second semestre 2011 le niveau de violence a effectivement baissé, à mesure que la capitale se reconstruisait et que les infrastructures étaient remises en fonctionnement, la situation sécuritaire resta complexe et en partie incontrôlable. Les fameux « com-zone » du Nord se partagèrent Abidjan en «fiefs» ouverts à l’arbitraire et aux pillages systématiques, dans une volonté de détruire la classe moyenne très largement loyaliste.

Revanche ou pardon ? La réconciliation au prix du transfert de Laurent Gbagbo à la CPI

Après les premiers mois de massacres et de répression contre les civils sudistes jugés « pro-Gbagbo », le nouveau régime présidé par Alassane Ouattara chercha à sortir du vide institutionnel qui le caractérisait et à faire oublier son arrivée au pouvoir [avec le concours] de trois armées (Licorne, Onuci et FRCI). Il institua une « Commission dialogue, vérité et réconciliation », qui fut confiée à Charles Konan Banny, ancien Premier ministre PDCI. Comme la plupart du temps en période « post-conflit », cette volonté affichée par le nouveau pouvoir s’opposa dans les faits à une « justice de vainqueur » qui conduisit notamment à la criminalisation de l’opposition (et des responsables exilés), à la déportation en zone nord des responsables du gouvernement de Laurent Gbagbo et de l’ex-Premier ministre Aké N’gbo (y compris Michel Gbagbo, fils du président ayant la nationalité française, non inculpé mais embastillé à cause de sa parenté). Le transfert de Laurent Gbagbo à la Cour pénale internationale (CPI) coïncida avec les élections législatives auxquelles participèrent, en décembre 2011, les deux rivaux du RHDP : RDR et PDCI.
L’abstention du FPI et les accusations de fraude au profit du RDR aboutirent à une «chambre introuvable», monopolisée par le camp de Ouattara, en passe de retrouver le rôle de l‘ex-parti unique. Le transfert et les déportations s’expliquent aussi par la situation fragile d’un pouvoir divisé, en minorité au sud, craignant les ex-forces loyalistes : FDS (Forces de défense et de sécurité), gendarmerie et police étant désarmées, seuls [l’armée] à base ethnique FRCI et les supplétifs dozos restent des forces militaires actives, s’affrontant régulièrement aux populations sudistes, tant à Abidjan qu’en brousse. Dès lors, le camp pro-Gbagbo semble partagé entre deux stratégies : la participation sous conditions au nouveau pouvoir, en espérant une relative normalisation ou même une cohabitation à terme ; ou le retour à la «guerre nomade» sous forme d’une guérilla à l’ouest, où les Guérés sont dépossédés de force de leurs terres au profit des communautés dyoula et burkinabé.
Ce schéma alternatif et violent s’articule avec un éventuel changement de majorité à Paris et une possible neutralité (ou un retrait) de la force Licorne : il s’agirait bien alors d’une revanche, qui pourrait être sanglante.

Michel Galy – in « L’état du monde 2013 ».


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Source : http://www.ladepechedabidjan.info/ 26 Septembre 2012

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