W. E.
B. Du Bois, c. 1920 by Winold Reiss
(news.lib.uchicago.edu)
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Qu'apportent-ils
sous le couvert de la nuit,
Près du
fleuve ?
Ils
apportent le cœur humain qui
Ne connaît
pas le calme du soir ;
Qui ne
tombe pas avec le vent,
Qui ne
s'évapore pas avec la rosée ;
Ô, Dieu,
puisses-tu le calmer ; ton calme est assez grand
Pour
recouvrir aussi les esprits.
Le fleuve
s'écoule.
Comme vous pourrez le remarquer, il y a,
nuit après nuit, une forme sombre qui se hâte, toujours la dernière, vers les
lumières scintillantes de Swain Hall – car Jones est toujours en retard. C'est
un jeune homme long et dégingandé, marron, les cheveux raides, qui semble avoir
grandi et jailli hors de ses vêtements, et qui marche en chaloupant, comme s'il
voulait s'excuser. Son apparition secouait systématiquement la tranquille
salle à manger d'une vague de rires, tandis qu'il se glissait à sa place après
que la cloche avait sonné pour le benedicite ; il avait l'air si parfaitement
déplacé. Et pourtant, il suffisait de jeter un coup d'œil à son visage pour lui
pardonner beaucoup – il arborait ce sourire franc et large, dans lequel il n'y
avait aucune trace d'art ou d'artifice, mais qui semblait simplement être une
bulle de bonne humeur et de sincère satisfaction à l'égard du monde.
Il nous était venu d'Altamaha, tout en
bas, au-delà des chênes desséchés de la Géorgie du sud-est, là où la mer
fredonne des airs au sable et où le sable écoute sa chanson jusqu'à
disparaître, à moitié noyé sous les eaux, pour ne ressurgir qu'ici ou là en
étroites bandes de terre émergée. Les blancs d'Altamaha avaient décidé que John
était un gentil garçon - bon laboureur, efficace dans les champs de riz,
toujours prêt à rendre service, toujours de bonne humeur et toujours
respectueux. Mais ils hochèrent la tête quand sa mère voulut l'envoyer à
l'école. « Cela va le gâter – le ruiner », dirent-ils ; et ils en parlaient
d'un air entendu. Mais plus de la moitié des Noirs l'accompagna avec fierté
jusqu'à la gare, en portant son étrange petite cantine et tous ses paquets. Et
là, ils se serrèrent les mains encore et encore, et les filles l'embrassèrent
timidement, et les garçons lui firent de grandes claques dans le dos. Le train
arriva, il pinça tendrement la joue de sa petite sœur, entoura le cou de sa
mère de ses grands bras – et il était parti, dans un nuage et un grincement,
vers ce grand monde éclatant qui jetait des flammes autour de ce pèlerin
dubitatif. Ils filèrent vers la côte, ils dépassèrent les palmiers et les
places de Savannah, à travers les champs de coton, à travers la longue nuit,
jusqu'à Millville ; ils arrivèrent enfin avec le matin dans le bruit et le
remue-ménage de Johnstown.
Et ceux qui étaient restés, ce matin-là,
à Altamaha, et qui avaient regardé le train emporter au loin, dans le monde,
leur fils, leur frère ou leur ami, n'eurent dès cet instant plus qu'un seul
leitmotiv : « Quand John reviendra. » Alors, quelles belles fêtes il y aurait,
et quels sermons à l'église ; un nouveau mobilier dans la pièce de devant –
peut-être même une nouvelle pièce sur le devant ; il y aurait une nouvelle
école, avec John pour instituteur ; et puis, peut-être, un grand mariage ; tout
cela, et bien plus encore – quand John reviendrait. Mais les blancs hochaient
la tête.
Au début, il devait rentrer pour Noël –
mais il s'avéra que les vacances étaient trop courtes ; alors, l'été suivant –
mais les temps étaient durs et l'école était chère ; au lieu de rentrer, John
travailla à Johnstown. Cela repoussait de fait à l'été suivant, puis au suivant
– jusqu'à ce que ses amis se dispersent, que sa mère vieillisse, et que sa sœur
aille trouver du travail dans les cuisines du juge. Et pourtant, la légende
persistait : « Quand John reviendra. »
Chez le juge, ils aimaient bien ce
refrain ; car chez eux aussi, il y avait un John - un garçon au visage lisse et
aux cheveux blonds, qui avaient joué durant de longues journées d'été avec son
homonyme à la peau sombre. « Oui, monsieur ! John est à Princeton, monsieur »,
disait le juge aux épaules larges et aux cheveux grisonnants tous les matins,
en allant à la poste. « Il montre aux yankees de quoi est capable un gentleman
sudiste », ajoutait-il ; et il rentrait chez lui avec ses lettres et ses
journaux. Là-haut, dans la grande maison aux piliers majestueux, tout le monde
attendait avec impatience la lettre de Princeton – le juge, sa frêle épouse, sa
sœur et ses filles adolescentes. « Cela en fera un homme, disait le juge, le
collège est l'endroit qu'il faut pour cela. » Puis il demandait à la petite
servante intimidée : « Alors, Jennie, comment va votre John à vous ? », et il
ajoutait, pensif : « C'est dommage, c'est vraiment dommage que ta mère l'ait
envoyé là-bas – ça va le gâter. » Et la servante se posait des questions.
C'est ainsi que dans ce village lointain
du Sud, tout le monde attendait, sans en être bien conscient, le retour de ces
deux jeunes gens, et rêvait sans vraiment les formuler à toutes les nouvelles
choses qui seraient accomplies alors, à toutes les idées nouvelles qui
verraient alors le jour. Et pourtant, ce qui était remarquable, c'est que peu
de gens pensaient à la fois aux deux John – les Noirs pensaient à un John qui
était noir, et les blancs pensaient à un autre John, qui était blanc. Aucun des
deux mondes ne pensait aux rêves de l'autre, si ce n'est avec une vague
inquiétude.
Là-haut, à Johnstown, à l'Institut, nous
sommes restés longtemps perplexes devant le cas de John Jones. Pendant longtemps,
l'argile sembla impropre à toute tentative de modelage. Il était bruyant et
turbulent, toujours en train de rire et de chanter, incapable de rester
concentré sur quoi que ce fût. Il ne savait pas comment étudier ; il n'avait
aucune idée de ce que pouvait bien être l'application ; ajoutez à cela son
retard, sa nonchalance et sa bonne humeur communicative – tout cela nous
rendait douloureusement perplexes. Un soir, nous nous trouvions dans la salle
des professeurs, sérieusement inquiets, car Jones avait de nouveau des ennuis.
Cette dernière escapade était vraiment la goutte d'eau qui faisait déborder le
vase ; nous votâmes donc solennellement que « Jones, en raison de sa mauvaise
conduite et de son inattention au travail, devait être suspendu pour le reste
du semestre. »
Il nous sembla que lorsque le doyen
annonça à Jones qu'il devait quitter l'école, ce dernier fut frappé pour la
première fois par l'idée que la vie était une chose sérieuse. Il regarda
l'homme aux cheveux gris sans comprendre, avec de grands yeux déconcertés. «
Comment – mais, balbutia-t-il, mais je n'ai pas encore passé mon diplôme ! »
Alors le directeur lui expliqua tout lentement et clairement, lui rappela ses
retards, son indifférence, ses leçons mal apprises, son travail négligé, le
bruit et le désordre qu'il causait, jusqu'à ce que le pauvre garçon finisse par
baisser la tête de confusion. Puis il dit avec précipitation : « Mais vous ne
le direz pas à maman et à ma sœur – vous n'allez pas leur écrire, si ? Si vous
n'écrivez pas à maman, j'irai en ville, je trouverai du travail, et au
prochain semestre, je reviendrai et je vous montrerai de quoi je suis capable.
» Le directeur promit formellement qu'il ne dirait rien. John chargea sa
petite cantine sur son dos, et, sans un mot, sans un regard pour les garçons
qui riaient sous cape, il descendit Carlisle Street jusqu'à la grande ville –
avec quelque chose de posé dans le regard, quelque chose de sérieux dans le
visage.
C'est peut-être un effet de notre
imagination, mais il nous a semblé que l'expression de gravité qui envahit ce
visage juvénile cette après-midi-là ne le quitta jamais plus. Quand il revint
chez nous, il se mit au travail farouchement, de toutes ses forces. Ce fut un
combat difficile, car les choses ne lui venaient pas aisément - les rares
souvenirs de ce qu'il avait appris jusque-là ne lui étaient pas d'un grand
secours dans sa nouvelle démarche ; mais dans le monde auquel il se colletait,
il devait tout construire tout seul, et il construisait lentement mais
sûrement. Quand le crépuscule tombait et s'attardait sur ses nouvelles
découvertes, il s'asseyait silencieusement, abîmé dans la contemplation, ou il
errait seul sur le campus verdoyant, cherchant à entrevoir le monde des idées,
à travers et au-delà du monde des hommes. Et les idées lui causaient parfois
d'étrange souffrances ; il ne parvenait pas à voir exactement pourquoi 1 cercle
n'était pas un carré, et effectua un soir jusqu'à minuit un opération jusqu'à
la cinquante-sixième décimale – il aurai continué plus loin encore si la
gouvernante n'avait pas éteint la lumière de force. Il attrapa de terribles
rhumes à rester allongé plusieurs nuits de suite sur le dos dans l'herbe,
essayant de se représenter le système solaire. Il eut de graves doutes sur les
conséquences éthiques de la Chute de Rome, et soupçonna fortement les Allemands
de n'être que des voleurs et des vauriens, malgré ses livres d'histoire. Il
réfléchissait longtemps sur chaque nouveau terme grec, cherchant à comprendre
pourquoi celui-là signifiait ceci et pas autre chose, et à imaginer ce que cela
pouvait bien être de penser toutes les choses en grec. C'est ainsi qu'il
pensait et qu'il s'interrogeait lui-même – s'arrêtant, plein de perplexité, là
où les autres glissaient joyeusement, et progressant toujours, obstinément, à
travers les difficultés, quand les autres s'arrêtaient et abandonnaient.
Il grandit donc d'âme et de corps, et
ses vêtements semblèrent grandir avec lui et se mettre en place d'eux-mêmes ;
les manches de ses manteaux s'allongèrent, des revers apparurent, et ses cols
étaient plus propres. De temps en temps ses chaussures étaient cirées, et sa
démarche acquit une dignité nouvelle. Et nous, qui observions tous les jours
une nouvelle réflexion grandir dans son regard, nous commençâmes à attendre
quelque chose de ce garçon persévérant. Il passa alors de l'école préparatoire
au collège, et nous vîmes encore quatre années de progrès constants, qui le
transformèrent presque entièrement en un homme grand et sérieux qui nous
saluait chaque matin au début des cours. Il avait quitté son étrange monde des
idées et était revenu vers le monde des hommes et du mouvement. Il regardait
maintenant pour la première fois autour de lui avec attention, et il s'étonnait
d'avoir vu si peu des choses auparavant. Il grandit lentement jusqu'à sentir, pratiquement
pour la première fois, le Voile qui s'étendait entre lui et le monde blanc ; il
remarqua d'abord l'oppression, qui ne l'avait jamais opprimé auparavant, des
différences qui jusqu'à présent avaient semblé naturelles, des entraves ou des
affronts qui dans son enfance auraient passé inaperçus ou qui auraient été
accueillis d'un grand rire. Il était en colère maintenant quand les hommes ne
l'appelaient pas « monsieur » ; il serrait les poings dans les bus « Jim Crow »
et s'irritait de cette ligne de partage des couleurs qui le cernait. Une touche
de sarcasme se faisait désormais sentir dans ses discours, et une vague
amertume dans sa manière de vivre ; il restait assis de longues heures à
réfléchir, pour mettre au point une façon de contourner tout cela. Tous les
jours il réalisait qu'il répugnait à retrouver le mode de vie étroit et étouffé
de sa ville natale. Et pourtant, il avait la ferme intention de retourner à
Altamaha – il avait toujours l'intention d'y travailler. Mais à mesure que le
jour du retour approchait, il était pris d'hésitations de plus en plus fortes,
saisi d'une terreur sans nom ; et même le lendemain de la remise des diplômes,
il s'empara avec avidité de l'occasion que lui offrait le doyen de partir vers
le Nord avec le quatuor de l'école pendant les vacances d'été, pour faire une
tournée de chant avec l'Institut. Une bouffée d'air avant le plongeon, se
dit-il pour s'excuser.
C'était une après-midi de septembre
éclatante, et les rues de New York brillaient d'une foule de passants. Ils
rappelaient à John la mer de son enfance ; il s'assit sur une place et les
regarda, toujours changeants et toujours les mêmes, si clairs et si sombres, si
graves et si gais. Il observa leurs vêtements chers et sans la moindre faute de
goût, la façon dont ils tenaient leurs mains, la forme de leurs chapeaux ; son
regard se faufila à l'intérieur des équipages qui passaient à vive allure.
Enfin, se renversant en arrière avec un grand soupir, il se dit : « Voilà le
monde. » Et il eut soudain envie de voir où le monde allait de ce pas – puisque
les plus riches et les plus élégants semblaient se hâter vers un même point.
Ainsi, quand un jeune homme grand, aux cheveux clairs, accompagné d'une petite
dame bavarde, passa devant lui, il se leva, un peu hésitant, et les suivit. Ils
remontèrent la rue, longèrent des magasins et de jolies boutiques, traversèrent
une immense place, pour finir par passer l'imposante porte d'un gigantesque
édifice, en compagnie d'une centaine d'autres personnes.
Il fut poussé en direction de la
billetterie, avec les autres, et sentit dans sa poche le billet neuf de cinq
dollars qu'il avait gardé en réserve. Il lui sembla que ce n'était vraiment pas
le moment d'hésiter ; il le sortit courageusement, le tendit à un employé
affairé, et reçut en échange un ticket, mais pas de monnaie. Quand il finit par
réaliser qu'il venait de payer cinq dollars pour entrer sans même savoir où il
allait, il s'immobilisa, stupéfait. « Faites attention », dit à mi-voix
quelqu'un derrière lui ; « tu ne vas pas lyncher ce gentleman de couleur
simplement parce qu'il est sur ton chemin », dit une jeune femme en regardant
avec espièglerie droit dans les yeux de son compagnon blond. Une ombre
d'agacement passa sur le visage de l'homme. « Décidément, vous ne nous comprendrez
jamais, nous, ceux du Sud », dit-il avec impatience, comme s'il poursuivait une
dispute interrompue. « Avec toutes vos belles déclarations, on ne voit jamais
dans le Nord de relations aussi cordiales ni même aussi intimes entre les Noirs
et les blancs que celles que l'on a tous les jours chez nous. Tu vois par
exemple, je me rappelle encore que quand j'étais enfant, mon camarade de jeux
le plus proche était un Noir, à qui on avait donné mon nom, et sûrement
personne... - eh bien ça par exemple ! » L'homme s'interrompit et rougit
jusqu'à la racine des cheveux : là, juste à côté des sièges d'orchestre qu'il
avait réservés, était assis le Noir auquel il s'était heurté dans le hall. Il
hésita, pâlit de colère, appela l'ouvreuse, lui donna sa carte, dit quelques
mots d'un ton péremptoire, et s'assit lentement. La jeune femme changea
adroitement de sujet.
John ne vit rien de tout cela, car il
s'était installé, un peu perdu, et contemplait le spectacle autour de lui ; la
beauté raffinée de la salle, les parfums légers, la myriade d'hommes en
mouvement, les parures élégantes et le discret bourdonnement des conversations,
tout semblait appartenir à un monde si différent du sien, si étrangement plus
beau que tout ce qu'il connaissait, qu'il restait assis comme au pays des
merveilles. Il sursauta quand, après quelques « chut ! silence ! », s'éleva,
pure et aérienne, la musique du Cygne de Lohengrin. La beauté infinie de cette
plainte se prolongea et gagna chaque muscle de son corps, et tout lui sembla en
harmonie. Il ferma les yeux et s'agrippa aux accoudoirs de sa chaise,
effleurant sans le vouloir le bras de la dame assise à côté de lui. Et la dame
retira son bras. Son cœur s'enfla du profond désir de s'élever avec cette
musique si claire loin de la boue et de la poussière de cette vie misérable qui
le retenait prisonnier et souillé. Si seulement il pouvait vivre là-haut, à
l'air libre, là où les oiseaux chantent et où les soleils couchants ne sont pas
teintés de sang ! Qui l'avait désigné pour être esclave, pour être le dernier
des derniers ? Et celui qui l'avait désigné, comment avait-il le droit de
désigner, quand un monde comme celui de la musique existait, et s'offrait
ouvert à tous ?
Puis le mouvement changea, et une
harmonie s'enfla, plus pleine, plus puissante. Il regarda la salle, pensif, en
se demandant pourquoi cette belle femme aux cheveux gris avait l'air si
indifférente à la musique, et ce que ce petit homme pouvait bien être en train
de chuchoter à l'oreille de son voisin. Il se dit qu'il n'aurait pas aimé être
indifférent ou inattentif, car il sentait en lui un nouvel élan, une puissance
que lui conférait la musique. Si seulement il avait quelque œuvre à accomplir,
quelque vocation à laquelle il pourrait consacrer sa vie, une œuvre difficile –
oui, terriblement difficile, mais débarrassée de cette servilité obséquieuse et
écœurante, de cette douleur cruelle qui durcissait son cœur et son âme. Quand
les violons rendirent un dernier soupir empreint de tristesse, il lui revint
une vision de son foyer, qui lui sembla si lointain – les grands yeux de sa
sœur, et le visage sombre et épuisé de sa mère. Et son cœur fut englouti par
les eaux, exactement comme les bandes de sables sont englouties au bord de la
mer près d'Altamaha – mais seulement pour mieux s'élever dans les airs, avec
cette dernière plainte éthérée du cygne qui frissonna et s'évanouit dans le
ciel.
Les dernières notes laissèrent John si
silencieux, si absorbé, que d'abord il ne remarqua pas l'ouvreuse qui tapotait
légèrement son épaule en disant poliment : « Voudriez-vous venir avec moi,
monsieur ? » Un peu surpris, il se leva d'un bond au dernier petit coup, et, se
retournant pour quitter son siège, il regarda droit dans les yeux du jeune
homme blond. C'est à cet instant que le jeune homme reconnut le sombre camarade
de jeux de son enfance, et que John sut qu'il s'agissait du fils du juge. Le
John blanc sursauta, leva la main, puis se figea dans son fauteuil ; le John
noir sourit légèrement, puis son sourire se transforma en grimace et il suivit l'ouvreuse
dans l'allée. Le directeur était désolé, réellement, extrêmement, désolé – mais
il expliqua qu'il y avait eu une erreur : on avait vendu à ce monsieur une
place qui était déjà réservée ; bien entendu, on le rembourserait – et il
prenait l'affaire très à cœur, et ainsi de suite, et... – avant même qu'il eut
terminé, John était parti ; il traversait en toute hâte la place, il courait
presque le long des larges avenues, et quand il arriva au parc, il boutonna son
manteau et dit à voix haute : « John Jones, tu es un parfait idiot. » Puis il
retourna là où il logeait, écrivit une lettre, et la déchira ; il en écrivit
une autre, et la jeta dans le feu. Puis il saisit un bout de papier et
griffonna : « Chère maman, chère sœur – je rentre – John. »
« Peut-être, se dit John tandis qu'il
s'installait dans le train, peut-être ne puis-je m'en prendre qu'à moi-même de
vouloir lutter contre ma destinée manifeste, simplement parce qu'elle me semble
dure et déplaisante. Mon devoir envers Altamaha est là, devant moi ; peut-être
vont-ils m'aider à résoudre les problèmes noirs, là-bas – et peut-être pas.
"C'est ainsi que je me rendrai auprès du Roi en dépit de la loi, et si je
dois périr, je périrai"[2].
» Et tandis qu'il méditait, rêvait et organisait ainsi sa vie, le train volait
vers le Sud.
En bas, à Altamaha, même après sept
longues années, tout le monde était au courant du retour de John. Les maisons
furent frottées et récurées — l'une d'elles plus encore que les autres ; les
jardins, les pelouses, furent entretenus avec bien plus de soin qu'à
l'accoutumée, et Jennie acheta un nouveau guingan. Après quelques négociations,
faisant preuve de finesse, tous les méthodistes et les presbytériens noirs
acceptèrent de se joindre à une gigantesque cérémonie de bienvenue à l'église
baptiste ; et comme le jour de son retour approchait, des discussions
enflammées s'élevaient à tous les coins de rue pour déterminer quelles seraient
la nature et la dimension exactes des exploits de John. Il arriva par un jour
gris et nuageux, à midi. Toute la ville noire, avec pourtant quelques touches
de blanc sur les bords, se rendit à la gare – formant une joyeuse cohue où
éclataient des « bonjou' ! » et des « comment va ? », des rires, des blagues et
des bousculades. Sa mère était assise à l'écart, guettant derrière une fenêtre
; mais Jennie, sa sœur, se tenait sur le quai, tortillant nerveusement sa robe
autour de ses doigts – grande et souple, sa peau douce d'un beige tendre, ses
grands yeux pleins d'amour éclatant sous la sauvagerie domestiquée de ses
cheveux. John se leva tristement quand le train s'arrêta – il était en train de
penser au wagon « Jim Crow » ; il descendit sur le quai, et s'arrêta, saisi par
ce qu'il voyait : une petite gare miteuse, une foule noire vêtue de hardes sales,
aux couleurs criardes, un bidonville d'un demi-mile devant lequel courait un
fossé boueux. Le sentiment terrible du sordide et de l'étroitesse de tout cela
s'empara de lui ; il chercha sa mère sans la trouver ; il embrassa froidement
la grande fille étrange qui l'appelait « mon frère », il dit, ici et là, un mot
sec et cassant ; puis, ne s'attardant ni pour serrer des mains, ni pour
échanger les derniers potins, il remonta silencieusement la rue, ne soulevant
son chapeau que devant la dernière vieille tante qui avait l'air pleine
d'espoir, la laissant bouche bée de saisissement. Les gens étaient visiblement
abasourdis. Cet homme froid et silencieux –c'était John ? Où étaient passés son
sourire et sa chaleureuse poignée de main ? « On dirait bien qu'il a le cafard
», dit pensivement le prêtre méthodiste. « C'est incroyable ce qu'il a l'air
prétentieux », se lamenta une sœur baptiste. Mais le postier blanc, un peu à
l'écart de la foule, exprima parfaitement bien l'opinion de ses compatriotes :
« Cet enfoiré de Noir, dit-il en triant du courrier et en arrangeant son tabac,
il est parti dans le Nord et il revient gonflé d'idées stupides ; mais ça
marchera pas, ici, à Altamaha. » Et la foule se dispersa.
La fête de bienvenue qui avait été
organisée à l'église baptiste fut un échec complet. La pluie gâcha le barbecue
et l'orage fit tourner le lait dans les crèmes glacées. Quand, le soir, vint le
temps du sermon, l'église était pleine à craquer. Les trois prêcheurs s'étaient
tout spécialement préparés, mais l'attitude de John sembla en quelque sorte
refroidir toute l'assemblée – il avait l'air si sévère et si préoccupé, il
semblait si contraint, que le frère méthodiste ne parvint pas à réchauffer
l'atmosphère par son discours et ne reçut pas un seul « Amen » en réponse ; le
prêtre presbytérien ne reçut pas non plus beaucoup de réponses, et même le
prêcheur baptiste, bien qu'il réussît à éveiller un timide enthousiasme,
s'emmêla à tel point dans sa phrase préférée qu'il dut s'interrompre, et il
termina son sermon quinze bonnes minutes plus tôt qu'il ne l'avait prévu. Les
gens s'agitèrent nerveusement dans leur fauteuil quand John se leva pour
répondre. Il parla lentement et méthodiquement. L'époque, dit-il, exigeait des
idées nouvelles ; nous étions très différents des hommes du XVIIe et du XVIIIe
siècle – nous avions aujourd'hui des idées plus larges sur la fraternité et la
destinée humaines. Puis il évoqua la possibilité de faire davantage pour la
charité et l'éducation populaire, et en particulier celle d'un meilleur partage
des richesses et du travail. Ainsi la question était ajouta-t-il, comme plongé dans ses réflexions,
le regard tourné vers le plafond cloqué – de savoir quelle serait la part des
Noirs de ce pays dans les luttes du siècle à venir. Il décrivit rapidement la
nouvelle école industrielle qui pourrait s'élever ici, au milieu des pins, et
s'attarda plus longuement sur le travail charitable et philanthropique qui
pourrait être organisé, sur l'argent qui pourrait être économisé pour être
placé en banque ou pour monter des affaires. Enfin, il appela à l'unité, et
critiqua tout spécialement les querelles religieuses et confessionnelles. «
Aujourd'hui, dit-il en souriant, le monde se moque de savoir si un homme est
baptiste ou méthodiste, ou même s'il appartient à une congrégation, pourvu
qu'il soit bon et vrai. Quelle différence cela fait-il qu'un homme soit
baptisé dans une rivière ou dans un bassin, ou pas du tout ? Laissons toutes
ces questions mesquines, et regardons plus haut. » Puis, ne trouvant rien de
plus à dire, il se rassit lentement. Un murmure douloureux traversa la foule.
C'est à peine s'ils avaient compris un mot de ce qu'il avait dit, car il
parlait une langue inconnue – mise à part la dernière phrase sur le baptême.
Ça, ils avaient compris, et ils restaient assis dans le plus grand silence,
pendant que la pendule égrenait les minutes. Enfin un ricanement étouffé se fit
entendre du côté du chœur, et un vieil homme voûté se leva, traversa les
rangées de sièges, et monta tout droit dans la chaire. Il était noir et ridé,
avec des cheveux gris parsemés et floconneux ; sa voix et ses mains
tremblaient comme s'il avait eu une attaque ; mais il portait sur son visage
l'air intense et saisi du fanatique religieux. Il s'empara de la Bible de ses
énormes mains noueuses ; il la leva deux fois sans un mot, puis brusquement
éclata en imprécations, avec une éloquence brutale et passionnée. Il tremblait,
se balançait, se penchait ; puis il se redressa dans toute sa majesté, tandis
que les gens poussaient des gémissements et pleuraient, se lamentaient et
hurlaient, et un grand cri sauvage jaillit et s'éleva dans les airs, venu du
plus profond de toute l'émotion accumulée et contenue pendant des heures. John
ne sut jamais vraiment ce que le vieil homme avait dit ; il comprit seulement
qu'il était désigné au mépris général et à l'opprobre cinglante pour avoir
piétiné la vraie religion, et il réalisa avec stupéfaction qu'il venait, à son
insu, de profaner avec rudesse et brutalité ce que ce petit monde possédait de
plus sacré. Il se leva silencieusement et sortit dans la nuit. Il descendit
vers la mer, à la lumière idéale des étoiles, à peine conscient d'être suivi,
timidement, par une jeune fille. Quand, finalement, il arriva au bord de la
falaise, et que, se retournant, il reconnut sa petite sœur, il réalisa combien
il l'avait négligée et son cœur se serra tout d'un coup. Il l'entoura de ses
bras et laissa le flot de larmes s'épandre sur son épaule.
Ils restèrent longtemps ainsi, à
regarder ensemble au-delà de cette eau grise et agitée.
« John, dit-elle, est-ce que cela rend
tout le monde – malheureux d'étudier et d'apprendre beaucoup de choses ? »
Il hésita et sourit. « J'ai bien peur
que oui », dit-il.
« Et, John, tu es content d'avoir étudié
? »
La réponse tarda à venir, mais elle
était sans appel : « Oui. »
Elle contempla les lumières qui
scintillaient au-dessus de la mer, et elle dit pensivement : « J'aimerais être
malheureuse – et – et, mettant ses bras autour de son cou, je crois que je le
suis, un peu, John. »
Ce n'est que plusieurs jours plus tard
que John se rendit chez le juge pour lui demander le privilège de pouvoir
enseigner à l'école noire. Le juge lui-même le reçut à la porte principale, le
regarda durement et dit avec brusquerie : « Fais le tour jusqu'à la porte de la
cuisine, John, et attends là-bas. » Assis sur les marches de la cuisine, John
regardait le maïs, profondément troublé. Au nom du ciel, que lui arrivait-il ?
Chaque pas qu'il faisait offensait quelqu'un. Il était venu pour sauver son
peuple, et avant même d'avoir quitté la gare, il les avait blessés. Il avait
essayé de leur transmettre son savoir à l'église, et il avait outragé leurs
sentiments les plus profonds. Il s'était longuement préparé à être respectueux
envers le juge, et voilà qu'il déboulait à sa porte principale. Or, à chaque
fois, il avait voulu bien faire – et pourtant, et pourtant, inexplicablement,
il trouvait si difficile et si étrange de se réadapter à son ancien
environnement, de retrouver sa place dans le monde qui l'entourait. Il ne se
rappelait pas avoir éprouvé la moindre difficulté dans le passé, quand la vie
n'était que joie et gaieté. Le monde, alors, semblait couler facilement et sans
à-coups. Il est possible que – mais sa sœur apparut à ce moment-là à la porte
de la cuisine et lui dit que le juge l'attendait.
Le juge était assis dans la salle à
manger avec son courrier du matin, et il ne proposa pas à John de s'asseoir. Il
parla affaires directement. « Tu es venu pour l'école, je suppose. Eh bien,
John, je vais te parler franchement. Tu sais que je suis un ami de ton peuple.
Je vous ai aidés, toi et ta famille, et j'aurais fait bien plus si tu ne
t'étais pas mis en tête de partir. Bon, j'aime les gens de couleur et je
sympathise avec toutes leurs aspirations raisonnables ; mais toi et moi savons
bien, John, que dans ce pays le Noir doit rester soumis et ne peut pas espérer
devenir l'égal des hommes blancs. S'ils restent à leur place, tes semblables
peuvent être honnêtes et respectueux ; et, Dieu m'en est témoin, je ferai tout
ce qui est en mon pouvoir pour les aider. Mais s'ils veulent renverser l'ordre
de la nature, et dominer les blancs, et épouser des femmes blanches, et
s'asseoir dans mon salon, alors, par Dieu ! nous les briserons, même si nous
devons lyncher jusqu'au dernier négro de cette terre. Maintenant, John, la
question est : avec ton éducation et les idées que tu as rapportées du Nord,
est-ce que tu vas accepter la situation et enseigner aux faces de suie à être
nos serviteurs et nos laboureurs fidèles, comme l'étaient vos pères – j'ai bien
connu ton père, John, il appartenait à mon frère, et c'était un bon négro. Eh
bien – eh bien, est-ce que tu vas suivre ses traces, ou est-ce que tu vas
essayer de mettre dans la tête des gens ces idées ridicules d'ascension sociale
et d'égalité, et ainsi, les rendre malheureux et insatisfaits ? »
« Je vais accepter la situation, juge
Henderson », répondit John, avec une sécheresse qui n'échappa pas à l'esprit
pénétrant du vieil homme. Il hésita un moment, puis dit brièvement : « Très
bien – nous te prenons à l'essai. Au revoir. »
L'école noire avait ouvert depuis plus
d'un mois quand l'autre John rentra à la maison ; il était grand, gai et fier
d'allure. Sa mère pleura, ses sœurs chantèrent. Toute la ville blanche se
réjouit. Le juge débordait de fierté, et c'était un spectacle qui réchauffait
le cœur de les voir tous les deux se dandiner côte à côte en descendant Main
Street. Pourtant, il y avait des tensions entre eux, car le jeune homme ne
pouvait pas dissimuler son mépris pour cette petite ville – il n'essayait même
pas. Son cœur était ouvertement attaché à New York. Or l'ambition que
chérissait secrètement le juge était de voir son fils devenir maire d'Altamaha,
sénateur, et même – pourquoi pas ? – gouverneur de Géorgie. Ainsi la discussion
s'échauffait-elle souvent entre eux. « Pour l'amour de Dieu, père, disait le
fils après le déjeuner, en allumant un cigare devant la cheminée, certainement,
vous n'espérez pas qu'un homme comme moi s'établisse dans ce – dans ce trou qui
ne contient que de la boue et des Noirs ? — Eh bien si », répondait
laconiquement le juge ; et ce jour-là, au froncement de sourcils qui
accompagnait ces mots, on a bien pensé qu'il était sur le point d'ajouter
quelque chose de plus explicite, mais des voisins étaient passés à l'improviste
pour admirer son fils, et la conversation prit un autre tour.
« Paraît que le John, il commence à
s'échauffer à l'école des faces de suie », dit le postier pour essayer de
meubler le silence qui s'installait.
« Comment ça ? » demanda le juge d'un
ton tranchant.
« Oh, rien de spécial – juste ses grands
airs et sa façon de faire, comme s'il était au-dessus des autres. J'crois bien
qu'à ce qu'on raconte, il parle de la Révolution française, de l'égalité, de
trucs comme ça. C'est ce que j'appelle un négro dangereux. »
« Est-ce que vous l'avez entendu dire
quoi que ce soit qui sorte du droit chemin ? »
« Ben non – mais Sally, not'fille de
cuisine, elle a raconté à ma femme des tas de trucs bizarres. De toutes façons,
j'ai pas besoin d'l'entendre : un négro qui dit pas « monsieur » à un blanc, ou
– »
« Qui est ce John ? » l'interrompit le
fils du juge.
« Eh bien, c'est le petit John noir, le
fils de Peggy – ton ancien camarade de jeux. »
Le jeune homme rougit violemment sous
l'effet de la colère, puis il se mit à rire.
« Oh, dit-il, c'est le face de suie qui
a essayé de s'asseoir de force à côté d'une dame que j'accompagnais – »
Mais le juge Henderson ne voulut pas en
entendre davantage. Il s'était senti de mauvaise humeur toute la journée ; tout
cela passait les bornes. Il se leva en proférant un juron à demi-étouffé,
saisit sa canne et son chapeau et se rendit tout droit à l'école.
Pour John, cela avait été long et
difficile de mettre les choses en place dans la vieille cabane délabrée qui
abritait l'école. Les Noirs étaient déchirés en factions pour ou contre lui,
les parents étaient indifférents et les enfants irréguliers et sales ; les
livres, les crayons et les ardoises manquaient. Néanmoins, après avoir lutté
sans perdre espoir, il lui semblait enfin apercevoir les premières lueurs de
l'aube. Cette semaine, il y avait plus de monde en classe, et la couche de
crasse sur le visage des enfants n'était plus aussi épaisse. Même la classe des
petits qui apprenaient à lire semblait progresser de manière encourageante.
Aussi John travaillait-il cette après-midi-là avec une patience renouvelée.
« Bon, Mandy, dit-il gaiement, c'est
mieux ; mais il ne faut pas que tu haches les mots ainsi :
"si–l'ho–mme–va". Voyons, même ton petit frère ne raconterait
sûrement pas une histoire de cette façon, si ?
—Non, pour sûr, il sait pas parler.
—Très bien ; alors essayons encore une
fois : "si l'homme –"
—John ! »
Toute l'école sursauta, et l'instituteur
esquissa un mouvement pour se lever, quand le visage cramoisi de colère du juge
apparut à la porte grande ouverte.
« John, cette école est fermée. Vous,
les enfants, vous pouvez rentrer chez vous et vous mettre au travail. Les
blancs d'Altamaha ne dépenseront pas un sou de plus pour que les Noirs se
fassent bourrer le crâne de théories impudentes et de mensonges.
Débarrassez-moi le plancher ! Je fermerai la porte à clef moi-même. »
Là-bas, dans la grande maison à colonnades,
le jeune et grand fils s'était mis à tourner en rond après le départ soudain de
son père. Rien n'avait beaucoup d'intérêt pour lui dans la maison ; les livres
étaient vieux et défraîchis, le journal local était totalement vide et les
femmes s'étaient retirées, prétextant, qui un mal de tête, et qui des travaux
de couture. Il essaya de faire une sieste, mais il faisait trop chaud. Alors il
sortit flâner dans les champs, se lamentant sans fin : « Dieu tout-puissant !
Combien de temps vais-je encore devoir endurer cette prison ! » Ce n'était pas
un mauvais garçon – il était juste un peu trop gâté, un peu trop enclin à
satisfaire tous ses caprices et aussi entêté que son orgueilleux de père.
C'était un jeune homme agréable à regarder, tandis qu'il fumait et balançait
paresseusement les jambes, assis sur une grosse souche noire, à l'orée des
pins. « Enfin, il n'y a même pas ici une seule fille qui vaille la peine
d'entretenir un flirt digne de ce nom », grommela-t-il. C'est à cet instant
précis que son œil accrocha une silhouette élancée, gracieuse comme un saule,
qui se hâtait dans sa direction sur le sentier étroit. Il commença par la
regarder avec intérêt, puis éclata de rire, en se disant : « Eh bien, eh bien,
si ce n'est pas Jennie, la petite servante de cuisine ! Quel beau petit lot !
Et dire que je ne l'avais jamais remarquée ! » « Hello, Jennie ! Tu sais que tu
ne m'as pas embrassé depuis mon retour », continua-t-il gaiement. La jeune
fille le regarda, surprise et un peu confuse – balbutia quelques mots incompréhensibles
et essaya de continuer son chemin. Mais un brusque désir s'empara du jeune
oisif et il la saisit par le bras. Effrayée, elle glissa entre ses mains ; en
partie pour plaisanter, il se retourna et courut après elle à travers les
grands pins.
Plus bas, vers la mer, à l'entrée du
sentier, John marchait lentement, tête baissée. Las et dégoûté, il avait
d'abord pris le chemin de chez lui en partant de l'école ; puis, pour essayer
de ménager sa mère, il avait décidé d'aller auparavant à la rencontre de sa
sœur qui devait rentrer du travail et de lui annoncer son renvoi. « Je vais
partir, dit-il lentement. Je vais partir et trouver du travail, puis je les
ferai venir. Je ne peux pas vivre ici plus longtemps. » Et toute la colère
brûlante qu'il avait enfouie remonta dans sa gorge. Il agita les bras et se mit
à courir sauvagement le long du sentier.
La grande mer brunâtre s'étendait
silencieusement. L'air respirait à peine. Le jour mourant baignait les chênes
tordus et les pins puissants d'une lumière noir et or. Le vent n'apporta aucun
signal, aucun murmure ne vint du ciel sans nuage. Il y avait juste un homme
noir qui se hâtait, le cœur empli de douleur, sans un regard pour le soleil ou
pour la mer, et qui sursauta, comme s'éveillant d'un rêve, quand retentit le
cri déchirant qui réveilla les pins ; il vit sa sœur noire se débattre entre
les bras d'un grand homme blond.
Il ne dit pas un mot ; il saisit une
branche par terre et frappa avec toute la haine accumulée dans son grand bras
noir ; le corps blanc tomba, inanimé, et resta là, entre les pins, baigné de
soleil et de sang. John le contempla comme dans un rêve, rentra chez lui d'un
pas vif et dit d'une voix douce : « Maman, je m'en vais – je vais être libre. »
Elle le regarda, les yeux voilés de
larmes, et balbutia : « Dans le Nord, chéri, c'est dans le Nord que tu t'en vas
? »
Il se détourna et leva les yeux vers
l'étoile du Nord qui brillait faiblement au-dessus des flots, et dit : « Oui,
maman, je m'en vais – dans le Nord. »
Et sans ajouter un seul mot, il reprit
le chemin étroit entre les pins hauts et droits, jusqu'au même sentier sinueux,
et s'assit sur la grande souche noire, regardant la tache de sang qui
s'étendait à l'endroit où avait reposé le corps. Autrefois, dans le brouillard
du passé, il avait joué avec ce garçon mort, ils avaient fait la course sous
les arbres solennels. L'obscurité s'épaissit ; il pensa aux garçons de
Johnstown. Il se demanda ce que Brown était devenu, et Carey ? Et Jones – Jones
? Mais c'était lui, Jones, et il se demanda ce qu'ils diraient quand ils
sauraient, quand ils apprendraient la nouvelle, dans la grande salle à manger
avec ses centaines de regards joyeux. Puis le reflet des étoiles l'effleura, il
pensa au plafond doré de cette immense salle de concert, et il entendit glisser
vers lui l'air si léger et si doux du cygne. Hark ! Est-ce que c'était la
musique, ou les cris et le fracas des hommes ? Oui, sûrement ! Haute et pure,
la douce mélodie s'éleva et vibra comme une chose vivante, et la terre même
trembla comme sous le piétinement des chevaux et les voix d'hommes en colère.
W.E.B. DuBois conversant avec K. Nkrumah à Accra |
Il se renversa en arrière et sourit à la
mer, d'où s'élevait l'étrange musique, loin des ombres ténébreuses où se
faisait entendre le bruit des chevaux au galop. Avec un effort, il sortit de sa
torpeur, se pencha en avant et regarda fixement le bout du chemin, fredonnant
doucement le « chant de la fiancée » –
À travers les arbres, dans la pâle
lumière du matin naissant, il regarda s'approcher leurs ombres dansantes et il
entendit leurs chevaux lancés sur lui ; enfin, ils apparurent, balayant tout
autour d'eux comme une tornade, et il vit à leur tête ce vieil homme hagard,
aux yeux injectés de haine. Oh, comme il eut pitié de lui – pitié de lui – et
il se demanda s'il avait le rouleau de corde tressée. Puis, comme la tempête
éclatait autour de lui, il se mit lentement debout et tourna ses yeux fermés
vers la mer.
Et le monde siffla à ses oreilles.
(*)
– Extrait de W.E.B. Du Bois[4],
Les âmes du peuple noir, La
Découverte, 2007. Traduction de Magali Bessone.
[1]
- Elisabeth Barret, épouse browning (1806-1861), poétesse anglaise. Les
recueils Essai sur l’esprit (1826),
et Les Séraphins (1838), lui valurent
l’amour de Robert Browning, poète lui aussi, qui l’enlève et l’épouse
secrètement en 1846 ; ils partent pour l’Italie. Elle publie les Sonnets de la Portugaise (1850),
témoignage de l’amour conjugal exceptionnel qu’ils partagent ; Cara Guidi Windows (1851), où s’exprime
le désir de liberté ; enfin, avec Aurora
Leigh (1857), elle aborde des thèmes plus politiques, l’esclavage, la
prostitution, le spiritualisme, la politique italienne, Napoléon III.
[2]
- Citation de la Bible, Esther, 4, 16 (traduction de la Bible Osty, Paris, Le
Seuil, 1973).
[3]
- Richard Wagner, Lohengrin, III, 1,
« La marche nuptiale ». Du Bois change « Treulich » (avec confiance) en « Freudig » (avec joie). Le vers signifie ici :
« Sois conduit avec joie, amené à cet endroit », et la suite dans
Lohengrin est « Où, par la grâce de l’amour, tu es protégé. »
[4]
- William Edward Burghadt Du Bois (1868, Great Barrington, Mass.-1963, Accra,
Ghana), l’une des plus grandes figures de l’histoire noire étasunienne, a été
le premier Noir à obtenir un doctorat à Harvard. Il est à l’origine des
premières recherches sociologiques et historiques sur la communauté
afro-américaine. Activiste politique, il fonde en 1905 le mouvement du Niagara,
puis est cofondateur de la National Association for the Advancement of Coloured
People en 1910. Ecrivain et essayiste, il a publié une autobiographie et des
romans ; on peut considérer Les Âmes
du peuple noir comme son chef-d’œuvre.
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