dimanche 26 avril 2015

« Francophonie, quelle francophonie? »

 Je ne vois pas la langue française en termes politiques. Pour moi, la langue française va de soi. Elle fait partie de ma personnalité, de mon mode de pensée. Je l'accepte en tant que telle car je sais qu'elle ne m'empêche pas de réfléchir juste si je veux réfléchir juste. C'est ma langue d'écriture, celle dans laquelle je me sens à l'aise. Et je trouve qu'elle est aussi un bon outil pour découvrir le monde.
V. Tadjo
Cependant, je me rends compte aujourd'hui que la plupart des gouvernements africains «francophones» ont fait une grave erreur en choisissant le français comme langue officielle unique. Même lorsque des langues nationales étaient parlées par un grand nombre de citoyens, ils ne leur ont pas accordé un statut officiel.
L'argument le plus répandu est d'ordre politique : il ne fallait pas donner la préférence à telle ou telle langue nationale, au risque de provoquer des tensions ethniques. Ce n'est pas convainquant. Dans des pays comme la Suisse, la Belgique et récemment l'Afrique du Sud, le multilinguisme est reconnu. C'est donc finalement une question de volonté.
Dans le propre intérêt de la langue française, il serait bon que le déséquilibre entre les langues nationales et cette langue d'emprunt soit redressé.
Car tout le monde y perd dans la situation actuelle. Le français est mal enseigné et mal parlé, puisqu'il est considéré comme une langue maternelle alors qu'il devrait être considéré comme une seconde langue. Cette aberration linguistique a des conséquences désastreuses pour les systèmes scolaires en Afrique francophone. Les taux d'échec très élevés sont en grande partie dus à une mauvaise maîtrise de la langue d'enseignement qu'est le français.
A cela s'ajoute le fait que la francophonie est encore trop fortement liée à la France, politiquement, économiquement et culturellement. Or, la France reste pour beaucoup l'ancien pays colonisateur, la nation dominatrice. Le français occupe donc une position ambiguë sur le continent noir.
Le déclin relatif de l'économie française depuis près de dix ans a aussi eu un impact négatif sur l'image du pays et donc de la langue. Ensuite, le désastre politique de la Françafrique est venu enfoncer le clou. Le Rwanda est un bon exemple. Le français y est en net recul. Certes, la plupart des exilés qui sont revenus au pays après le génocide étaient des anglophones installés dans des pays limitrophes tels que l'Ouganda, la Tanzanie et le Kenya. Mais il n'y a aucun doute que l'échec de la politique française au Rwanda y est pour beaucoup.
Malheureusement, la récente crise des banlieues n'a rien arrangé en montrant du doigt les failles de la société française. Le vent de xénophobie qui balaie l'Hexagone et le mécontentement qui en découle du côté des immigrés et des Français d'origine étrangère ont entaché la réputation d'une langue qui, jusqu'à présent, semblait véhiculer des principes de démocratie et de droits de l'homme.
L'anglais est moins problématique parce que c'est une langue dominante au niveau planétaire. Il a donc acquis une certaine universalité, pour ne pas dire une neutralité rassurante. C'est la raison pour laquelle il bénéficie d'un tel engouement où que l'on se trouve.
Comment défendre la langue française ? Et faut-il la défendre ?
www.laboutiqueafricavivre.com
La littérature africaine francophone aurait pu être un grand atout pour l'expansion de la langue française. Hélas, elle reste marginale non seulement sur le continent mais aussi dans tout le reste de la sphère francophone. Les livres ne circulent pas d'un pays africain à l'autre et les éditeurs locaux ne parviennent pas à vendre leurs livres en France ou ailleurs en Europe. Ce marché restreint les empêche d'avancer alors que l'édition française s'exporte encore beaucoup trop en Afrique. Il faut donc remédier à cet état de fait et encourager plutôt des coéditions entre les éditeurs francophones afin de permettre aux livres de toucher un plus grand nombre de lecteurs.
Et qu'en est-il du français de la rue, celui qui est parlé par la majorité des gens ? Y a-t-il un avenir de ce côté-là ? Va-t-il se créoliser ? Que disent les linguistes ?
En tous les cas, si j'étais linguiste, je m'intéresserais à un phénomène qui se passe en Côte-d'Ivoire : l'utilisation du français à des fins démagogiques. Un nombre croissant d'hommes politiques utilise le français de la rue pour parler au «peuple». Mais c'est une langue volontairement pervertie, dénaturée, dont l'objectif est l'endoctrinement idéologique. C'est un français utilisé pour démontrer son «patriotisme». Redoutable.  
Véronique Tadjo*

 
EN MARAUDE DANS LE WEB
Sous cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, ou que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ».
 

Source : Libération hors-série 16 mars 2006 

(*) – Ecrivain, née en 1955 à Paris, élevée à Abidjan (Côte-d'Ivoire), vit à Johannesburg (Afrique du Sud). Son dernier ouvrage paru, Reine Pokou, concerto pour un sacrifice (Actes Sud, 2005), a obtenu le grand prix littéraire de l'Afrique noire 2005.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire