Vous avez dit
« mission civilisatrice ? ».
Pour vous
donner une idée de ce que fut la « nuit coloniale », dont certains politiciens
français prétendent qu’il ne s’est agi tout au long que de faire du bien aux
indigènes, voici, à travers le témoignage d’une française à qui le soleil
d’Afrique n’avait pas ôté toute humanité ni le sens de l’honneur, l’évocation
de quelques spécimens de coloniaux, en l’occurrence des militaires.
QUELQUES MILITAIRES[1]
De 1911 à 1922, seize militaires
commandèrent la subdivision de Ganatyr. C. arriva sergent en 1914 et repartit
sous-lieutenant en 1917. Le sergent S., seul et sans remèdes, mourut de la
grippe ; trois jours après, on le trouva en décomposition. Le lieutenant B., 22
ans, « cassa » en seize mois cinquante et une fillettes, dont il montrait la
liste. Le vieux lieutenant G. rédigea ce motif :
KOITE, garde de 1ère classe, 15 jours de prison dont 8 avec retenue de
solde Etant préposé à la garde des prisonniers s'est désintéressé de son
service. A été la cause de la mort de
trois bovidés dont il avait contaminé l'eau de l'abreuvoir en y lavant une
queue de vache morte deux jours avant d'une épizootie bovine, sous le
fallacieux prétexte de capturer des oiseaux pendant son service.
Il y eut encore le sergent P.,
qui demandait « à être remplacer dans ce commandement ayant très peu
d'instruction et pas beaucoup de connaissance administrative. » Celui-ci construisit
le four à briques, planta cent vingt arbres et scia la première planche qu'ait
vue Ganatyr. C'était en 1921, dix ans après la conquête. Vint ensuite
l'adjudant-chef B. qui fut relevé de ses fonctions et, de rage, arracha les
deux citronniers du poste. Mais avant, il y avait eu le lieutenant M., qu'on
nommait Douloubarit, l'ombre, parce qu'il était bon.
* * *
Ce chef de subdivision, à
l'écriture d'illettré, de comptable ou de fou, se double, s'il est lieutenant
ou adjudant, d'un sergent secrétaire. Le sergent O. ne pouvait être utilisé
qu'à la surveillance des maçons. D'autres valent davantage : on leur confie
souvent la tâche tout entière. Elle est policière, administrative, financière,
juridique et de l'ordre des travaux publics ; elle est militaire : instruction
et ravitaillement de la troupe, contrôle des magasins ; elle est aussi
politique, avec la collaboration subordonnée des chefs indigènes.
« Vous percerez, a dit le
colonel, leurs rivalités et leurs divisions intestines... Mais parallèlement
il vous faudra exercer un contrôle sévère et discret pour n'être pas vexatoire
et ne pas amoindrir leur prestige.
» De fréquentes tournées
donneront aux chefs l'impression qu'ils sont constamment assistés et
surveillés.
» Le personnel extrêmement mobile
doit en outre mettre à profit ces déplacements pour recueillir tous renseignements
intéressants au point de vue économique et sociologique. »
Au poste, une besogne non moins
ardue attend notre commandant : Fournir en triple
exemplaire, tous copiés à la main, les rapports mensuels, trimestriels,
semestriels, annuels ; tenir à jour maints registres ; rendre compte du moindre
fait au capitaine de Djimez.
« J'ai l'honneur de vous faire
connaître que j'ai reçu le reliquat d'impôt du chef Boumi : 5 fr. 70.
» J'ai l'honneur de vous adresser
la somme de 5 francs, à valoir sur la dette que le tirailleur Séid a contractée
envers le tirailleur Abdallah. »
Pour introduire la monnaie
française dans le pays, le gouvernement a commandé des tissus de coton. Comme
ils sont de largeurs inégales, on les paiera au mètre carré : « cela prend des
journées entières pour le mesurage et calculer les surfaces ».
L'exercice, qui peut le commander
? « Bokaroba, treize ans dans le grade de caporal, devenu inapte à tout service
actif, instructeur incapable, s'acquitte plus assidûment de ses devoirs religieux
que militaires. — Passé Panga, bon vieux serviteur, ne peut faire un
instructeur, car n'en a jamais reçu lui-même les éléments. »
Le chef de subdivision doit être
au bureau quatorze heures par jour au minimum ! Mais qu'on selle son cheval :
la guerre s'allume entre deux tribus ; ou bien six cents bœufs sauvages ont mis
un homme et une femme en bouillie.
* * *
Ce blanc ne boude pas à la
besogne. Il est fier de « posséder (sic)
aux formalités d'usage », de
régir soixante mille âmes, d'humbles âmes auprès desquelles il se sent «
esprit fort » : Huit jours de prison à Rama : S'est fait passer à des indigènes plus
primitifs que lui pour envoyé de Dieu.
Quinze jours à Anossa et Agui : pour par des chants divers avoir exalté
l'esprit des indigènes si superstitieux.
Mais la supériorité du Blanc
l'incline à l'indulgence, à la pitié : « Les Kirdis sont de bons et
sympathiques animaux.
» Les indigènes ont été pris par
les prestations et l'impôt depuis huit mois. Ils ont bien droit à un peu de
tranquillité.
» Les indigènes sont réellement
taillables et corvéables à merci. »
Surtout, Ce civilisé croit à sa
mission : « J'ai eu la grande satisfaction
de pouvoir parcourir les dix ou quinze villages du massif montagneux de Borko,
faisant halte dans chacun d'eux, pour faire connaître aux Kirdis tous
rassemblés et non fuyards le motif de l'arrivée des Blancs, les conséquences de
notre domination, les choses interdites ou ordonnées par nous, les conseils,
les promesses que nous leur donnions. Et j'ai pu constater que tous revenaient
de leur grande ignorance, les Blancs venaient chez eux pour leur bien...
» L'arrivée des Français chez
eux, c'est la délivrance, la suppression de l'esclavage... »
J'ai frappé un grand coup dans
mes tournées où j'ai rendu justice à un grand nombre de réclamations. » Justice
d'ailleurs singulière :
« Aouah, la fille volée, sera
rendue à son père, mais il devra rembourser le prix convenu pour avoir été
élevée pendant dix ans, soit 15 francs.
J'ai restituer (sic) au bornouan
Bokar la somme de 150 francs valeur approximative des objets qu'il prétend lui
avoir été volés. »
Au quatorze juillet, deux mille
indigènes viennent danser au tam-tam et témoigner
de leurs sentiments.
« Les populations commencent à comprendre que nous sommes venus pour
les protéger. »
Mais, bientôt, « intertie (sic), oubli des instructions données remplacent l'empressement et les bonnes
promesses ». Le Noir révèle une « conscience
ultra-élastique », une « mentalité en
caoutchouc », une « tendance hypocrite
à faire intervenir le bon Dieu pour essayer de se justifier »; surtout, « ces gens ont une drôle de mentalité (ce
mot est cher à notre Européen), ils ne
veulent pas de chef et voudraient agir à leur guise » : Créez des marchés,
soumis à une mercuriale, ils vendront au village ; convoquez un témoin, il se
présentera le mois suivant « quéri par un
goumier ».
— Il fallait semer le mil,
dit-il, en manière d'excuse.
Autorisez le tam-tam jusqu'au
coucher du soleil, c'est la nuit que les gens danseront. Et ils s'obstinent à
boire la bière de mil « hors des lieux
consacrés à cela ». L'un refuse de livrer le nom de son père pour l'impôt,
l'autre cache un frère meurtrier. Un troisième « tente d'acheter l'interprète moyennant 0 fr. 10 ». Ils veulent
circuler, « sous prétexte d'aller vendre
leurs produits pour se procurer du numéraire », et qui pis est, changer de
village : Malout « a mis vingt-six ans à
s'apercevoir qu'il n'y était pas bien ».
« Bornouans, Arabes, Haoussa n'hésitent pas, suivant leurs intérêts, à
élire domicile dans une agglomération quelconque. »
Cette « endosmose » complique les recensements, et déjà ils sont « fort difficultueux ». D'abord « parce qu'il est impossible de reconnaître
les enfants de 5 à 12 ans de ceux de 12 à 16 ans puisqu'ils n'ont pas d'acte de
naissance » ; ensuite parce qu'« on
fuit encore à l'arrivée du détachement ! » Pourquoi cette « peur inexplicable », cette « xénophobie ? » Pourquoi cette confusion
entre le voleur ouaddaïen et le « bon Blanc » ?
–
Obéissez, restez tranquilles, payez, je ne vous
ferai pas de mal, répète le chef de subdivision.
–
Nous ne serons plus des hommes, répondent-ils.
Décidément, ils ont « mauvais esprit », ce sont des « rebelles » qu'il faut « châtier ». La guerre que se font les
tribus est « monstrueuse ». Seuls,
les coups de fusils peuvent extirper de
la cervelle des indigènes l'idée de s'entre-tuer ».
Et le militaire châtie. A-t-il,
lui-même, été dressé autrement ?
12 jours à Zaïd « soupçonne, (sic) de crime » ;
3 jours à Taër « qui s'est rendu dans le Dar Moubi avec intention
de chercher à voler » ;
2 jours à Gounbam « pour tentative de vol à l'américaine »
;
8 jours à Mohamed : « a fait une réponse originale au chef de
subdivision » ;
8 jours à Arba : « s'est réjoui de la mort présumée de son chef
de canton, s'est fait faire un médicament indigène pour être nommé chef » ;
3 jours à Ali : « convoqué au chef-lieu de la subdivision n'a
obtempéré qu'après menace de sanction » ;
8 jours à Aouah (refus
d'obéissance) : « a trompé son mari
absent ».
Et le propre boy du commandant,
s'étant promené plus que de raison, est puni pour « abandon de service ».
Le Sergent P., celui qui se sentit
inapte à commander, tient le record de la sévérité avec 330 jours de prison en
juillet 1920. Le capitaine de Djimez doit limiter la consommation mensuelle à
113 Jours.
* * *
Contre lu promenade, on a créé le
L.P. : le laissez-passer. Si tu habites Orléans et que tu veuilles aller à
Tours, tu viendras chercher un L.P. à Paris. Mais si je le rencontre entre
Orléans et Paris sans L.P. tu seras coffré pour vagabondage. L'entente, entre «
commandants » voisins, est pleine de courtoisie : « Soyez assuré que chaque fois que je découvrirai dans ma subdivision des
indigènes de chez vous, je ne manquerai pas de vous les renvoyer ».
Libérer les esclaves est aussi
une source d'ennui : Qui fera pousser mon mil, dit
l'Arabe, si tu me prends mou captif ? Je ne pourrai pas payer l'impôt.
Désormais, le chef de poste ne
voit plus que de « soi-disant esclaves
qui sont généralement des individus cherchant à se donner de l'air dans
d'autres subdivisions ». Et là encore, entre voisins, l'accord est parfait
: « Je demande la libération de ma sœur, dit Anour au colonel. Je me suis adressé au sergent de Ganatyr,
qui m'a renvoyé au sergent de Djimez. Là le lieutenant m'a renvoyé au sergent
de Ganatyr. Le sergent m'a renvoyé encore à Djimez, d'où le lieutenant m'a
renvoyé à Ganatyr. Là j'ai demandé un L.P. pour Fort-Lamy. Le sergent me l'a
refusé et m'a prescrit de le demander à Djimez. Une dernière fois, je me suis
présenté au lieutenant qui m'a giflé et menacé de me faire mettre en prison.
»
Avant d'être chef de subdivision,
ce militaire, comme son tirailleur, a fait la guerre de razzia. Peut-être
servit-il en Mauritanie, où la paire d'oreilles humaines, naguère encore, se
payait cinquante francs ?
Avant payer l'impôt, dit Malloum interprète, iéténant qu'on nommé Verver (revolver) tué beaucoup chefs de villages.
Deux Tounkoul vénir pour palabre ; tué les deux ; zommes faire le trou,
descender dedans, après iéténant tirer. S'il n'a pas fait ça, y a pas moyen
(d'être obéi).
Le droit du plus fort s'exerce
encore d'autre sorte : le général Hilaire (Du Congo au Nil, Oudaï 5 ans
d'arrêt) cite, non sans dégoût, la « fougue
sensorielle » de ce médecin-major, qui, lors de la conquête du Borkou, en
1914, « ayant recueilli et soigné à
l'ambulance, parmi d'autres Khouanes blessées, une jeune et jolie fille,
l'avait, à peine pansée, proprement mis à mal. » Du respect humain, ils
n'ont plus la juste notion. Et leur pouvoir est à peu près sans limite. Comment
n'en abuseraient-ils pas ?
– Presque tous les commandants,
disent les gens de Ganatyr, nous ont frappés et volés.
Nulle trace de ces abus, certes,
dans les archives. Mais l'interrogatoire de trois témoins nous initie à
l'affaire de Fada. Le Capitaine commandant ce poste obligeait les femmes des
tirailleurs à arroser le jardin. C'est, d'ordinaire, la tâche des prisonniers ;
les femmes des tirailleurs ne doivent aucun service, ce sont d'ailleurs des «
élégantes ». Elles se soumettaient cependant. « Le sergent Baba Kouaté était chargé de la surveillance de cette corvée,
et lorsqu'une des femmes refusait de travailler, il la frappait parfois à coups
de chicote et la signalait au capitaine, qui, selon le cas, infligeait à la
femme une [punition] de 1 à 4 jours de prison ». Six femmes furent
désignées pour « nettoyer les feuillées.
Les caisses pleines de matières se répandirent sur elles. Les femmes se mirent
à pleurer, appelant leurs pères et leurs mères, implorant leurs maris ».
La corvée terminée, elles courent chez le capitaine, le caporal de garde les
chasse. Enfin, elles sont reçues, mais le capitaine demeure inflexible. Elles
partent pour Abéché où réside le chef de bataillon. Après deux jours, des goumiers
les découvrent en brousse et les ramènent au poste. Le capitaine ordonne à
leurs maris de les corriger. Ils feignent de frapper, elles crient.
– Pas dans les cases, crie le
lieutenant. Devant la compagnie ! (Ce lieutenant venait d'être déplacé pour « brutalité envers un spahi. ») On aligne
les tirailleurs. Adef refuse de frapper. Sa femme est punie d'une « corvée de transport de terre » et
emprisonnée. Jusqu'ici, rien que de banal. Mais Adef rejoint sa femme.
Demain j'arroserai encore le
jardin, lui dit-elle. Et tu le souffriras : tu es un lâche.
Au malin, Adef prend son fusil, tue le capitaine, blesse le lieutenant
et, se sentant perdu, abat encore un jeune télégraphiste.
* * *
A la brutalité, tous ne prennent
pas plaisir. Au « tripotage », c'est différent. En 1922, un inspecteur visita
l'Aboutelfane. Son rapport est conservé aux archives de Djimez, On y lit que le
sergent A. « prêta, pour cette rafle de poulets » un mousqueton 92 et
trois cartouches en chargeurs ».
« Le chasseur Tserek m'avoua avoir tué, en plus d'une dizaine d'éléphants
et de nombreuses autruches, plus de cent rhinos pour l'adjudant G., neuf
seulement pour le lieutenant V., et cinq pour le sergent A. Et la rumeur
publique m'a assuré que Tserek n'exagérait point. Or il n'était pas seul à
chasser, bien un contraire. »
Commerce de plume, commerce
d'ivoire : faute grave pour un fonctionnaire. Mais où est le mal ?, a pensé
chacun. Oubliant que l'administration est tutrice des indigènes, son représentant
les exploite. Le sergent D. comprend-il qu'il fait pire ? Pour quelques
bouteilles d'apéritif, peut-être, il signe, en qualité de chef de subdivision,
ceci : « Le chef Mahdi Angar doit
remettre au commerçant Fardjalla 1.020 kilogs d'ivoire, en remplacement de
quatre chevaux que ce dernier lui a remis. »
Un tel marché met l'ivoire à un
franc le kilog. Et voici d'autres profits honteux : « Le cheikh Falil (est-ce donc la coutume ?) présente à l'Inspecteur des Affaires Administratives un cadeau de 500
francs pour être nommé grand chef. »
« L'adjudant-chef B. n'a pas donné de reçus réguliers au moment des
perceptions d'impôt et ne peut retrouver une erreur dans son compte rendu N°
40. »
Quelques militaires envoient en
fiance, par mandats, jusqu'à dix fois leur solde.
* * *
Les circulaires succèdent aux
circulaires. A l'envi, le commandant de territoire et le gouverneur général
gourmandent le personnel : la justice ne doit pas être arbitraire, mais strictement
conforme au code de l'Indigénat ; les commerçants sont libres de leurs prix ;
l'impôt « ne doit jamais être perçu d'une
façon telle qu'il puisse prendre, aux yeux de l'indigène, l'apparence d'une
mesure de rigueur » ; les chefs de poste « ne doivent pas s'opposer au changement de résidence des individus et
des groupes » ; les prestations ne doivent pas dépasser le délai de quinze
jours, ni les levées de travailleurs « apporter
aucun trouble aux cultures » ; les travaux seront « pour la population, d'une utilité évidente aux yeux les moins avertis
» ; des convois administratifs, on ménagera les bœufs porteurs ; les Européens,
les agents indigènes, payeront les vivres qui leurs sont fournis en route ; ils
ne frapperont pas les indigènes; pas de « cohabitation
éhontée » des chefs de postes avec des femmes noires ; « nombreuses sont les exactions commises par
elles. »
– Elle est bien bonne !, se
dit le militaire. Le colonel Largeau a laissé, à Mama qui fut son épouse, un
village.
Puis viennent des « conseils aux mères pour l'élevage des
nouveau-nés ».
« Et avec ça ? », écrit en marge le chef de subdivision.
« Fort bien, mais il faut que l'ordre règne, que l'impôt rentre. »
« Je voudrais bien l'y voir, le couillonel ! »
* * *
Le courrier apporte aussi la
prose du capitaine. Elle est parfois ambiguë : « Les travailleurs doivent être volontaires. C'est-à-dire que pour les
réquisitions il ne faut pas intervenir directement mais discrètement, en
faisant en sorte que les indigènes soient satisfaits, sans cependant que les
salaires que vous leur donnerez paraissent inférieurs au point de les dégoûter
de notre service... »
Plus généralement, les ordres
sont clairs : « La transhumance au nord
étant pour longtemps encore à proscrire absolument pour des raisons
administratives d'ordre impérieux : la levée de l'impôt… »
« Le captif qui refuse de travailler pour son maître doit être contraint et
puni... Il faut procéder très prudemment pour la mise en liberté... Dans la
majorité des cas il est préférable d'amener maître et captif à une transaction
: le captif, pour acquérir sa liberté, paie une certaine somme à son maître...
»
« La famille d'Acrima serait bien mieux à Nébi, mais c'est toujours ennuyeux,
quand on a ses cahiers de recensement, de rectifier ainsi pour le caprice de
ces gaillards pas intéressants. »
« Le plus souvent les villages fournissent gratuitement la nourriture. Ce
procédé est admissible pour nos gens, c'est-à-dire pour nos agents que nous
envoyons en mission dans l'intérieur de la circonscription. Mais il est
inadmissible que des goumiers ou tirailleurs des circonscriptions voisines
soient nourris gratuitement. »
« Alladjaba a frappé sa captive d'un coup de couteau à la gorge : Si vous
jugiez que la faute ne méritait que quinze jours de prison, il fallait
simplement dire qu'Alladjaba avait frappé sa captive, mais sans spécifier que
c'était avec un couteau. »
« Soyez prudent, pas de coups de fusil... oubliez de les mentionner dans
votre enquête. »
« Nous sommes excusés par le vieil adage : nécessité fait loi. »
« L'action publique, pendant longtemps encore, aura plutôt un caractère
politique que judiciaire. »
Elle semble prendre parfois un
caractère tout personnel : Mandéna vendait des oignons au marché. Halimé, femme
de tirailleur, veut les prendre sans payer. Mandéna résiste, elle reçoit deux
coups de poing sur la nuque, un coup de pied à la hanche. Elle était enceinte,
elle meurt une heure après. « Attendu
qu'il ne saurait y avoir aucune circonstance atténuante, la femme Halimé ayant
agi comme de nombreuses femmes de tirailleurs qui cherchent toujours à se faire
délivrer des denrées sans les pager et frapper le marchand si celui-ci
manifeste des velléités de réclamer... », le capitaine – ménage-t-il le
mari ou la femme ? – condamne Halimé à quinze
jours de prison.
* * *
Le commandant de territoire, le
gouverneur général, eux aussi, font peu à peu des concessions à la politique :
s'ils n'interdisent ni les déplacements, ni la transhumance, ils les réglementent.
Ils demandent : « Voyez-vous quelque inconvénient à faire du rachat un droit absolu pour
le captif ? »
Ils sont pleins d'indulgence pour
les grands chefs : l'un d'eux, parce qu'un divorce avait été réglé sans lui, a
fait couper le poignet droit du père, il est condamné à donner une captive.
Peine légère.
Le goumier devient un « utile auxiliaire qui permet d'éviter entre
la population et nos tirailleurs des contacts brutaux de nature à rendre, nos
troupes régulières odieuses. »
En juin 1916, le
lieutenant-colonel Ducarre s'adresse aux indigènes : « Je suis maintenant votre maître après Dieu... J'exige l'obéissance
complète... »
Aux Européens, il dit : « A part de très rares exceptions la
domination française du Centre Africain est le résultat d'une main mise sur le
pays par lu force... Certes nos méthodes d'administration libérales et
généreuses ont pu nous ménager l'estime et l'attachement de quelques tribus...
mais elles seraient vite disposées à contester notre autorité si celle-ci
perdait l'apparence de ne plus (sic) reposer sur la puissance des armes et le
prestige de ses représentants. »
Le subalterne se sent revivre.
Pardi ! On écrit « persuasion » il faut lire « autorité ». Aux lettres, aux
circulaires qui lui dictent la mesure, la bienveillance, il répond désormais : « J'aborde (sic) dans votre sens. »
« L'expérience du colonel est plus élancée (sic) que la nôtre. »
Soigneusement, il colle circulaire ou lettre sur un talon en
papier de journal. Puis il prend la chicote. Et ça barde.
[1] - Extrait de « Tchad » de Denise Moran,
Gallimard, 1934 ; pages 79-89.
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