lundi 27 avril 2015

NOTRE HISTOIRE AVEC LE COLONIALISME FRANÇAIS (suite)

Vous avez dit « mission civilisatrice ? ».
Pour vous donner une idée de ce que fut la « nuit coloniale », dont certains politiciens français prétendent qu’il ne s’est agi tout au long que de faire du bien aux indigènes, voici, à travers le témoignage d’une française à qui le soleil d’Afrique n’avait pas ôté toute humanité ni le sens de l’honneur, l’évocation de quelques spécimens de coloniaux, en l’occurrence des militaires.

 QUELQUES MILITAIRES[1]

De 1911 à 1922, seize militaires commandèrent la subdivi­sion de Ganatyr. C. arriva sergent en 1914 et repartit sous-lieutenant en 1917. Le sergent S., seul et sans remèdes, mourut de la grippe ; trois jours après, on le trouva en décomposition. Le lieutenant B., 22 ans, « cassa » en seize mois cinquante et une fillettes, dont il montrait la liste. Le vieux lieutenant G. rédigea ce motif :
KOITE, garde de 1ère classe, 15 jours de prison dont 8 avec retenue de solde Etant préposé à la garde des prisonniers s'est désintéressé de son service. A  été la cause de la mort de trois bovidés dont il avait contaminé l'eau de l'abreuvoir en y lavant une queue de vache morte deux jours avant d'une épizootie bovine, sous le fallacieux pré­texte de capturer des oiseaux pendant son service.
Il y eut encore le sergent P., qui demandait « à être rem­placer dans ce commandement ayant très peu d'instruction et pas beaucoup de connaissance administrative. » Celui-ci cons­truisit le four à briques, planta cent vingt arbres et scia la pre­mière planche qu'ait vue Ganatyr. C'était en 1921, dix ans après la conquête. Vint ensuite l'adjudant-chef B. qui fut relevé de ses fonctions et, de rage, arracha les deux citronniers du poste. Mais avant, il y avait eu le lieutenant M., qu'on nommait Douloubarit, l'ombre, parce qu'il était bon.
*  *  *
Ce chef de subdivision, à l'écriture d'illettré, de comptable ou de fou, se double, s'il est lieutenant ou adjudant, d'un sergent secrétaire. Le sergent O. ne pouvait être utilisé qu'à la sur­veillance des maçons. D'autres valent davantage : on leur con­fie souvent la tâche tout entière. Elle est policière, adminis­trative, financière, juridique et de l'ordre des travaux publics ; elle est militaire : instruction et ravitaillement de la troupe, contrôle des magasins ; elle est aussi politique, avec la colla­boration subordonnée des chefs indigènes.
« Vous percerez, a dit le colonel, leurs rivalités et leurs divi­sions intestines... Mais parallèlement il vous faudra exercer un contrôle sévère et discret pour n'être pas vexatoire et ne pas amoindrir leur prestige.
» De fréquentes tournées donneront aux chefs l'impression qu'ils sont constamment assistés et surveillés.
» Le personnel extrêmement mobile doit en outre mettre à profit ces déplacements pour recueillir tous renseignements intéressants au point de vue économique et sociologique. »
Au poste, une besogne non moins ardue attend notre com­mandant : Fournir en triple exemplaire, tous copiés à la main, les rapports mensuels, trimestriels, semestriels, annuels ; tenir à jour maints registres ; rendre compte du moindre fait au capitaine de Djimez.
« J'ai l'honneur de vous faire connaître que j'ai reçu le reli­quat d'impôt du chef Boumi : 5 fr. 70.
» J'ai l'honneur de vous adresser la somme de 5 francs, à valoir sur la dette que le tirailleur Séid a contractée envers le tirailleur Abdallah. »
Pour introduire la monnaie française dans le pays, le gou­vernement a commandé des tissus de coton. Comme ils sont de largeurs inégales, on les paiera au mètre carré : « cela prend des journées entières pour le mesurage et calculer les sur­faces ».
L'exercice, qui peut le commander ? « Bokaroba, treize ans dans le grade de caporal, devenu inapte à tout service actif, instructeur incapable, s'acquitte plus assidûment de ses devoirs religieux que militaires. — Passé Panga, bon vieux serviteur, ne peut faire un instructeur, car n'en a jamais reçu lui-même les éléments. »
Le chef de subdivision doit être au bureau quatorze heures par jour au minimum ! Mais qu'on selle son cheval : la guerre s'allume entre deux tribus ; ou bien six cents bœufs sauvages ont mis un homme et une femme en bouillie.
*  *  *
Ce blanc ne boude pas à la besogne. Il est fier de « posséder (sic) aux formalités d'usage », de régir soixante mille âmes, d'hum­bles âmes auprès desquelles il se sent « esprit fort » : Huit jours de prison à Rama : S'est fait passer à des indi­gènes plus primitifs que lui pour envoyé de Dieu.
Quinze jours à Anossa et Agui : pour par des chants divers avoir exalté l'esprit des indigènes si superstitieux.
Mais la supériorité du Blanc l'incline à l'indulgence, à la pitié : « Les Kirdis sont de bons et sympathiques animaux.
» Les indigènes ont été pris par les prestations et l'impôt depuis huit mois. Ils ont bien droit à un peu de tranquillité.
» Les indigènes sont réellement taillables et corvéables à merci. »
Surtout, Ce civilisé croit à sa mission : « J'ai eu la grande satisfaction de pouvoir parcourir les dix ou quinze villages du massif montagneux de Borko, faisant halte dans chacun d'eux, pour faire connaître aux Kirdis tous rassemblés et non fuyards le motif de l'arrivée des Blancs, les conséquences de notre domination, les choses interdites ou ordonnées par nous, les conseils, les promesses que nous leur donnions. Et j'ai pu constater que tous revenaient de leur grande ignorance, les Blancs venaient chez eux pour leur bien...
» L'arrivée des Français chez eux, c'est la délivrance, la suppression de l'esclavage... »
J'ai frappé un grand coup dans mes tournées où j'ai rendu justice à un grand nombre de réclamations. » Justice d'ailleurs singulière :

« Aouah, la fille volée, sera rendue à son père, mais il devra rembourser le prix convenu pour avoir été élevée pendant dix ans, soit 15 francs.
J'ai restituer (sic) au bornouan Bokar la somme de 150 francs valeur approximative des objets qu'il prétend lui avoir été volés. »
Au quatorze juillet, deux mille indigènes viennent danser au tam-tam et témoigner de leurs sentiments.
« Les populations commencent à comprendre que nous som­mes venus pour les protéger. »
Mais, bientôt, « intertie (sic), oubli des instructions données rem­placent l'empressement et les bonnes promesses ». Le Noir révèle une « conscience ultra-élastique », une « mentalité en caoutchouc », une « tendance hypocrite à faire intervenir le bon Dieu pour essayer de se justifier »; surtout, « ces gens ont une drôle de mentalité (ce mot est cher à notre Européen), ils ne veulent pas de chef et voudraient agir à leur guise » : Créez des marchés, soumis à une mercuriale, ils vendront au village ; convoquez un témoin, il se présentera le mois suivant « quéri par un goumier ».
— Il fallait semer le mil, dit-il, en manière d'excuse.
Autorisez le tam-tam jusqu'au coucher du soleil, c'est la nuit que les gens danseront. Et ils s'obstinent à boire la bière de mil « hors des lieux consacrés à cela ». L'un refuse de livrer le nom de son père pour l'impôt, l'autre cache un frère meurtrier. Un troisième « tente d'acheter l'interprète moyennant 0 fr. 10 ». Ils veulent circuler, « sous prétexte d'aller vendre leurs pro­duits pour se procurer du numéraire », et qui pis est, changer de village : Malout « a mis vingt-six ans à s'apercevoir qu'il n'y était pas bien ».
« Bornouans, Arabes, Haoussa n'hésitent pas, suivant leurs intérêts, à élire domicile dans une agglomération quelconque. »
Cette « endosmose » complique les recensements, et déjà ils sont « fort difficultueux ». D'abord « parce qu'il est impossible de reconnaître les enfants de 5 à 12 ans de ceux de 12 à 16 ans puisqu'ils n'ont pas d'acte de naissance » ; ensuite parce qu'« on fuit encore à l'arrivée du détachement ! » Pourquoi cette « peur inexplicable », cette « xénophobie ? » Pourquoi cette confusion entre le voleur ouaddaïen et le « bon Blanc » ?
      Obéissez, restez tranquilles, payez, je ne vous ferai pas de mal, répète le chef de subdivision.
      Nous ne serons plus des hommes, répondent-ils.
Décidément, ils ont « mauvais esprit », ce sont des « rebel­les » qu'il faut « châtier ». La guerre que se font les tribus est « monstrueuse ». Seuls, les coups de fusils peuvent extirper de la cervelle des indigènes l'idée de s'entre-tuer ».
Et le militaire châtie. A-t-il, lui-même, été dressé autrement ?
12 jours à Zaïd « soupçonne, (sic) de crime » ;
3 jours à Taër « qui s'est rendu dans le Dar Moubi avec intention de chercher à voler » ;
2 jours à Gounbam « pour tentative de vol à l'améri­caine » ;
8 jours à Mohamed : « a fait une réponse originale au chef de subdivision » ;
8 jours à Arba : « s'est réjoui de la mort présumée de son chef de canton, s'est fait faire un médicament indigène pour être nommé chef » ;
3 jours à Ali : « convoqué au chef-lieu de la subdivision n'a obtempéré qu'après menace de sanction » ;
8 jours à Aouah (refus d'obéissance) : « a trompé son mari absent ».
Et le propre boy du commandant, s'étant promené plus que de raison, est puni pour « abandon de service ».
Le Sergent P., celui qui se sentit inapte à commander, tient le record de la sévérité avec 330 jours de prison en juillet 1920. Le capitaine de Djimez doit limiter la consommation men­suelle à 113 Jours.
*  *  *
Contre lu promenade, on a créé le L.P. : le laissez-passer. Si tu habites Orléans et que tu veuilles aller à Tours, tu viendras chercher un L.P. à Paris. Mais si je le rencontre entre Orléans et Paris sans L.P. tu seras coffré pour vagabondage. L'entente, entre « commandants » voisins, est pleine de courtoisie : « Soyez assuré que chaque fois que je découvrirai dans ma subdivision des indigènes de chez vous, je ne manquerai pas de vous les renvoyer ».
Libérer les esclaves est aussi une source d'ennui : Qui fera pousser mon mil, dit l'Arabe, si tu me prends mou captif ? Je ne pourrai pas payer l'impôt.
Désormais, le chef de poste ne voit plus que de « soi-disant esclaves qui sont généralement des individus cherchant à se donner de l'air dans d'autres subdivisions ». Et là encore, entre voisins, l'accord est parfait : « Je demande la libération de ma sœur, dit Anour au colonel. Je me suis adressé au sergent de Ganatyr, qui m'a renvoyé au sergent de Djimez. Là le lieutenant m'a renvoyé au sergent de Ganatyr. Le sergent m'a renvoyé encore à Djimez, d'où le lieu­tenant m'a renvoyé à Ganatyr. Là j'ai demandé un L.P. pour Fort-Lamy. Le sergent me l'a refusé et m'a prescrit de le demander à Djimez. Une dernière fois, je me suis présenté au lieutenant qui m'a giflé et menacé de me faire mettre en pri­son. »
Avant d'être chef de subdivision, ce militaire, comme son tirailleur, a fait la guerre de razzia. Peut-être servit-il en Mau­ritanie, où la paire d'oreilles humaines, naguère encore, se payait cinquante francs ?
Avant payer l'impôt, dit Malloum interprète, iéténant qu'on nommé Verver (revolver) tué beaucoup chefs de villages. Deux Tounkoul vénir pour palabre ; tué les deux ; zommes faire le trou, descender dedans, après iéténant tirer. S'il n'a pas fait ça, y a pas moyen (d'être obéi).
Le droit du plus fort s'exerce encore d'autre sorte : le général Hilaire (Du Congo au Nil, Oudaï 5 ans d'arrêt) cite, non sans dégoût, la « fougue sensorielle » de ce médecin-major, qui, lors de la conquête du Borkou, en 1914, « ayant recueilli et soigné à l'ambulance, parmi d'autres Khouanes blessées, une jeune et jolie fille, l'avait, à peine pansée, pro­prement mis à mal. » Du respect humain, ils n'ont plus la juste notion. Et leur pouvoir est à peu près sans limite. Comment n'en abuseraient-ils pas ?
– Presque tous les commandants, disent les gens de Gana­tyr, nous ont frappés et volés.
Nulle trace de ces abus, certes, dans les archives. Mais l'in­terrogatoire de trois témoins nous initie à l'affaire de Fada. Le Capitaine commandant ce poste obligeait les femmes des tirailleurs à arroser le jardin. C'est, d'ordinaire, la tâche des prisonniers ; les femmes des tirailleurs ne doivent aucun ser­vice, ce sont d'ailleurs des « élégantes ». Elles se soumettaient cependant. « Le sergent Baba Kouaté était chargé de la sur­veillance de cette corvée, et lorsqu'une des femmes refusait de travailler, il la frappait parfois à coups de chicote et la si­gnalait au capitaine, qui, selon le cas, infligeait à la femme une [punition] de 1 à 4 jours de prison ». Six femmes furent désignées pour « nettoyer les feuillées. Les caisses pleines de matières se répandirent sur elles. Les femmes se mirent à pleurer, appe­lant leurs pères et leurs mères, implorant leurs maris ». La corvée terminée, elles courent chez le capitaine, le caporal de garde les chasse. Enfin, elles sont reçues, mais le capitaine demeure inflexible. Elles partent pour Abéché où réside le chef de bataillon. Après deux jours, des goumiers les décou­vrent en brousse et les ramènent au poste. Le capitaine ordonne à leurs maris de les corriger. Ils feignent de frapper, elles crient.
– Pas dans les cases, crie le lieutenant. Devant la compa­gnie ! (Ce lieutenant venait d'être déplacé pour « brutalité en­vers un spahi. ») On aligne les tirailleurs. Adef refuse de frap­per. Sa femme est punie d'une « corvée de transport de terre » et emprisonnée. Jusqu'ici, rien que de banal. Mais Adef rejoint sa femme.
Demain j'arroserai encore le jardin, lui dit-elle. Et tu le souffriras : tu es un lâche.
Au malin, Adef prend son  fusil, tue le capitaine, blesse le lieutenant et, se sentant perdu, abat encore un jeune télé­graphiste.
*  *  *
A la brutalité, tous ne prennent pas plaisir. Au « tripotage », c'est différent. En 1922, un inspecteur visita l'Aboutelfane. Son rapport est conservé aux archives de Djimez, On y lit que le sergent A. « prêta, pour cette rafle de poulets » un mousque­ton 92 et trois cartouches en chargeurs ».
« Le chasseur Tserek m'avoua avoir tué, en plus d'une dizaine d'éléphants et de nombreuses autruches, plus de cent rhinos pour l'adjudant G., neuf seulement pour le lieutenant V., et cinq pour le sergent A. Et la rumeur publique m'a assuré que Tserek n'exagérait point. Or il n'était pas seul à chasser, bien un contraire. »
Commerce de plume, commerce d'ivoire : faute grave pour un fonctionnaire. Mais où est le mal ?, a pensé chacun. Oubliant que l'administration est tutrice des indigènes, son représen­tant les exploite. Le sergent D. comprend-il qu'il fait pire ? Pour quelques bouteilles d'apéritif, peut-être, il signe, en qualité de chef de subdivision, ceci : « Le chef Mahdi Angar doit remettre au commerçant Fardjalla 1.020 kilogs d'ivoire, en remplacement de quatre chevaux que ce dernier lui a remis. »
Un tel marché met l'ivoire à un franc le kilog. Et voici d'autres profits honteux : « Le cheikh Falil (est-ce donc la coutume ?) présente à l'Ins­pecteur des Affaires Administratives un cadeau de 500 francs pour être nommé grand chef. »
« L'adjudant-chef B. n'a pas donné de reçus réguliers au moment des perceptions d'impôt et ne peut retrouver une erreur dans son compte rendu N° 40. »
Quelques militaires envoient en fiance, par mandats, jus­qu'à dix fois leur solde.
*  *  *
Les circulaires succèdent aux circulaires. A l'envi, le com­mandant de territoire et le gouverneur général gourmandent le personnel : la justice ne doit pas être arbitraire, mais stricte­ment conforme au code de l'Indigénat ; les commerçants sont libres de leurs prix ; l'impôt « ne doit jamais être perçu d'une façon telle qu'il puisse prendre, aux yeux de l'indigène, l'ap­parence d'une mesure de rigueur » ; les chefs de poste « ne doivent pas s'opposer au changement de résidence des indi­vidus et des groupes » ; les prestations ne doivent pas dépasser le délai de quinze jours, ni les levées de travailleurs « apporter aucun trouble aux cultures » ; les travaux seront « pour la population, d'une utilité évidente aux yeux les moins avertis » ; des convois administratifs, on ménagera les bœufs porteurs ; les Européens, les agents indigènes, payeront les vivres qui leurs sont fournis en route ; ils ne frapperont pas les indigènes; pas de « cohabitation éhontée » des chefs de postes avec des femmes noires ; « nombreuses sont les exactions commises par elles. »
– Elle est bien bonne !, se dit le militaire. Le colonel Largeau a laissé, à Mama qui fut son épouse, un village.
Puis viennent des « conseils aux mères pour l'élevage des nouveau-nés ».
« Et avec ça ? », écrit en marge le chef de subdivision.
« Fort bien, mais il faut que l'ordre règne, que l'impôt rentre. »
« Je voudrais bien l'y voir, le couillonel ! »
*  *  *
Le courrier apporte aussi la prose du capitaine. Elle est par­fois ambiguë : « Les travailleurs doivent être volontaires. C'est-à-dire que pour les réquisitions il ne faut pas intervenir directement mais discrètement, en faisant en sorte que les indigènes soient satisfaits, sans cependant que les salaires que vous leur donne­rez paraissent inférieurs au point de les dégoûter de notre service... »
Plus généralement, les ordres sont clairs : « La transhumance au nord étant pour longtemps encore à proscrire absolument pour des raisons administratives d'ordre impérieux : la levée de l'impôt… »
« Le captif qui refuse de travailler pour son maître doit être contraint et puni... Il faut procéder très prudemment pour la mise en liberté... Dans la majorité des cas il est préférable d'amener maître et captif à une transaction : le captif, pour acquérir sa liberté, paie une certaine somme à son maître... »
« La famille d'Acrima serait bien mieux à Nébi, mais c'est toujours ennuyeux, quand on a ses cahiers de recensement, de rectifier ainsi pour le caprice de ces gaillards pas intéres­sants. »
« Le plus souvent les villages fournissent gratuitement la nourriture. Ce procédé est admissible pour nos gens, c'est-à-dire pour nos agents que nous envoyons en mission dans l'inté­rieur de la circonscription. Mais il est inadmissible que des goumiers ou tirailleurs des circonscriptions voisines soient nourris gratuitement. »
« Alladjaba a frappé sa captive d'un coup de couteau à la gorge : Si vous jugiez que la faute ne méritait que quinze jours de prison, il fallait simplement dire qu'Alladjaba avait frappé sa captive, mais sans spécifier que c'était avec un cou­teau. »
« Soyez prudent, pas de coups de fusil... oubliez de les men­tionner dans votre enquête. »
« Nous sommes excusés par le vieil adage : nécessité fait loi. »
« L'action publique, pendant longtemps encore, aura plutôt un caractère politique que judiciaire. »
Elle semble prendre parfois un caractère tout personnel : Mandéna vendait des oignons au marché. Halimé, femme de tirailleur, veut les prendre sans payer. Mandéna résiste, elle reçoit deux coups de poing sur la nuque, un coup de pied à la hanche. Elle était enceinte, elle meurt une heure après. « Attendu qu'il ne saurait y avoir aucune circonstance atté­nuante, la femme Halimé ayant agi comme de nombreuses femmes de tirailleurs qui cherchent toujours à se faire délivrer des denrées sans les pager et frapper le marchand si celui-ci manifeste des velléités de réclamer... », le capitaine – ménage-t-il le mari ou la femme ? – condamne Halimé à quinze jours de prison.
*  *  *
Le commandant de territoire, le gouverneur général, eux aussi, font peu à peu des concessions à la politique : s'ils n'in­terdisent ni les déplacements, ni la transhumance, ils les régle­mentent. Ils demandent : « Voyez-vous quelque inconvénient à faire du rachat un droit absolu pour le captif ? »
Ils sont pleins d'indulgence pour les grands chefs : l'un d'eux, parce qu'un divorce avait été réglé sans lui, a fait cou­per le poignet droit du père, il est condamné à donner une cap­tive. Peine légère.
Le goumier devient un « utile auxiliaire qui permet d'éviter entre la population et nos tirailleurs des contacts brutaux de nature à rendre, nos troupes régulières odieuses. »
En juin 1916, le lieutenant-colonel Ducarre s'adresse aux indigènes : « Je suis maintenant votre maître après Dieu... J'exige l'obéissance complète... »
Aux Européens, il dit : « A part de très rares exceptions la domination française du Centre Africain est le résultat d'une main mise sur le pays par lu force... Certes nos méthodes d'administration libérales et généreuses ont pu nous ména­ger l'estime et l'attachement de quelques tribus... mais elles seraient vite disposées à contester notre autorité si celle-ci perdait l'apparence de ne plus (sic) reposer sur la puissance des armes et le prestige de ses représentants. »
Le subalterne se sent revivre. Pardi ! On écrit « persuasion » il faut lire « autorité ». Aux lettres, aux circulaires qui lui dictent la mesure, la bienveillance, il répond désormais : « J'aborde (sic) dans votre sens. »
« L'expérience du colonel est plus élancée (sic) que la nôtre. »
Soigneusement, il colle circulaire ou lettre sur un talon en papier de journal. Puis il prend la chicote. Et ça barde.


[1] - Extrait de « Tchad » de Denise Moran, Gallimard, 1934 ; pages 79-89.

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