jeudi 16 avril 2015

NOTRE HOMMAGE à EDUARDO GALEANO

 

 
L’écrivain uruguayen Eduardo Galeano est décédé à Montevideo, le 13 avril 2015, suite à une longue maladie. Il était né en 1940 dans cette même ville. Il embrassa très jeune, la carrière du journalisme. Engagé à gauche, il fut emprisonné et contraint à l’exil après le coup d’Etat militaire de 1973. Il trouva refuge d’abord en Argentine, puis en Espagne (Barcelone) où il vécut une douzaine d’années avant de pouvoir retourner dans sa patrie. Auteur d’une œuvre importante, il est surtout connu pour « Les veine ouvertes de l’Amérique latine » (1971), une virulente dénonciation du pillage des ressources matérielles et humaines de l’Amérique latine, mais aussi de l’Afrique. Nos amis lecteurs trouveront ci-dessous deux extraits de ce livre, qui, nous l’espérons, donneront à ceux qui ne l’ont pas encore lu, l’envie de le découvrir.
 
La Rédaction
g
 

le sacrifice des esclaves aux antilles a permis à la machine de James Watt et aux canons de Washington de voir le jour 

Le sous-développement, disait le Che Guevara, est un nain à la tête énorme et à la panse rebondie : ses jambes grêles et ses bras courts ne s'harmonisent pas avec le reste de son corps. La Havane resplendissait, les cadillacs vrombissaient dans ses avenues de luxe et dans le cabaret le plus grand du monde les vedettes les plus belles ondulaient au rythme des chansons de Lecuona ; pendant ce temps, dans la campagne cubaine, un seul ouvrier agricole sur dix pouvait boire du lait, à peine 4 % de la population mangeait de la viande et, selon le Conseil national de l'Economie, les trois cinquièmes des travailleurs gagnaient des salaires trois ou quatre fois inférieurs au coût de la vie.
Le sucre ne produisit pas que des nains. Il engendra aussi des géants ou, du moins, contribua grandement à leur croissance. Le sucre du tropique latino-américain contribua grandement à l'accumulation des capitaux qui permit le développement industriel de l'Angleterre, de la France, de la Hollande et aussi des États-Unis ; il mutila en revanche l'économie du nord-est du Brésil et des Antilles et détermina la ruine historique de l'Afrique. Le commerce triangulaire entre l'Europe, l'Afrique et l'Amérique eut pour moteur le trafic des esclaves destinés aux plantations sucrières. « L'histoire de quelques cristaux de sucre est toute une leçon d'économie politique, de politique et aussi de morale », disait Auguste Cochin.
Les tribus d'Afrique occidentale passaient leur temps à se battre entre elles pour augmenter, avec les prisonniers de guerre, leurs réserves d'esclaves. Elles appartenaient aux territoires coloniaux du Portugal, mais les Portugais ne possédaient ni navires ni articles industriels à offrir à l'époque de l'essor de la traite des Noirs et ils se transformèrent en simples intermédiaires entre les capitaines négriers d'autres puissances et les roitelets africains. Tant qu'elle en eut besoin, l'Angleterre fut la grande championne de l'achat et de la vente de chair humaine. Les Hollandais avaient, certes, une tradition plus longue dans ce commerce car Charles Quint leur avait accordé le monopole du transport des Noirs vers l'Amérique avant que l'Angleterre n'eût obtenu le droit d'introduire des esclaves dans les colonies étrangères. En France, Louis XIV, le Roi-Soleil, partageait avec le roi d'Espagne la moitié des revenus de la Compagnie de Guinée, fondée en 1701 pour acheminer les esclaves vers l'Amérique ; et son ministre Colbert, artisan de l'industrialisation natio­nale, avait des raisons d'affirmer que la traite des nègres était « à recommander pour l'essor de la marine marchande nationale[1] ».
Adam Smith disait que la découverte de l'Amérique avait « élevé le système mercantile à un degré de splendeur et de gloire qu'il n'aurait jamais atteint autrement ».
D'après Sergio Bagú, la plus formidable machine d'accumu­lation du capital mercantile européen fut l'esclavage américain ; à son tour, ce capital devint « la pierre fondamen­tale sur laquelle fut bâti le gigantesque capital industriel des temps contemporains[2] ». La résurrection de l'esclavage gréco-romain dans le Nouveau Monde eut des résultats miraculeux : il multiplia les navires, les usines, les chemins de fer et les banques de pays étrangers à l'origine et au destin des esclaves qui traversaient l'Atlantique. Entre le commence­ment du  XVIe siècle et la fin du XIXe siècle, plusieurs millions d'Africains – on ne sait exactement combien – passèrent l'Océan ; ce que l'on sait c'est qu'ils furent beaucoup plus nombreux que les immigrants blancs européens, encore que, bien entendu, beaucoup moins aient survécu. Du Potomac au Rio de la Plata, les esclaves construisirent les maisons de leurs maîtres, déboisèrent, coupèrent et moulurent la canne à sucre, plantèrent du coton, cultivèrent du cacao, récoltèrent le café et le tabac, et explorèrent les lits des rivières à la recherche de l'or. Combien d'Hiroshimas représentent ces exterminations successives ? Un planteur anglais de la Jamaïque affirmait : « Il est plus facile d'acheter des Noirs que de les élever. » Caio Prado calcule que, jusqu'au début du XIXe siècle, entre cinq et six millions d'Africains étaient arrivés au Brésil. Cuba était alors un marché d'esclaves aussi important que l'avait été auparavant tout l'hémisphère occidental[3].
En 1562, le capitaine John Hawkins avait soustrait trois cents Noirs de contrebande à la Guinée portugaise. La reine Elisabeth s'emporta : « Cette aventure réclame vengeance du Ciel ! », s'écria-t-elle. Mais Hawkins lui dit qu'en échange des esclaves il avait obtenu aux Antilles une cargaison de sucre et de peaux, de perles et de gingembre. La reine pardonna au pirate et devint son associée commerciale. Un siècle plus tard, le duc d'York marquait au fer rouge ses initiales DY sur la fesse gauche ou la poitrine des trois mille Noirs que son entreprise transportait chaque année aux « îles du sucre ». La Real Compania Africana, qui comptait Charles II parmi ses actionnaires, offrait 300 % de dividendes ; pourtant, sur les soixante-dix mille esclaves qu'elle embarqua entre 1680 et 1688, quarante-six mille seulement survécurent à la traversée. De nombreux Africains mouraient pendant le voyage, victimes d'épidémies ou de malnutrition ; certains se suici­daient en refusant de manger, en se pendant avec leurs chaînes ou en se jetant par-dessus bord dans l'Océan, où les requins foisonnaient. Lentement mais sûrement, l'Angleterre brisait l'hégémonie hollandaise de la traite des Noirs. La South Sea Company fut la principale usufruitière du « droit d'approvisionnement » concédé par l'Espagne aux Anglais, et les personnages les plus en vue de la politique et des finances britanniques étaient concernés ; ce commerce, plus prospère qu'aucun autre, affola la bourse des valeurs de Londres et déchaîna une spéculation légendaire.
Le transport des esclaves éleva Bristol, centre de chantiers de construction navale, au rang de deuxième ville d'Angle­terre et fit de Liverpool le plus grand port du monde. Les navires partaient les cales remplies d'armes, de tissus, de genièvre et de rhum très baptisés, de colifichets et de perles de couleurs, avec lesquels on paierait la marchandise humaine d'Afrique et aussi le sucre, le coton, le café et le cacao des plantations coloniales d'Amérique. Les Anglais imposaient leur empire sur les mers. A la fin du XVIIIe siècle, l'Afrique et les Antilles donnaient du travail à cent quatre-vingt mille ouvriers du textile de Manchester ; les couteaux venaient de Sheffield, et de Birmingham, cent cinquante mille mousquets par an[4]. Les caciques africains recevaient les marchandises de l'industrie britannique et procuraient les cargaisons d'esclaves aux capitaines négriers. Ils disposaient ainsi de nouvelles armes et d'une bonne quantité d'eau-de-vie pour organiser de nouvelles chasses à l'homme dans les villages. Ils fournissaient également de l'ivoire, des cires et de l'huile de palme. Beaucoup d'esclaves venaient de la forêt et n'avaient jamais vu la mer ; ils confondaient les rugissements de l'océan avec ceux de quelque bête immergée qui les attendait pour les dévorer ou, selon le témoignage d'un trafiquant de l'époque, ils croyaient, et en un certain sens ne se trompaient pas, qu'ils allaient être transportés comme des moutons à l'abattoir, leur chair étant très appréciée des Européens[5]. Les « chats à neuf queues » ne pouvaient pas grand-chose pour contenir le désespoir suicidaire des Africains.
Ce bétail humain qui survivait à la faim, aux maladies et à l'entassement de la traversée était exhibé – haillons, peau et os – sur la place publique, après avoir défilé dans les rues coloniales au son des cornemuses. Ceux qui arrivaient aux Caraïbes trop épuisés pouvaient être requinqués dans les dépôts d'esclaves avant d'affronter les regards de leurs acheteurs ; on laissait mourir les malades sur les quais. Les esclaves étaient vendus argent comptant ou contre des traites échelonnées sur trois ans. Les bateaux revenaient à Liverpool chargés de produits tropicaux : au début du XVIIIe siècle, les trois quarts du coton filé par l'industrie textile anglaise provenaient des Antilles ; ce ne fut que plus tard que la Géorgie et la Louisiane devinrent ses principales sources d'approvisionnement. Au milieu du siècle, il y avait cent vingt raffineries de sucre en Angleterre.
Un Anglais pouvait alors vivre avec six livres environ par an ; les gains annuels des marchands d'esclaves de Liverpool dépassaient un million cent mille livres, en comptant seule­ment l'argent provenant des Caraïbes, sans inclure les bénéfices du commerce annexe. Dix grandes sociétés contrô­laient les deux tiers du trafic. Liverpool inaugura un nouveau système de quais ; on construisait des bateaux de plus en plus longs et de plus grand tonnage. Les orfèvres proposaient « des cadenas et des colliers d'argent pour les nègres et les chiens », les élégantes se pavanaient accompagnées d'un singe habillé d'un jupon brodé et d'un jeune esclave portant turban et culottes bouffantes de soie. Un économiste décrivait la traite des Noirs comme « le principe de base, le fondement même de tout le reste ; le ressort de la machine qui actionne chaque élément de l'engrenage ». Les banques se multipliaient à Liverpool, Manchester, Bristol, Londres et Glasgow ; la Lloyd's accumulait les bénéfices en assurant esclaves, bateaux et plantations. Bientôt les communiqués de la London Gazette annoncèrent que les esclaves fugitifs devaient être remis à la Lloyd's. Avec les fonds tirés du négoce négrier on construisit le chemin de fer de l'Ouest et des industries naquirent, comme les ardoisières du Pays de Galles. Le capital amassé grâce au commerce triangulaire – manufactures, esclaves, sucre – rendit possible l'invention de la machine à vapeur : James Watt fut subventionné par des marchands qui avaient ainsi fait leur fortune, nous apprend Eric Williams dans son œuvre très documentée sur le sujet.
Au début du XIXe siècle, la Grande-Bretagne devint la principale instigatrice de la campagne anti-esclavagiste. L'industrie anglaise avait désormais besoin de marchés internationaux présentant une demande accrue, ce qui obligeait à développer le régime des salaires. En outre, en introduisant cet usage dans les colonies anglaises des Ca­raïbes, le sucre brésilien, produit par la main-d'œuvre esclave, retrouvait certains avantages par son prix de revient compara­tivement bas[6]. La flotte britannique se lança à la poursuite des bateaux négriers, sans pour autant réduire, bien au contraire, le trafic en direction de Cuba et du Brésil. Quand les navires anglais rejoignaient les vaisseaux pirates, les esclaves avaient déjà été jetés par-dessus bord : ils ne trouvaient plus que leur odeur, les chaudières en marche et, sur le pont, un capitaine hilare. La répression fit monter les prix et augmenta considérablement les bénéfices. Au milieu du siècle, les trafiquants offraient un vieux fusil contre tout Africain vigoureux, qu'ils vendaient ensuite à Cuba plus de six cents dollars.
Les petites îles des Caraïbes avaient été infiniment plus importantes pour l'Angleterre que ses colonies du Nord. A la Barbade, à la Jamaïque et à Monserrat il était interdit de fabriquer une aiguille ou un fer à cheval pour son propre compte. La situation était bien différente en Nouvelle-Angleterre, ce qui facilita son développement économique et aussi son indépendance politique.
Il est certain que la traite des Noirs en Nouvelle-Angleterre fut à l'origine d'une grande partie du capital qui facilita la révolution industrielle aux États-Unis d'Amérique. Au milieu du XVIIIe siècle, les bateaux négriers du Nord emportaient de Boston, de Newport ou de Providence des barils de rhum à destination de l'Afrique ; là, on les échangeait contre des esclaves ; ceux-ci étaient vendus aux Antilles, d'où l'on tirait la mélasse que l'on envoyait dans le Massachusetts, où elle était distillée et, finalement, transformée en rhum. Le meilleur rhum des Antilles, le West Indian Rum, n'était pas fabriqué sur place. Avec les capitaux obtenus par ce trafic d'esclaves, les frères Brown, de Providence, créèrent les fonderies qui fournirent au général George Washington les canons de la guerre d'Indépendance[7]. Les plantations des Caraïbes, condamnées à la monoculture de la canne à sucre, peuvent être considérées non seulement comme le centre dynamique du développement des « treize colonies » pour le soutien que la traite des Noirs apporta à l'industrie navale et aux distilleries de la Nouvelle-Angleterre. Elles constituèrent également le marché idéal pour le développement des exportations de vivres, de bois et d'équipement à destination des raffineries. Ce marché insuffla sa prospérité à l'économie rurale et précocement manufacturière de l'Atlantique Nord. Les navires fabriqués dans les chantiers des colons du Nord apportaient en grandes quantités aux Caraïbes du poisson frais et fumé, de l'avoine et du grain, des haricots noirs, de la farine, du beurre, des fromages, des oignons, des chevaux et des bovins, des bougies et du savon, des tissus, des planches de pin, de chêne et de cèdre pour l'emballage du sucre (Cuba eut la première scie à vapeur importée en Amérique latine, mais il n'avait pas de bois à couper), et des douelles, des cerceaux, des cercles, des anneaux et des clous.
Ainsi donc le sang se transvasait. Les pays développés se développaient ; et les sous-développés se sous-développaient. 

L’arc-en-ciel est le chemin du retour en Guinée 

En 1518, le licenciado Alonso Zuazo écrivait à Charles Quint, de l'Ile Espagnole : « La crainte d'un soulèvement des nègres est vaine ; il y a dans les îles du Portugal des veuves très rassurées avec huit cents esclaves ; tout dépend de la manière dont ils sont menés. J'ai trouvé en arrivant quelques nègres sournois et des fuyards qui s'étaient réfugiés dans les bois ; j'en ai fouetté un petit nombre, j'ai coupé les oreilles à d'autres, et les plaintes ont cessé. » Quatre ans plus tard éclatait le premier soulèvement d'esclaves en Amérique : ceux de Diego Colomb, le fils du découvreur, qui finirent pendus dans les sentiers de la raffinerie[8]. D'autres révoltes sui­virent à Saint-Domingue, puis dans toutes les îles sucrières des Caraïbes. Deux siècles après la rébellion des hommes de Diego Colomb, à l'autre extrémité de l'île, les nègres marrons fuyaient vers les régions hautes de Haïti et reconstituaient dans la montagne la vie africaine : culture des denrées alimentaires, adoration des dieux, coutumes ancestrales. De nos jours, pour les Haïtiens, l'arc-en-ciel indique encore le chemin du retour en Guinée. Sur un voilier blanc... En Guyane hollandaise, sur les rives du Courantyne, survivent depuis trois siècles les communautés djukas, les descendants des esclaves qui avaient fui dans les forêts du Suriname. Dans ces villages subsistent « des sanctuaires semblables à ceux de la Guinée, avec des danses et des cérémonies qui pourraient être célébrées au Ghana. On utilise le langage des tambours, qui rappellent ceux de l'Ashanti[9] ». La première grande révolte d'esclaves de la Guyane survint cent ans après la fuite des djukas : les Hollandais récupérèrent les plantations et brûlèrent à petit feu les leaders du mouvement. Mais avant l'exode des djukas, les esclaves marrons du Brésil avaient organisé le royaume noir de los Palmarès, au nord-est du pays ; ils résistèrent pendant tout le XVIIe siècle au harcèlement de dizaines d'expéditions militaires que lancèrent les Hollan­dais et les Portugais pour les réduire. Les attaques de milliers de soldats échouaient devant la tactique de guérilla, qui, jusqu'en 1693, rendit invincible le vaste refuge. Le royaume indépendant de los Palmarès — instigateur de la rébellion, drapeau de la liberté — s'était organisé en État « identique à ceux qui existaient en Afrique au XVIIe siècle[10] ». Il s'étendait des alentours du cap Santo Agostinho, dans la province de Pernambouc, à la zone nord du rio San Francisco, dans celle d'Alagoas : son territoire correspondait au tiers de celui du Portugal et il était entouré d'une épaisse bordure de forêts vierges. Son chef suprême était élu parmi les plus habiles et les plus sagaces : c'était « le plus prestigieux et le plus chanceux à la guerre ou dans le commandement[11] ». A l'époque des toutes-puissantes plantations sucrières, los Palmarès était le seul endroit du Brésil à pratiquer la polyculture. Guidés par leur propre expérience ou par celle de leurs aïeux dans les savanes et les forêts tropicales africaines, les Noirs cultivaient le maïs, la patate, les haricots, le manioc, les bananes et autres aliments. C'est pourquoi la destruction des cultures apparaissait comme l'objectif numéro un des troupes coloniales chargées de récupérer les hommes qui, après avoir traversé l'Océan avec des chaînes aux pieds, avaient déserté les plantations.
L'abondante variété alimentaire de los Palmarès contrastait avec la pénurie dont souffraient les zones sucrières du littoral, en pleine période de prospérité. Les esclaves qui avaient retrouvé la liberté la défendaient avec habileté et courage, car ils partageaient ses fruits : la propriété de la terre était communautaire et l'argent n'existait pas dans l'État noir. « Il n'y a, dans l'histoire universelle, aucun soulèvement d'es­claves qui ait duré aussi longtemps que celui de los Palmarès. La révolte de Spartacus, qui secoua le système esclavagiste le plus important de l'Antiquité, dura dix-huit mois[12]. » Pour la bataille finale, la Couronne portugaise mobilisa la plus imposante armée jamais vue, jusqu'à la très postérieure indépendance du Brésil. Dix mille hommes au moins défendirent la dernière forteresse de los Palmarès ; les survivants furent égorgés, jetés dans les précipices ou vendus aux marchands de Buenos Aires et de Rio de Janeiro. Deux ans plus tard, le chef Zumbi, que les esclaves considéraient comme immortel, ne put échapper à une trahison. Il fut traqué dans la forêt et décapité. Mais les rébellions continuèrent. Peu après, le capitaine Bartolomeu Bueno Do Prado revenait du Rio das Mortes avec ses trophées de victoire sur un nouveau soulèvement d'esclaves. Il rapportait trois mille neuf cents paires d'oreilles dans les fontes des selles des chevaux.
Cuba voyait également les révoltes se succéder. Certains esclaves se suicidaient collectivement ; ils se moquaient du maître « avec leur grève pour l'éternité et leur désertion définitive de nègres marrons dans l'au-delà », écrit Fernando Ortiz. Ils croyaient qu'ainsi ils ressuscitaient corps et âme, en Afrique. Les maîtres mutilaient les cadavres, pour qu'ils ressuscitent châtrés, manchots ou sans tête, et de cette façon ils réussirent à ce que beaucoup renoncent à l'idée de se tuer. Aux environs de 1870, selon la version récente d'un esclave qui avait fui étant jeune homme dans les forêts de Las Villas, les Africains ne se suicidaient plus à Cuba. Grâce à un ceinturon magique « ils s'envolaient, ils fuyaient en plein ciel et arrivaient dans leur pays », ou bien ils se perdaient dans la sierra parce que « on était vite lassé de vivre. Ceux qui s'y habituaient avaient le cerveau ramolli. La vie dans les bois était plus saine[13] ».
Les dieux africains continuaient à vivre parmi les esclaves d'Amérique tout comme les légendes et les mythes des patries perdues, alimentés par la nostalgie. Il semble évident que les Noirs exprimaient ainsi, dans leurs cérémonies, leurs danses, leurs conjurations, le besoin d'affirmer une identité culturelle que niait le christianisme. Et le fait que l'Église était matériellement associée au système d'exploitation dont ils avaient à souffrir devait également les avoir influencés. Au début du XVIIIe siècle, tandis que dans les îles anglaises les esclaves accusés de crimes mouraient écrasés par les batteurs des moulins à sucre, et que dans les colonies françaises on les brûlait vifs ou on les soumettait au supplice de la roue, le jésuite Antonil formulait des recommandations modérées aux propriétaires des raffineries du Brésil, afin qu'ils évitent de tels excès : « Il ne faut accepter en aucune manière que les administrateurs donnent des coups de pied principalement dans le ventre des femmes enceintes ou qu'ils bâtonnent les esclaves, car sous l'effet de la colère on ne mesure pas le châtiment, et ils peuvent atteindre à la tête un esclave travailleur qui  vaut  beaucoup d'argent  et  le rendre infirme[14]. » A Cuba, les contremaîtres abattaient leurs fouets de cuir ou de chanvre sur le dos des esclaves enceintes prises en faute, mais après les avoir fait s'allonger face contre terre, le ventre dans un trou, pour ne pas blesser le « fruit » qu'il portait ; les prêtres, qui recevaient pour dîme 5 % de la production sucrière, donnaient leur absolution : le contre­maître châtiait le Noir comme Jésus-Christ châtiait les pécheurs. Le missionnaire apostolique Juan Perpiña y Pibernat publiait ses sermons aux Noirs : « Malheureux ! N'ayez pas peur d'avoir tant de peines à supporter en tant qu'esclaves. Votre corps est peut-être esclave, mais votre âme est libre et le jour viendra où elle s'envolera vers la demeure bienheureuse des élus[15]. »
Le dieu des parias n'est pas toujours celui du système qui a fait d'eux des parias. Si,
officiellement, la religion catholique groupe 94 % de la population du Brésil, les Noirs conservent en réalité très vivantes les traditions africaines et perpétuent leur foi religieuse, camouflée souvent derrière les figures sacrées du christianisme[16]. Les cultes de racine africaine ont la faveur des opprimés, quelle que soit la couleur de leur peau. Il en est de même aux Antilles. Les divinités du vaudou haïtien, du Bembé de Cuba, de l’Umbanda et de la Quimbanda du Brésil sont plus ou moins semblables en dépit des transformations plus ou moins importantes qu'ont subi les rites et les dieux originels en étant implantés en terre d'Amérique. Aux Antilles et à Bahia, on entonne les cantiques en nagô, yoruba, congo et autres langues africaines ; en revanche, dans les faubourgs des grandes agglomérations du Sud brésilien la langue portugaise prédo­mine. Mais partout les divinités du bien et du mal, jaillies de la côte occidentale de l'Afrique, ont traversé les siècles pour se transformer en fantômes vengeurs des marginaux, des pauvres humiliés qui clament dans les tavelas de Rio de Janeiro : 

Force de Bahia,
Force de l’Afrique,
Ô force divine,
Viens !
Viens nous secourir.



[1] - L. Capitan et Henry Lorin, Le travail en Amérique avant et après Colomb, Paris, 1914.

[2] - Sergio Bagú, Economia de la sociedad colonial. Ensayo de historia comparada de America latina, Buenos Aires, 1949.
[3] - Daniel P. Mannix et M. Cowley, Historia de la trata de los negros, Madrid, 1962.
[4] - Eric Williams, Capitalism and Slavery, Chapel Hill, Caroline du Nord, 1944.
[5] - Daniel P. Mannix et M. Cowley, op. cit.
[6] - La première loi qui interdit l'esclavage au Brésil ne fut pas brésilienne mais – et ce n'est pas par hasard – anglaise. Le Parlement britannique la vota le 8 août 1845. (Osny Duarte Pereira, Quem faz as leis no Brasil ?, Rio de Janeiro, 1963.)
[7] - Daniel P. Mannix et M. Cowley, op. cit.
[8] - Fernando Ortiz, Contrapunteo cubano del tabaco y el azucar, La Havana, 1963.
[9] - Philip Reno, El drama de la Guayana britanica. Un pueblo desde la esclavitud a la lucha por el socialismo, Monthly Review, n° 17/18, Buenos Aires, janvier-février 1965.
[10] - Edison Carneiro, O quilombo dos Palmarès. Rio de Janeiro, 1966.
[11] - Nina Rodrigues, Os Africanos no Brasil, Rio de Janeiro, 1932.
[12] - Décio de Freitas, A guerra dos escravos, inédit.
[13] - Esteban Montejo avait cent quatre ans lorsqu'il raconta son histoire à Miguel Barnet, Esclave à Cuba, op. cit.
[14] - Roberto C. Simonsen, Historia economica do Brasil (1500-1820), Sâo Paulo, 1962.
[15] - Manuel Moreno Fraginals, El ingenio, La Havane, 1964. Un Jeudi Saint, le comte de Casa Bayona décida de s'humilier devant ses esclaves. Brûlant de ferveur chrétienne, il lava les pieds de douze Noirs et les fit asseoir près de lui à sa table. Ce fut la dernière cène proprement dite. Le lendemain, les esclaves se soulevèrent et incendièrent la raffinerie. Leurs têtes furent plantées sur douze lances au centre de la sucrerie.
[16] - Eduardo Galeano, Los dioses y los diablos en las favelas de Rio, revue Amaru, n° 10, Lima, juin 1969.

1 commentaire:

  1. Merci de tout cœur pour l'indication de ce livre que je ne manquerai pas de lire. Les écrivains sud-américains ont beaucoup de choses à nous apprendre sur l'esclavage. Leurs écrits sont plus proches de la réalité des esclaves que ceux des voyageurs et surtout des penseurs européens qui se sont contentés de théoriser tout en défendant l'économie de l'esclavage.

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