dimanche 5 avril 2015

51e anniversaire de la mort tragique d’Ernest Boka, le 6 avril 1964, dans la prison de Yamoussoukro où il avait été incarcéré deux jours plus tôt.


 
A l’occasion de cet anniversaire, nous avons voulu associer au nom d’Ernest Boka celui de celle qui partageait sa vie au moment de sa mort : Marguerite Sacoum, l’une des héroïnes du mouvement anticolonialiste ivoirien qui ont attaché leurs noms à la fameuse « Marche des femmes sur la prison de Grand-Bassam » du 24 décembre 1949, en donnant symboliquement la parole à Serge Edgar Boka, leur fils. Dans l'interview ci-dessous, donnée en 2007, celui qui était alors le vice-président du Conseil général d'Agboville évoque les circonstances de la mort de son père, ainsi que les souffrances infligées par Houphouët à sa mère, parce qu’elle avait courageusement contesté la thèse du suicide.
 
Selon un dicton provençal, « les chiens ne font pas des chats ». S. E. Boka le confirme. Car, en plus d’être lui-même un patriote de la plus belle eau, il est bien l’enfant de Marguerite Sacoum et d’Ernest Boka. Il le confirme à la fois par ce qu’il nous dit de ses héroïques géniteurs, et par ce qu’il nous apprend indirectement de son propre positionnement politique, tellement exemplaire de lucidité, quand on songe aux conditions terriblement complexes de l’époque de la première publication de cette interview.
 
Merci Serge Edgar ; merci cher ami inconnu, de cette belle preuve que, quoiqu’ils soient l’une comme l’autre à ranger parmi les grands sacrifiés de notre histoire nationale à l’instar d’un Biaka Boda, d’une Anne-Marie Raggi ou d’un Mockey, par exemple, Marguerite Sacoum et Ernest Boka n’ont pas vécu en vain, puisqu’ils ont une telle descendance.
 
La Rédaction
 
E. Boka est au 1er plan, à la droite de F. Houphouët

Toute la vérité sur la mort de mes parents
(Interview de Serge Edgar Boka) 

« De nombreuses personnalités de la vie politique nous rejoignirent en prison : tel Ernest Boka, ancien président de la Cour suprême, le parrain de notre fils Alain. Ce haut dignitaire perdit la vie dans des conditions plus que douteuses. Il semble qu’il ait été battu à mort mais son décès fut présenté comme un suicide, fausse lettre de confession du défunt à l’appui. De cet homme de cœur et d’élégance qui ne fut qu’une victime, la presse brossa le portrait d’un homme ignoble et dangereux. La Côte d‘Ivoire était réellement en train de vivre une sombre période de son histoire. »
Charles Bauza Donwahi (La Foi et l’action, itinéraire d’un humaniste)

 Monsieur le Vice-président, plus de 40 ans après la mort du premier Président de la Cour Suprême de la Côte d'Ivoire, pouvez-vous situer les circonstances de la mort de votre père ?
Il faut situer la mort d'Ernest Boka dans le contexte des années postcoloniales où la tutelle devait faire face à une nouvelle génération d'intellectuels qui n'avait pratiquement rien à voir avec la génération précédente, et qui était surtout animée du désir de voir évoluer les relations entre la France et ses ex-colonies devenues indépendantes. C'est la suite logique de la lutte politique anticoloniale qui avait été freinée, ou mise en bémol par la trahison du député Houphouët lors du désapparentement d'avec le Parti Communiste Français en 1951. La Puissance coloniale, dans le souci de perpétuer ses rapports françafricains, voyait d'un mauvais œil toute tentative visant à remettre en cause son hégémonie. Or, considérant le rôle essentiel et l'influence de la Côte d'Ivoire en Afrique de l'Ouest, en termes économique, politique et culturel, la France avait, de concert avec le binôme Houphouët-Foccart, utilisé toutes sortes de subterfuges pour embrigader, voire embastiller l'élite montante, principalement celle des premiers boursiers de l'aventure 46. C'était, donc, la valse des faux complots des années 60. Pour avoir refusé l'arbitraire et affirmé que les présumés coupables seront, en sa qualité de Président de la Cour Suprême, jugés en son âme et conscience, l'assassinat de mon père intervint en avril 64 par la machine à tuer du Président Houphouët.
Monsieur le Vice-président, pourrait-on avoir votre version sur la mort de votre père ?
Pour faire court, je dirais que les témoins de l'époque, notamment les prisonniers d'Assabou, ont suffisamment rendu compte de ce qu'ils ont vécu particulièrement dans la journée du 5 avril 1964 où ils ont aperçu, par la fente de leur cachot, Boka marchant à pas lourds et qui tout au long de la nuit va continuer de subir les coups de ces geôliers. D'après le témoignage d'un gardien qui, peu après, exerça dans le domaine de la sécurité dans une clinique de la place, les geôliers finiront par lui faire ingurgiter du cyanure pour mettre un terme à ses atroces souffrances suite aux sévices infligés. Vous conviendrez qu'un tel acte ne peut se faire sans l'accord du principal chef d'orchestre, Houphouët-Boigny, celui qui, pour se maintenir au pouvoir et perpétuer l'hégémonie française, a organisé toute cette barbarie.
Quels sont, aujourd'hui, vos sentiments vis à vis des assassins de votre père ?
Ma relation avec Dieu et ma culture biblique m'ont appris que le pardon est un processus qui aboutit à une décision. Vous connaissez l'histoire de Joseph et de ses frères. Il y a bien eu une démarche qui a débouché sur le pardon. Le pardon, c'est que, en dépit de tout ce que tu as subi, tu décides de pardonner. C'est donc un acte conscient, réfléchi, c'est sérieux. C'est pourquoi, lorsque j'entends actuellement certains leaders parler de pardon, je me demande si le pardon dont ils parlent est vraiment sincère, si ce n'est pas un mot professé uniquement de la bouche. Moi, tout en n'oubliant pas, j'ai pardonné parce que l'oubli est du ressort de Dieu qui a seul la faculté d'effacer nos transgressions. Et puis, « à moi la vengeance et la rétribution », dit le Seigneur.
Que pensez-vous du Mausolée en l'honneur de votre père ?
Dans la perspective de la réparation, le Président Bédié, à la demande d'une partie de la famille, a pris sur lui le soin d'organiser les funérailles. En son temps, je me suis élevé contre cette façon de faire. Car les conditions dans lesquelles est mort Boka invitent à ce que sa réhabilitation précède l'organisation de ses funérailles. Car, à ma connaissance, feu Ernest Boka, en sa qualité de grand serviteur de l'Etat, n'a jamais été rétabli dans ses droits, dans sa dignité, etc. Mais, l'Etat étant une continuité, nous espérons qu'au moment opportun, outre le mausolée, la véritable réhabilitation aura lieu.
Votre mère était, semble-t-il, une grande figure de la politique ivoirienne. Les ivoiriens voudraient la connaître un peu plus.
Personnellement, bien qu'étant très jeune durant les évènements de 64, je me souviendrai toujours de la dignité de ma mère lors des descentes de police, des gardes-à-vue et des traitements humiliants à elle infligés par les sbires du pouvoir houphouétiste qu'étaient les officiers de police Vincent Essé, Pierre Andoh et Pierre Goba. Ce comportement digne est à l'antipode de la danse macabre des assoiffés d'argent que l'on a connus après la mort de Boka par des présumés proches ou autres. Il n'est pas besoin de dire des noms, ils sont connus et politiquement très marqués. Pour en revenir à ma mère, Marguerite Sacoum, originaire d'Eboué, dans le département d'Aboisso, les livres d'histoire et les témoins relatent qu'elle fut l'initiatrice de la marche des femmes sur la prison de Grand-Bassam, en 1949. Elle en fut la principale organisatrice, celle qui, en face des intimidations de l'armée de Péchoux, haranguait les femmes en les exhortant à ne pas fléchir. Elle était en quelque sorte, le précurseur des Blé Goudé, Bro Grébé et bien d'autres. Elle a donc pris une part active dans la lutte émancipatrice de notre pays. Cependant elle mourut en 2001 presque dans l'indifférence.
Il se raconte que vous avez entièrement été scolarisé sur fonds de l'Etat.
Cette femme, qui était au faîte de la vie politique, avait commis « un seul crime » pour les dirigeants de l'époque, celui d'avoir affirmé à Bouaké, devant les Présidents Modibo Kéita et Sékou Touré, qu'Ernest Boka ne s'était jamais pendu, mais qu'il avait été tué à Yamoussoukro.
C'est donc du jour au lendemain qu'elle et ses enfants ont été considérés comme des parias dans ce pays, et se sont retrouvés sans argent. N'oublions pas que nous étions au temps du parti unique, que dis-je, du parti-Etat et au summum de la terreur. Pour assumer l'éducation de ses enfants, elle s'est mise à vendre de « l'aloco » au bord de la route, sans le concours de qui que ce soit. Car durant cette période il n'était pas bon de nous approcher. Ce n'est que bien plus tard, dans le souci d'honorer les pionniers de la lutte d'émancipation, que l'Etat a pris en compte seulement une ou deux années de scolarité des enfants. Et c'est tout. En Côte d'Ivoire, nous nous connaissons tout de même, et nous savons que des personnes qui n'ont même pas fait le tiers de ce qu'a fait ma mère, Marguerite Sacoum, ont beaucoup plus bénéficié en vivant aux frais de l'Etat, par l'attribution de biens immobiliers, des émargements à la Présidence, etc. Je profite de l'occasion que vous m'offrez pour dire que je n'ai jamais rencontré feu le Président Houphouët de son vivant.
Combien votre Père a-t-il d'enfants ?
Trois enfants, dont deux issus de son union avec Marguerite Sacoum, ma sœur Edith et moi.
Que retenez-vous de votre père ?
Retenez que mon modèle parfait est le Seigneur Jésus-Christ. Et, à ce titre, par la grâce de Dieu, j'essaie de mettre en pratique ses enseignements qui sont source de vie, de paix et d'épanouissement. En réponse à votre question et en accord avec la Parole de Dieu, la loyauté, la fidélité en amitié et la lutte contre toutes formes d'injustices sont des valeurs que je peux retenir. Ceci expliquant cela, vous conviendrez que mon appartenance au Front Populaire Ivoirien n'est pas le fait du hasard.
Justement parlons de votre parti, le Fpi. Comment expliquez-vous votre rapide ascension au sein de celui-ci à Agboville, ce qui semble irriter certains cadres ?
En ce qui concerne la Fédération d'Agboville dont je suis fédéral adjoint, le parti se porte bien dans l'ensemble. Cependant, il faudrait beaucoup plus d'actions visant à davantage affirmer la présence du parti, même si l'on est dans une région sociologiquement acquise au Fpi. En ma qualité de militant, il est de mon devoir d'être discipliné et de respecter les choix politiques pris par les instances du parti aussi bien au niveau national que départemental. Je ne suis donc pas un électron libre. Il serait, par conséquent, irresponsable de poser des actes qui viseraient à l'affaiblir. A cet effet, les militants d'Agboville, du moins ceux qui se reconnaissent comme tels, devraient s'engager dans une perspective constructive, qui consiste à apporter critiques et suggestions au sein du parti afin qu'elles puissent être prises en compte. La diversité d'opinions dans l'unité est souhaitable pour la bonne marche d'un parti. Par contre, la désunion dessert tout le monde, même ceux qui, à priori, en sont les auteurs, car personne n'a le monopole de la nuisance. Travailler à la consolidation des acquis du parti, tel est mon credo.
Il paraît que vous faites de l'ombre à certains cadres du département ?
Ah bon ! Pour une nouvelle, c'en est une. Je pense être pourtant l'un de ceux qui font le moins de bruit. La maturité politique doit nous amener à nous mettre au-dessus des querelles de personnes. Personnellement, je n'entre pas dans cette logique. Et pour tout dire, c'est cela qui tue Agboville. Notre génération doit tout faire pour rompre ce cycle du « m'as-tu-vu » et du « ôtes-toi de là que je m'y mette », qui est l'apanage d'individus qui placent leurs intérêts personnels au-dessus de ceux de la communauté. A ma connaissance, je n'ai pas d'ennemis connus. J'ai le souci d'œuvrer pour le bien de ma communauté et, à ce que je sache, je travaille en bonne intelligence avec tout le monde. Mais je le répète, je ne suis pas un électron libre. La Bible déclare « pour autant que cela dépende de vous, soyez en paix avec tout le monde ».
Monsieur le Vice-président, quel bilan faîtes-vous de l'action du Conseil Général après trois années d'exercice ?
La tâche essentielle du Conseil Général d'Agboville, durant ces quatre premières années, a été d'améliorer la couverture éducative et sanitaire du département, l'entretien des infrastructures routières. Cette phase, nous pensons l'avoir réussie grâce à la perspicacité de l'ensemble des conseillers généraux, car nous sommes à près de 80% des réalisations de nos projets. A cela, il convient d'ajouter que chaque village du département bénéficie d'au moins un projet du Conseil Général. Cependant, le développement est toute une culture et une œuvre de longue haleine qui se construit à petits pas. Par conséquent, il nous faudra éduquer nos populations pour qu'elles sachent que le développement ne se limite pas à la construction de classes et de centres de santé. Il y a la culture, le tourisme, etc. C'est pourquoi, la deuxième phase qui s'ouvre, tout en poursuivant la politique d'équipement engagée, s'orientera vers la création de richesses dans une stratégie endogène du développement. C'est à nous de penser comment mobiliser les ressources aussi bien humaine, matérielle que financière de notre département. A cet effet, il est plus que souhaitable que les cadres, les mutuelles et associations de développement, dans le souci du développement du département, puissent établir de saines relations avec le Conseil Général. La coopération et le partenariat extérieur ne devraient venir qu'en appoint.
Vos sentiments sur la crise ivoirienne depuis un peu plus de cinq années.
A l'analyse, vous voyez que ce que nous vivons actuellement est, d'une certaine façon, un remix des années 60, à la différence que les acteurs et les temps, ainsi que le contexte, ont changé. Mais, la France est toujours prompte à défendre son « pré carré », à maintenir son hégémonisme. Je pense que cette fois-ci, le peuple est suffisamment averti, beaucoup plus qu'hier, de l'enjeu du combat. La crise militaro-politique que traverse la Côte d'Ivoire avec toutes ses ramifications sous-régionale, régionale et internationale, par le rôle ô combien partisan de l'Onu, interpelle l'ensemble des patriotes, c'est-à-dire tous ceux qui, indépendamment de leurs appartenances idéologiques et autres, crient leur ras-le-bol devant toutes les manœuvres visant à taire ou nier leur droit à disposer et jouir librement de leurs ressources sans être aux ordres. Le processus de libération est engagé et, par la lutte, nous serons sevrés de toutes dominations susceptibles d'enfreindre notre liberté. Que les gens ne se trompent pas de combat. Le vrai combat est celui qui oppose le Fpi et les mouvements patriotiques aux forces rétrogrades du soi-disant Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP) et de la France. Tout le reste n'est que saupoudrage et artifice. Il nous faut sortir de l'infantilisme politique et prendre nos responsabilités. C'est pourquoi, quelles que soient les raisons que l'on pourrait évoquer, il ne peut y avoir que deux camps : l'un qui lutte pour la libération de la Côte d'Ivoire et de l'Afrique, et l'autre qui tend à perpétuer son assujettissement. C'est aussi cela l'enjeu des élections à venir. Et nous comprenons pourquoi certains acteurs politiques, conscients de leur future déconfiture, veulent par tous les moyens empêcher leurs tenues. Qu'ils se détrompent, elles auront bel et bien lieu et le peuple les sanctionnera. Le peuple tient le bon bout car la Françafrique est à l'agonie. Il nous faut l'achever. C'est le prix à payer pour notre indépendance et celle de l'Afrique. Et nous voyons dans cette crise que traverse la Côte d'Ivoire, que seuls les dignes fils d'Afrique se trouvent à ses côtés.
Quelles sont les perspectives de la paix, selon vous, après le dialogue direct, l'accord de Ouagadougou, Soro Premier Ministre, etc. ?
Tous les accords et toutes les résolutions avant le dialogue direct avaient pour but, soit disant, d'arriver à la paix, de priver le Président de la République d'un certain nombre de ses pouvoirs. Heureusement que la mobilisation et la détermination du peuple ivoirien ont permis à la Côte d'Ivoire de rester debout. En tous les cas, le Président Gbagbo, politiquement très alerte, recentre l'enjeu de la crise et permet aux Ivoiriens, qui d'ailleurs savent toujours le faire, de se retrouver et de prendre en mains leur destin. La balle est, donc, dans notre camp. La paix est du ressort de chaque Ivoirien et de chaque Ivoirienne. La Côte d'Ivoire sera ce que nous voudrons qu'elle soit. C'est pourquoi nous devons rester vigilants sur l'application de l'accord de Ouagadougou. Nous attendons donc de voir la cohésion du gouvernement, la participation effective des ministres et leur capacité à transcender leurs différentes chapelles pour s'inscrire dans la perspective d'une Côte d'Ivoire nouvelle. Nous souhaitons beaucoup de courage au gouvernement pour, dès maintenant, prendre des mesures devant nous conduire enfin au désarmement, à la réunification du pays et aux élections.  

 
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Source : L’Intelligent d’Abidjan 3 avril 2007

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