Mon cher Diabaté, c’est
toujours, pour moi, un plaisir de te lire car, bien que ressortissant du Nord
et musulman, tu n’as jamais été un fanatique de Dramane Ouattara. Dans ta
dernière lettre, tu commences par dire que la ville où tu résides est plus
pauvre qu’avant et que rien n’a encore été fait au Nord et pour le Nord bien
que ceux qui ont pris les armes en 2002 clament et proclament avoir fait la
guerre pour développer enfin le Nord. Et pourtant, ils construisent ou achètent
des villas au Burkina, au Mali et en France. Il est heureux que toi et d’autres
fils du Nord commenciez à comprendre qu’on vous a menti et trompés.
Ta lettre soulève plusieurs
questions de fond aussi intéressantes les unes que les autres. Tu te demandes,
par exemple, si V.K. (Initiales de Venance Konan, l’éditorialiste de Fraternité
Matin. ndlr) a raison de souhaiter que soient arrêtées et durement sanctionnées
les personnes qui ont tué Traoré Mamadou alias Zama, le chef des microbes qui
continuent de terroriser les populations d’Adjamé et d’Attécoubé. Pendant longtemps,
je ne savais pas pourquoi certaines personnes traitaient V.K. de vendu. C’est
récemment que j’ai appris que, considérant qu’il a vendu son âme à l’autre pour
diriger enfin le journal de tous les Ivoiriens et se rappelant qu’il est de
ceux qui le vilipendèrent et l’injurièrent le plus sous le règne de Bédié, ces
personnes traduisent le « V » de son prénom par « vendu ».
Pour répondre à ta question, je dirais que V.K. est à côté de la plaque.
Autrement dit, il pose de fausses questions.
La vraie ou la bonne
question est celle de savoir pour qui travaillait Zama, qui profitait de ses
rackets et pourquoi le CCDO ne l’inquiéta jamais, tout comme ne sont pas
inquiétés jusqu’ici Koné Zakaria, Issiaka Ouattara dit Wattao, Soro Kigbafori,
Chérif Ousmane, Ben Laden, Morou Ouattara et d’autres coupables de crimes de
sang et de crimes contre l’humanité, quoique Dramane ait juré, devant des
médias français, que tous les crimes de la crise post-électorale ne resteraient
pas impunis. Si V.K. lit ou relit l’interview de Diaby Almamy, imam de la
mosquée du Plateau (Abidjan), il trouvera aisément une réponse à ces questions.
Il se dit opposé à la « mob justice » (justice populaire) mais
s’est-il aussi demandé ce qui pousse la population à se faire justice, si la
justice et la police sous Ouattara sont corrompues ou non, aux ordres ou non,
crédibles ou non car, en général, quand les gens décident de se venger eux-mêmes
dans les quartiers, c’est parce qu’ils ont attendu en vain la protection de
l’État. Les habitants d’Adjamé et d’Attécoubé ne sont donc pas à blâmer. La
seule personne qui mérite blâme et sanction, c’est Ouattara car c’est lui qui a
cassé les prisons et armé les bandits qui y étaient détenus ; c’est lui qui
interdit à la justice et à la police d’arrêter et de sanctionner des voyous
qui, depuis 2002, travaillent pour lui et attendent toujours de recevoir ce
qu’il leur a promis.
S’agissant du dernier papier
de V.K., mentionné dans le second paragraphe de ta missive, il a ceci
d’intéressant qu’il nous rappelle le traitement infligé aux Français qui se
joignirent à l’Allemagne nazie, après la libération de la France. V.K. est-il
en train de nous indiquer comment lui, Bédié, Dramane, Soro, Adjoumani et
d’autres collabos de la France devront être traités après que notre pays sera
libéré (ce qui ne saurait plus tarder) de l’occupation et de l’exploitation
françaises ?
Dans ton 3e paragraphe,
consacré à la messe d’action de grâces du cardinal Jean Pierre Kutwã, tu
cherches à savoir si on est créé cardinal parce qu’on a plus de mérites que les
autres évêques catholiques et si un cardinal peut être ami et conseiller d’un « dictateur »
(le mot est de toi). C’est par pure grâce et non parce qu’on est plus
intelligent et plus vertueux que les autres qu’on devient pape, cardinal,
évêque ou prêtre, même si, dans l’Histoire, le pape éleva certains prêtres et
évêques à la dignité cardinalice pour saluer ou récompenser leur résistance à
un régime dictatorial ou tyrannique. Tel est le cas de Mgr Jules-Géraud Saliège
(1870-1956) de Toulouse qui s’opposa à la déportation des Juifs pendant
l’occupation de la France et aux exactions nazies.
Dans un épiscopat
majoritairement pétainiste, cela s’appelle avoir de l’audace et du cran. Sa
lettre pastorale, « Et clamor Jerusalem ascendit », fut lue dans
toutes les paroisses de Toulouse le 23 août 1942 malgré l’interdiction du
préfet Pierre Bertaux, Quelques Toulousains s’en souviennent encore en raison
de cette question essentielle qui y était posée : « Pourquoi sommes-nous
des vaincus ? ». Quand la France fut libérée, Saliège fut nommé cardinal
par le pape Pie XII et, comme il ne pouvait pas se déplacer, c’est le nonce
apostolique d’alors, Mgr Angelo-Giuseppe Roncalli (le futur Jean XXIII) qui se
rendit à Toulouse pour lui remettre son chapeau de cardinal. Un autre évêque
qui devint cardinal pour avoir fait montre de courage est Stefan Wyszyński
(1901-1981). Beaucoup de Polonais le considèrent comme un héros national parce
qu’il fut emprisonné puis assigné à résidence, de 1949 à 1956, par le régime
communiste dont il dénonçait les abus et dérives. Je pense également au Tchèque
Joseph Beran (1888-1969) arrêté le 6 juin 1942 par la Gestapo, puis déporté au
camp de concentration de Dachau (Allemagne). Libéré de Dachau en 1945, il sera encore arrêté en 1951, cette fois par
le régime dit de démocratie populaire, et interné à la prison de Roslov d’où il
ne sortira qu’en 1963. C’est sa capacité à dire « non » à
l’oppression que subissait son peuple qui valut à
Mgr Beran d’entrer dans le collège cardinalice. Et son courage était d’autant
plus remarquable que l’opportunisme et la collaboration étaient monnaie
courante dans la Tchécoslovaquie de cette époque.
Mgr Bernard Yago n’est pas
resté silencieux quand il y eut les faux complots d’Houphouët et qu’Ernest Boka
fut assassiné dans la sinistre prison d’Assabou ; il ne fut pas inactif quand
des étudiants furent injustement retenus en 1990 au commissariat central
d’Abidjan. En 1992, il était présent au palais de justice d’Abidjan quand les
leaders du FPI, de la LIDHO y étaient jugés après avoir été faussement accusés
de violences par Dramane Ouattara. C’est ce refus de l’injustice et de la
dictature, me semble-t-il, qui poussa les autorités vaticanes à faire de Yago
le premier cardinal ivoirien. Rien ne pouvait faire taire les hommes que je
viens de citer ; ils étaient prêts à verser leur sang pour que triomphent la
vérité et la justice et c’est ici que nous retrouvons le symbolisme de la
couleur des ornements cardinalices. Les cardinaux s’habillent en rouge en
souvenir du sang versé par amour par le Christ. C’est pourquoi les nouveaux
élus sont invités par le pape, le jour de leur élévation, à résister jusqu’au
sang (usque ad sanguinem) aux dictateurs et oppresseurs de tout poil.
Aujourd’hui, dans notre
pays, l’opposition n’est pas autorisée à manifester pacifiquement ou à
organiser des meetings ; elle ne peut même pas se réunir dans son propre QG. Ne
parlons pas des médias d’État caporalisés par la coalition au pouvoir qui s’est
arrogé le droit de discuter avec tel opposant/tel parti politique plutôt
qu’avec tel autre, une coalition qui n’a jamais pris de mesures à l’encontre de
ceux qui ont enlevé et assassiné des enfants il y a quelques mois. Au sortir de
la messe du 18 avril 2015, Dramane Ouattara a affirmé que le cardinal Kutwã est
« un grand homme, son ami et conseiller ». Possible que Kutwã ait
rendu des services à Dramane et que, pour cela, il soit considéré par lui comme
« un grand homme » mais qu’a-t-il fait de si important pour les
Ivoiriens pour recevoir un tel compliment ? A-t-il contribué à ce que la Côte
d’Ivoire soit plus juste, plus humaine et plus pacifique ? Si oui, de quelle
manière ? Est-ce lui qui a conseillé à Dramane de décréter la fermeture des
banques et l’embargo sur les médicaments en 2010-2011, d’envoyer Laurent Gbagbo
et Blé Goudé à la Haye, de garder environ 800 pro-Gbagbo en prison pendant 3
ans et demi sans jugement, de traquer et de trucider tous ceux qui ne pensent
pas comme Ouattara ? Que Dramane et Kutwã soient des amis est leur droit mais
l’amitié empêche-t-elle deux personnes de se dire la vérité, surtout si l’on
prétend être serviteur de Jésus qui s’est présenté comme « le chemin, la
vérité et la vie » ? Tout « homme de Dieu », à mon avis, devrait
être au service de la vérité, être amoureux de la vérité, être attaché au
principe selon lequel la vraie amitié se nourrit de vérité.
En disant cela, je ne peux
pas ne pas penser à deux hommes : l’ancien cardinal sénégalais, feu Hyacinthe
Thiandoum, et l’archevêque anglican sud-africain, Desmond Tutu. Le premier
n’était pas seulement Sérère et catholique comme Senghor, il était aussi son
ami. Pourtant, lorsque Mamadou Dia fut injustement accusé par Senghor de
tentative de coup d’État, puis condamné à perpétuité et détenu dans
d’effroyables conditions à Kédougou pendant 12 ans, Thiandoum refusa de
soutenir son ami Senghor ; il protesta énergiquement et publiquement contre
l’arrestation et l’emprisonnement de Dia (cf. Chérif Elvalid Sèye, « Mgr
H. Thiandoum. À force de foi », Paris, L’Harmattan, 2007). Desmond Tutu et
Nelson Mandela étaient, eux aussi, des amis. Une amitié forgée dans la lutte
contre l’odieux système d’apartheid. En 1994, Mandela et l’ANC accédèrent au
pouvoir. Quand certains ministres noirs percevaient de gros salaires et
roulaient dans des voitures rutilantes pendant que la majorité des Noirs était
confrontée à la misère et à l’insalubrité dans les townships, Mgr Tutu
rencontra son ami Mandela, lui fit part de son indignation et l’invita à mettre
fin à ce scandale. Fort heureusement, Mandela l’écouta. L’autre fois où Desmond
Tutu interpella Mandela, c’est quand ce dernier vivait en concubinage avec
Graça Machel. Tutu fit remarquer à son ami que ce n’était pas un bon exemple
pour la jeunesse et lui conseilla de régulariser sa situation matrimoniale le
plus tôt possible. Et Madiba ne tarda pas à appliquer le conseil de son ami.
C’est cela, la vraie grandeur d’un homme : elle n’est pas d’abord dans les
titres, dans les parchemins, encore moins dans les accoutrements mais dans
cette capacité à chérir la vérité et la justice et à les défendre quoi qu’il
advienne. Tutu et Mandela sont de grands hommes parce que leur amitié ne les
empêcha jamais de se parler franchement et de s’écouter, parce qu’ils étaient
persuadés que « vient un moment où le silence devient trahison »
(Martin Luther King) et que seules la vérité et la justice sont à même d’élever
et de faire progresser une nation. J’ignore quels conseils Kutwã a déjà donnés
à Dramane Ouattara pour le bien de la Côte d’Ivoire. Ce que je sais, c’est que
certaines villes sont devenues des sièges cardinalices. Paris, Milan, Madrid,
Berlin, New York, Kinshasa, Ouagadougou, Nairobi, Abidjan peuvent être rangées
dans cette catégorie. Cela veut dire que, quand l’évêque de la ville est nommé
cardinal, c’est moins pour honorer un individu que pour pourvoir un siège
laissé vacant par la disparition de l’ancien « prince de l’Église ».
À la fin de ta lettre, tu
qualifies la justice ivoirienne de « justice des vainqueurs ». Cette
expression ne fait pas partie de mon vocabulaire pour la simple raison que
Bédié, Ouattara, Mabri et Anaky (qui découvre, maintenant seulement, que
Dramane est dictateur et violent) n’ont pas vaincu Laurent Gbagbo dans les
urnes et sur le terrain militaire. S’ils avaient gagné, ils n’auraient pas
refusé le recomptage des voix par une commission internationale et Youssouf
Bakayoko ne serait pas allé proclamer, tout seul et après délai, des résultats
provisoires à l’hôtel du Golf, quartier général du RHDP. Secondement, c’est la
coalition franco-onusienne qui a fait le sale boulot (bombarder les camps
militaires, la RTI et la résidence du chef de l’État) après avoir armé et
transporté les rebelles dans ses hélicoptères. Je préfère que tu parles
désormais de justice aux ordres ou de justice sous influence comme les médias
français sont à la remorque du gouvernement français.
Tu dis ne pas savoir si
notre pays pourra un jour renouer avec la liberté de manifester, de s’exprimer
et de circuler partout. Je te répondrai que cela est possible et que cela
dépend de toi, de moi et de tous ceux qui sont épris de souveraineté et de
liberté. Ce que nous subissons depuis 1960 (pillage de nos richesses par la
France avec la complicité d’une minorité d’Ivoiriens corrompus et égoïstes)
n’est pas une fatalité. Il n’est écrit nulle part que nous sommes voués à être
la vache à lait de la France et de ses pantins ivoiriens. Comme le peuple
burkinabè qui chassa fin octobre 2014 le sanguinaire et criminel Blaise
Compaoré, les Ivoiriens, organisés et galvanisés par des leaders déterminés et
unis, peuvent à tout moment balayer ce régime dictatorial, incompétent et
violent. Quand tu seras invité à descendre dans la rue pour des marches
pacifiques, tu ne devras pas te poser mille questions. Tu vois donc que prier
ne suffit pas. Il faut agir aussi. Même saint Benoît l’a gravé dans sa règle :
Ora et labora (prie et travaille) ! A sonné l’heure de travailler à la
libération de notre pays.
Jean-Claude
Djéréké, chercheur associé au Cerclecad, Ottawa, Canada.
(Le
titre est de la rédaction)
EN MARAUDE DANS LE WEB
Sous cette rubrique,
nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas
nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en
rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, ou
que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la
compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne
».
Source : ivoirenewsinfo.net 23 avril
2015
Une belle lettre. Une lettre au ton franc et juste. Il n'appartient pas à un gouvernant de proclamer - au nom de la nation - "grand homme" qui il veut.
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