L’absence ou la quasi-rareté des mouvements de
protestations populaires (marches, sit-in, grèves, boycottes…), depuis
l’avènement d’Alassane Ouattara, est-il le signe que la Côte d’Ivoire est
résolument tournée vers la prospérité, la paix et la réconciliation et que,
désormais, les Ivoiriens n’ont plus de soucis à se faire ?
Certes les publicitaires du régime d’Abidjan vous diront que tous les
voyants sont au vert en Côte d’Ivoire ; ils vous parleront de croissance
à deux chiffres ; vous énuméreront les chantiers inaugurés çà et là par leur
mentor ; de son rêve fou de réconcilier les Ivoiriens rien qu’en noyant la
rancœur nationale dans une pluie de milliards et enfin…, nul ne sait par quelle
magie, de rendre ce pays émergent, du stade où il se trouve, en seulement
quelques cinq petites années.
Mais les faits constatés dans la gestion pratique et quotidienne des
affaires de l’Etat nous ramènent à une tout autre réalité. Ce ne sont pas les
méthodes dictatoriales qui manquent dans ce pays. Citons pêle-mêle : les
arrestations arbitraires d’opposants politiques ou de simples citoyens, les
enlèvements, les séquestrations, les prisonniers politiques détenus depuis
plusieurs années sans jugement, la justice à double vitesse dans laquelle les
bourreaux se moquent éperdument de leurs victimes, la destruction des
bidonvilles et des petits commerces sans mesures d’accompagnement,
l’expropriation des terres dans l’ouest du pays, des milliers d’exilés forcés de
rester hors du pays, le rattrapage ethnique ou la nouvelle forme de népotisme
au sommet de l’Etat, les petits complots contre les partis d’opposition…
Ce ne sont pas non plus les mesures impopulaires qui font défaut :
l’augmentation drastique du prix de l’électricité, les suspensions ou les
ponctions sur les salaires des fonctionnaires, la promotion de la médiocrité et
de la mauvaise gouvernance, des concours aux résultats à forte consonance
nordique…
Comme chacun d’entre nous peut le constater, ce ne sont donc pas les
raisons de s’indigner, de s’insurger ou de crier son ras-le-bol en manifestant
à grand bruit sur la place publique qui manquent. La Côte d’ivoire est donc
loin d’être un havre de paix pour les Ivoiriens. Pourtant ces derniers semblent
garder le silence face à toutes ces dérives et pratiques moyenâgeuses dont se
rend coupable le pouvoir en place. Mais pourquoi donc ?
Certains pensent qu’il s’agit d’une sorte de résignation. Pour les
défenseurs de cette thèse, les Ivoiriens, tellement traumatisés par les affres
et les horreurs de la récente crise postélectorale, préféreraient aujourd’hui
subir plutôt que réagir, de peur de devoir revivre une nouvelle crise. Dans
cette logique, Alassane Ouattara et consorts peuvent se permettre toutes les
déviations sans crainte de se voir contredits ou livrés à la vindicte
populaire. Le seul écho favorable aux errements du régime d’Abidjan serait donc
le silence des Ivoiriens.
Pour d’autres, ce silence serait la réaction normale d’un peuple face à
une dictature qui ne dit pas son nom. Vu sous cet angle, l’absence remarquée de
mouvements d’indignation populaires – auxquels nous étions d’ailleurs habitués
sous le régime précédent – est le résultat des actions d’un régime qui s’échine
à interdire, à réprimer et à confisquer toute forme de liberté d’expression,
qu’elle soit individuelle ou collective.
Même si ces deux thèses recèlent chacune une part de vérité, force est
de reconnaître que le silence troublant des Ivoiriens n’est pas celui que l’on
semble croire. Non, les Ivoiriens ne sont pas silencieux à ce point. Un
proverbe ivoirien dit : Si tu marches sur l’escargot, bien qu’il n’ait pas la
force de se défendre, il te lancera néanmoins son « tchrrrr !!! » habituel,
synonyme de grave injure dans nombreuses de nos sociétés traditionnelles. Qui
n’a jamais entendu, au détour d’une causerie, dans un bus, au bureau, dans un
taxi, une gare, une école, un marché, dans nos salons… des Ivoiriens se
plaindre haut et fort du triste sort qui est devenu le leur sous la gouvernance
d’Alassane Ouattara ? Certes l’on pourrait s’attendre à des manifestations
d’envergure, de la part de ces Ivoiriens, non seulement pour clamer leur
désarroi, mais aussi pour exprimer leur désir de se libérer de cette souffrance
collective. Mais ils n’en font – pour le moment – rien. Cela ne signifie pas
pour autant qu’ils soient résignés ou qu’ils aient peur d’une quelconque
dictature émergente.
A notre sens, le plus important ici, ce n’est pas de savoir pourquoi,
mais ce que signifie ce supposé silence. Qu’est-ce qu’il signifie en réalité ?
Telle devrait être la question à poser dans une Côte d’Ivoire qui n’est certes
plus que l’ombre d’elle-même.
Le silence peut avoir plusieurs significations. Dans le cas de la Côte
d’Ivoire, ce n’est ni plus ni moins qu’un silence avant une tempête, un silence
avant une grande bataille. C’est surtout l’image du guerrier qui, la veille
d’une bataille se recueille dans le silence pour méditer patiemment sur sa
mission. Car si l’instinct de survie l’avait contraint – un moment donné – à
garder le silence face au danger qui le menaçait, il est inconcevable qu’il
continue de garder cette posture au point d’en devenir l’esclave. La meilleure
solution, n’est-il pas – pour lui – de chercher à vaincre ce danger plutôt qu’à
continuer à vivre sous sa menace ? Le peuple burkinabè a enseigné au monde
entier qu’après 27 ans de silence, il avait suffisamment acquis de forces pour
se lancer dans la bataille et vaincre une dictature sanguinaire qu’il ne
tolérait plus.
Le danger pour les Ivoiriens, c’est que ceux à qui semble profiter ce
silence ambigu, ont fait de la Côte d’Ivoire le butin de guerre des puissances
coloniales ; ces gens ont boycotté et fait échouer le processus de
réconciliation si vital pour ce pays. Aujourd’hui, ces mêmes personnes, ne
cachent pas leur désir de s’accaparer le pouvoir, même si pour cela, ils
envisagent de piétiner la constitution de l’Etat de Côte d’Ivoire, pour
finalement opérer un passage en force. Sans modestie aucune et sans se soucier
de l’avis du peuple, ils crient déjà haut et fort qu’ils remporteront les
élections de 2015. La vérité, c’est que ces gens, s’ils réussissent malgré tout
à se maintenir au pouvoir, ils ne feront que perpétuer la souffrance et
l’angoisse des Ivoiriens dont ils ne se soucient que très peu. Voilà le danger
et voilà le véritable sens du silence des Ivoiriens sur lequel beaucoup se
méprennent souvent. Non, les Ivoiriens n’ont pas choisi l’abdication, bien au
contraire. Ils ménagent leurs forces avant la bataille, la grande bataille
contre le terrible danger qui continue de les narguer.
Marc Micael
(*) Titre original : « Côte d'Ivoire, le silence ambigu »
EN MARAUDE DANS LE WEB
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des Ivoiriens, ou que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à
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crise ivoirienne ».
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