mercredi 10 juin 2015

NOTRE HOMMAGE AU PRESIDENT MODIBO KÉITA A L'OCCASION DU CENTENAIRE DE SA NAISSANCE

AU MOMENT OÙ NOS FRÈRES MALIENS CÉLÈBRENT LEUR HÉROS NATIONAL, ASSASSINÉ DANS SA PRISON EN 1977 SOUS LE RÉGIME DU FANTOCHE FRANCAFRICAIN MOUSSA TRAORÉ, NOUS AVONS LE PLAISIR D'OFFRIR À NOS AMIS LECTEURS LE DISCOURS QUE CELUI QUI ÉTAIT ALORS LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE DU MALI A PRONONCÉ LORS DE LA CRÉATION DE L'ORGANISATION DE L'UNITÉ AFRICAINE (OUA), COMME NOTRE PARTICIPATION A CETTE CÉLÉBRATION D'UN AUTHENTIQUE HÉROS AFRICAIN.
 
Le président Modibo Kéita (1915-1977)
Mes premiers mots sont pour rendre un vibrant hommage au gouvernement d’Éthiopie et particulièrement à Sa Majesté l’empereur, qui ont su créer les meilleures conditions à la tenue de cette conférence, par leur fraternelle hospitalité et leur dévouement enthousiaste et constant à la cause africaine. S’il est des occasions où des peuples se glorifient à juste titre de leurs réalisations, la conférence qui nous rassemble à Addis-Abéba est de celles-là. Réunir autour d’une table la grande Afrique, divisée par plusieurs siècles de colonisation, est une grande victoire sur la diversité des peuples, des langues et des religions qui caractérise notre continent.
Faire conférer autour de la table ronde trente et un États africains, encore tout imprégnés du nationalisme fervent qui, il y a peu d’années, les menait à l’indépendance ; organiser la coopération entre des pays comme les nôtres, fermement attachés à leur souveraineté récemment acquise, aura été un événements unique dans l’Histoire du monde. Voilà qu’avant même sa totale libération, l’Afrique nouvelle marque de sagesse, de son amour du prochain, l’histoire des relations entre nations : un tel honneur nous impose de réussir, au nom des peuples qui ont placé leur confiance en nous pour les guider à l’unité. Au nom de l’humanité à qui notre rencontre donne un nouvel espoir, au nom aussi, Monsieur le Président, de notre honneur et de notre fierté d’Africains face à ceux qui continuent de nous dénier toute capacité de nous entendre, de nous diriger nous-mêmes et de lever en commun un édifice durable ; c’est en ayant présentes à l’esprit ces obligations que la République du Mali apportera sa contribution positive à cette rencontre. Pour promouvoir et construire l’Afrique unie, nous nous laisserons hanter volontiers par le danger que recèle une Afrique divisée. Il n’est pas possible de laisser plus longtemps subsister l’opposition savamment encouragée entre les groupes d’États. Nous irions au-devant d’un clivage de notre continent en blocs antagonistes et préparerions le terrain le plus propice à la transplantation dangereuse de la guerre froide sur le sol de notre patrie commune. La période que nous vivons aujourd’hui et que nous voulons dépasser doit nous servir de leçon. Aux oppositions doivent maintenant succéder l’entente fraternelle, la tolérance qui n’ont jamais cessé de présider aux relations de nos populations.
Le président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, donnant la parole au président Modibo Keita de la République du Mali est le témoignage le plus éclatant de ce que peut la volonté d’hommes résolument attachés à l’Unité africaine. C’est alors que nous pouvons aborder les problèmes qui continuent à se poser à nous - n’est-il pas vrai, en effet, que nous nous sommes tous proposé, comme nos peuples, de rétablir et de sauvegarder notre dignité, de réhabiliter notre continent, de donner à l’Afrique la place qui lui revient dans l’arène internationale et mondiale ? Tant de nobles objectifs ne peuvent pas être atteints dans la division ou la méfiance ou encore la course aux étrangers, source de chantage de tous ordres. Sa Majesté Impériale, M. le Président, Excellences, la tradition veut qu’en République du Mali, nous n’adoptions pas la langue diplomatique qui veut que l’on taise ce que l’on pense, que l’on dise ce que l’on ne pense pas. Si vraiment nous sommes les uns et les autres animés de la volonté ardente de faire l’unité africaine, il faut que nous prenions l’Afrique telle qu’elle est, il faut que nous renoncions aux prétentions territoriales, si nous ne voulons pas instaurer en Afrique ce qu’on pourrait appeler l’impérialisme noir. Car pour nous l’impérialisme n’est pas le fait d’un pays, d’un continent ou d’un bloc : l’impérialisme est cette manifestation de la volonté de domination d’un homme sur un homme, d’une société sur une société, d’un peuple sur un peuple et de vouloir à tout prix lui imposer son mode de penser, son mode de vie, son mode de développement politique et économique ; et alors, l’Unité africaine exige de chacun de nous le respect intégral de l’héritage que nous avons reçu du système colonial, c’est-à-dire le maintien des frontières actuelles de nos États respectifs. Il est donc nécessaire, il est même indispensable que, d’une manière concrète, nous mettions un terme à tous les éléments de division ; le respect de la souveraineté, de l’intégrité territoriale de chaque Etat doit être concrétisé par un engagement, un pacte multilatéral de non-agression garanti par chacun des États ici réunis.
La conclusion d’un tel accord renforcera les relations interafricaines et réduira dans ce domaine les ingérences extérieures ;  il ouvrira une heureuse perspective à la coopération africaine dans le domaine de la défense et de la sécurité. Dans le cadre ainsi défini, un organisme de conciliation inter-États, que nous devons mettre en place, pourra répondre à notre attente dans le règlement des différends qui opposent les pays africains. M. le Président, vous avez sans doute deviné la volonté de mon pays de ne point exciper de la position privilégiée que lui confère l’Article 48 de sa Constitution qui prescrit l’abandon partiel ou total de souveraineté au profit de toute construction africaine viable. Dans la perspective de la réalisation d’une unité complète, le peuple du Mali unanime a choisi d’examiner avec discernement les réalités de notre continent et les expériences des États frères.
Quelles sont ces réalités ? Ici il a été affirmé que le système colonial a divisé l’Afrique ; c’est vrai sous un certain rapport mais l’on peut dire aussi que le système colonial a permis à des nations de naître. En effet, si nous prenons certaines parties de l’Afrique dans la période précoloniale, l’histoire nous a appris qu’il y avait là une poussière de royaumes et d’empires qui se définissaient suivant les tribus et les ethnies mais qui aujourd’hui dans certains États ont transcendé ces différenciations tribales et ethniques pour constituer un État, un véritable Etat ; c’est là aussi des réalités dont il faut tenir compte, et nous pensons, quant à nous, que l’Unité africaine, si elle veut être une réalité, devra tenir compte de ce fait. 
 
Je me permets de vous citer un exemple : si nous voulons que nos nations soient des entités ethniques parlant la même langue, ayant la même psychologie, eh ! bien, on ne trouvera en Afrique aucune véritable nation. La République du Mali est constituée d’une dizaine de races qui ont transcendé leurs différenciations ethniques et tribales pour constituer aujourd’hui la République du Mali, mais est-ce que nous n’avons pas des Songhaï qui, par le fait de grands mouvements humains se sont trouvés au Niger et ailleurs, est-ce que nous n’avons pas des Foulbé, des Toucouleur qui, par le processus de développement de la société, se sont retrouvés en Guinée, dans le Nord du Cameroun ou au Nigeria ? Eh ! bien, s’il fallait, partant de la définition de la nation, exiger que la République du Mali soit constituée essentiellement de Mandiere, ou de Foulbé, ou de Songhaï et bien nous aurions des problèmes et beaucoup de problèmes avec nos voisins. C’est cette réalité dont il faut tenir compte et une autre réalité : les États africains, selon le système colonial et selon aussi le développement des organisations populaires, se sont plus ou moins orientés dans telle ou telle voie de construction ; pendant que certains États africains continuent à suivre, dans leur développement économique, la ligne tracée par l’ancienne puissance coloniale, d’autres se sont engagés dans une autre forme de construction, je veux parler de la construction socialiste. D’autres enfin, ont choisi une voie intermédiaire, et tout cela compte tenu de la réalité de leurs États. Eh ! bien, du jour au lendemain, il n’est pas possible d’effacer d’un coup de pinceau, comme un peintre, ces réalités de nos États. Vouloir le faire, c’est préparer l’Afrique à des lendemains difficiles. Je puis d’autant plus vous en parler librement que j’en ai fait deux ou trois expériences, tant sur le plan de l’organisation politique que sur le plan de l’organisation étatique, mais ces expériences je ne les regrette pas parce qu’elles ont été une école pour moi et nos amis.
 
Ceci, Excellences, vous permet donc d’ores et déjà de deviner ce qu’est la position de la République du Mali face à l’Unité africaine. Cette unité que chacun de nous, dans nos États, a placée en tête de son programme d’action, de quoi s’agit-il donc ? A notre avis, de mettre en commun nos possibilités, nos potentialités, pour aller de l’avant dans le respect des options de chacun. Voilà l’exigence du peuple du Mali, de son parti, qui depuis son congrès du 22 septembre 1960 s’est résolument et irréversiblement engagé dans l’édification socialiste de son pays. Honorables frères, l’entreprise commune ne peut se situer en dehors de la volonté de dignité des personnalités qui nous aiment, et qui, à cet égard, doit trouver à Addis-Abéba une expression toute nouvelle dans l’appui, que dis-je, dans notre engagement matériel, moral et militaire au sein d’une croisade ouverte contre les colonialistes.
Il serait bien illusoire, en effet, aux responsables que nous sommes de vouloir jouer le rôle que nous souhaitons, tant que tout près de nous, quelquefois à nos frontières, nos propres frères sont réduits à l’esclavage ou ravalés au rang de bête de par la seule volonté de colonialistes attardés, qui n’ont rien compris à l’histoire, et de racistes d’Afrique du Sud. Le problème, ici, est grave et affecte la conscience de l’humanité entière ; certes, l’opprobre unanime des membres de l’Organisation des Nations Unies, l’aide constante et courageuse des États anti-impérialistes et notamment des pays frères d’Asie en apportent témoignage.  
Ceci n’empêche que le problème est d’abord et essentiellement nôtre, que ce qui se passe en Angola, au Mozambique, en Rhodésie du Sud, en Afrique du Sud, s’inscrit en faux contre tout ce que nous proclamons, s’oppose aux aspirations les plus légitimes et se dresse là comme une injure à toute notre âme d’Africains. Il est temps, il est grand temps d’en finir ; notre organisation commune doit en faire sa première préoccupation et décider ici-même le recrutement dans nos États de volontaires pour la libération de ces territoires, engager les gouvernements à assurer le transport sans restriction des armes et des munitions destinées aux patriotes et à alimenter un fonds commun de solidarité pour soutenir nos frères engagés dans le combat de libération.
Chers frères, dans ce domaine comme dans celui de l’organisation commune que nous entreprenons, la Conférence d’Addis-Abéba se doit de rejeter les sentiers battus des forums internationaux et creux qu’ont été, hélas, jusqu’ici bien des conférences africaines ; il y va de la dignité de l’Afrique, du sérieux de notre organisation commune. Je ne saurais poursuivre sans signaler à votre attention le danger de subversion en Afrique. En effet, vous savez que dans certains États résident des nationalistes des autres États, mais actuellement indépendants. Si nous voulons réellement réaliser l’Unité africaine, basée essentiellement d’abord sur la confiance des uns vis-à-vis des autres, il est essentiel que cette situation puisse trouver une solution ; ce que nous pouvons recommander, c’est que l’Unité africaine passe d’abord par l’unité nationale. Il serait souhaitable que les États africains dont certains ressortissants ont été obligés de se réfugier à l’extérieur, leur tendent la main et leur facilitent le retour au foyer et dans la patrie commune.
La dignité des Africains colonisés et aussi l’unité des États ici représentés : la tâche n’est pas facile. Les expériences des uns et des autres concourent à reconnaître la création d’une harmonisation là où l’on peut, et aussi poussée que possible. A cet égard, notre délégation salue avec joie les résultats des travaux de la conférence préliminaire des ministres des Affaires étrangères, ses recommandations qui ont exposé en termes clairs les divers aspects de la coopération interafricaine et que pour ma part je m’interdis de reprendre à cette illustre tribune.
Notre attention cependant portera ici sur la création du comité économique et social qui étudiera et organisera la coopération dans les domaines économique, social et culturel ainsi que dans le cadre des communications et des transports. Dans le cadre des attributions de ce comité, il pourrait être trouvé une solution heureuse aux problèmes préoccupants de l’organisation et des modalités d’octroi de l’aide extérieure ; ainsi, dans le domaine du commerce extérieur, le Comité œuvrerait à l’harmonisation rapide de la nomenclature douanière, à l’organisation d’un système international de transit et encouragerait la coopération administrative en matière douanière. Le comité économique et social entreprendrait l’étude des possibilités d’harmonisation des législations commerciales en vue d’éviter la double imposition. En même temps il mettrait en place une organisation d’aviation civile qui pourrait convoquer une conférence en vue de la création d’une compagnie africaine de navigation aérienne. C’est ce Comité aussi qui pourrait se charger de créer une organisation africaine de banque. Il mettrait un soin particulier à étudier la possibilité de création d’une communauté économique africaine, y compris les effets des groupements économiques extérieurs sur l’économie de notre continent. De même, il est de première urgence d’organiser la défense des prix de nos matières premières par la création d’un fonds commun de stabilisation des prix, les recherches systématiques des moyens de coordination des plans de développement, tant à l’échelon du continent qu’à celui de la région, dans le domaine de l’industrialisation, du transport, de l’énergie, demeuré l’une des tâches les plus importantes de ce comité.
Honorables frères, les activités que voilà aideront, j’en suis sûr, à dégager progressivement une attitude commune face aux problèmes économiques mondiaux et mèneront à la formation d’un front commun dans les conférences économiques internationales pour la défense des intérêts de nos peuples et de nos États.
Votre majesté, Monsieur le Président, j’ai paru insister sur des questions de coordination économique ; je ne sous-estime pas pour autant l’importance particulière des autres structures. Je ne veux surtout pas négliger les conceptions politiques et économiques dans un monde et un domaine où se précisent jour après jour les tendances assimilatrices que nous connaissons. J’ai bon espoir que dans tous nos débats nous demeurerons vigilants pour ne pas donner prise à de telles manœuvres. L’Afrique trouvera son salut dans l’application quotidienne scrupuleuse du non-alignement entre les deux grands blocs. Les États africains unissant leurs efforts doivent élaborer une politique africaine indépendante, ce dans tous les domaines, et au regard de laquelle un Etat non africain, une puissance, ou un groupe de puissances sera libre de se définir. Ensemble, nous devons prendre en même temps l’engagement solennel de réaliser l’Unité africaine, celui de ne jamais faire de notre organisation l’instrument d’un Etat ou d’un groupe d’États. Je ne veux point ignorer non plus les autres domaines où, quelles que soient les difficultés, les États peuvent œuvrer ensemble et unir leurs efforts ; mais il en est un où la coopération a été fructueuse, c’est celui de nos peuples, et particulièrement de nos organisations de masses. La coordination de leurs actions sur l’ensemble du continent a été le levain puissant de la lutte de libération de nos pays, leur collaboration avec leurs frères d’Asie a imposé depuis des années déjà le tiers monde à la conscience internationale ; ciment de l’unité de nos peuples encore colonisés, ils constitueront demain tout naturellement le ferment de l’Afrique nouvelle.
Notre rencontre peut et doit suggérer une formule de coopération dans ce domaine où l’affiliation, hélas, aux organisations internationales apparaît comme le principal obstacle à surmonter. Alliance horizontale d’abord, au niveau de l’Afrique, coopération verticale ensuite avec les autres organisations internationales, telle est la position de la République du Mali.
Votre Majesté, Monsieur le Président et chers frères, je sais combien vous ressentez avec moi l’honneur que nous confie l’histoire de bâtir l’Afrique libre, unie et prospère pour laquelle tant des nôtres ont payé de leur vie. C’est pourquoi tout au long des travaux ma délégation et moi-même joindrons notre enthousiasme au vôtre, pour l’honneur, la liberté et l’unité de l’Afrique. Dans quelques jours nous nous séparerons, après avoir voté des résolutions, arrêté des décisions qui soulèveront beaucoup d’espoir en Afrique, bien de l’appréhension dans d’autres parties du monde, mais aussi provoqueront bien des sourires sceptiques. Au nom de nos peuples, nous aurons pris des engagements pour la coopération de nos États. Des engagements en faveur de nos frères écrasés sous le joug de la domination coloniale ou de l’humiliation raciale. Bousculant tous les obstacles, méprisant toutes les impressions, nous devrons alors passer, point par point, aux actes concrets, n’ayant en vue que les idéaux de libération et de l’Unité africaine. Dans cette tâche exaltante, Majesté et chers frères, vous trouverez à vos côtés le peuple du Mali, son parti, ses organisations populaires et son gouvernement, car la meilleure expression des sentiments d’honneur et de dignité pour les peuples libres que nous sommes, c’est la fidélité agissante aux engagements auxquels nous avons librement souscrit. 
 
Source : www.lefaso.net

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