AU MOMENT OÙ NOS FRÈRES MALIENS CÉLÈBRENT LEUR HÉROS NATIONAL, ASSASSINÉ DANS SA PRISON EN 1977 SOUS LE RÉGIME DU FANTOCHE FRANCAFRICAIN MOUSSA TRAORÉ, NOUS AVONS LE PLAISIR D'OFFRIR À NOS AMIS LECTEURS LE DISCOURS QUE CELUI QUI ÉTAIT ALORS LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE DU MALI A PRONONCÉ LORS DE LA CRÉATION DE L'ORGANISATION DE L'UNITÉ AFRICAINE (OUA), COMME NOTRE PARTICIPATION A CETTE CÉLÉBRATION D'UN AUTHENTIQUE HÉROS AFRICAIN.
Mes premiers mots sont
pour rendre un vibrant hommage au gouvernement d’Éthiopie et particulièrement à
Sa Majesté l’empereur, qui ont su créer les meilleures conditions à la tenue de
cette conférence, par leur fraternelle hospitalité et leur dévouement enthousiaste
et constant à la cause africaine. S’il est des occasions où des peuples se
glorifient à juste titre de leurs réalisations, la conférence qui nous
rassemble à Addis-Abéba est de celles-là. Réunir autour d’une table la grande
Afrique, divisée par plusieurs siècles de colonisation, est une grande victoire
sur la diversité des peuples, des langues et des religions qui caractérise
notre continent.
Faire conférer autour de
la table ronde trente et un États africains, encore tout imprégnés du
nationalisme fervent qui, il y a peu d’années, les menait à l’indépendance ;
organiser la coopération entre des pays comme les nôtres, fermement attachés à
leur souveraineté récemment acquise, aura été un événements unique dans
l’Histoire du monde. Voilà qu’avant même sa totale libération, l’Afrique
nouvelle marque de sagesse, de son amour du prochain, l’histoire des relations
entre nations : un tel honneur nous impose de réussir, au nom des peuples
qui ont placé leur confiance en nous pour les guider à l’unité. Au nom de
l’humanité à qui notre rencontre donne un nouvel espoir, au nom aussi, Monsieur
le Président, de notre honneur et de notre fierté d’Africains face à ceux qui
continuent de nous dénier toute capacité de nous entendre, de nous diriger
nous-mêmes et de lever en commun un édifice durable ; c’est en ayant
présentes à l’esprit ces obligations que la République du Mali apportera sa
contribution positive à cette rencontre. Pour promouvoir et construire
l’Afrique unie, nous nous laisserons hanter volontiers par le danger que recèle
une Afrique divisée. Il n’est pas possible de laisser plus longtemps subsister
l’opposition savamment encouragée entre les groupes d’États. Nous irions
au-devant d’un clivage de notre continent en blocs antagonistes et préparerions
le terrain le plus propice à la transplantation dangereuse de la guerre froide
sur le sol de notre patrie commune. La période que nous vivons aujourd’hui et
que nous voulons dépasser doit nous servir de leçon. Aux oppositions doivent
maintenant succéder l’entente fraternelle, la tolérance qui n’ont jamais cessé
de présider aux relations de nos populations.
Le président du Sénégal,
Léopold Sédar Senghor, donnant la parole au président Modibo Keita de la
République du Mali est le témoignage le plus éclatant de ce que peut la volonté
d’hommes résolument attachés à l’Unité africaine. C’est alors que nous pouvons
aborder les problèmes qui continuent à se poser à nous - n’est-il pas vrai, en
effet, que nous nous sommes tous proposé, comme nos peuples, de rétablir et de
sauvegarder notre dignité, de réhabiliter notre continent, de donner à
l’Afrique la place qui lui revient dans l’arène internationale et
mondiale ? Tant de nobles objectifs ne peuvent pas être atteints dans la
division ou la méfiance ou encore la course aux étrangers, source de chantage
de tous ordres. Sa Majesté Impériale, M. le Président, Excellences, la
tradition veut qu’en République du Mali, nous n’adoptions pas la langue
diplomatique qui veut que l’on taise ce que l’on pense, que l’on dise ce que l’on
ne pense pas. Si vraiment nous sommes les uns et les autres animés de la
volonté ardente de faire l’unité africaine, il faut que nous prenions l’Afrique
telle qu’elle est, il faut que nous renoncions aux prétentions territoriales,
si nous ne voulons pas instaurer en Afrique ce qu’on pourrait appeler
l’impérialisme noir. Car pour nous l’impérialisme n’est pas le fait d’un pays,
d’un continent ou d’un bloc : l’impérialisme est cette manifestation de la
volonté de domination d’un homme sur un homme, d’une société sur une société,
d’un peuple sur un peuple et de vouloir à tout prix lui imposer son mode de
penser, son mode de vie, son mode de développement politique et économique ;
et alors, l’Unité africaine exige de chacun de nous le respect intégral de
l’héritage que nous avons reçu du système colonial, c’est-à-dire le maintien
des frontières actuelles de nos États respectifs. Il est donc nécessaire, il
est même indispensable que, d’une manière concrète, nous mettions un terme à
tous les éléments de division ; le respect de la souveraineté, de l’intégrité
territoriale de chaque Etat doit être concrétisé par un engagement, un pacte
multilatéral de non-agression garanti par chacun des États ici réunis.
La conclusion d’un tel
accord renforcera les relations interafricaines et réduira dans ce domaine les
ingérences extérieures ; il ouvrira
une heureuse perspective à la coopération africaine dans le domaine de la
défense et de la sécurité. Dans le cadre ainsi défini, un organisme de conciliation
inter-États, que nous devons mettre en place, pourra répondre à notre attente
dans le règlement des différends qui opposent les pays africains. M. le
Président, vous avez sans doute deviné la volonté de mon pays de ne point exciper
de la position privilégiée que lui confère l’Article 48 de sa Constitution qui
prescrit l’abandon partiel ou total de souveraineté au profit de toute
construction africaine viable. Dans la perspective de la réalisation d’une
unité complète, le peuple du Mali unanime a choisi d’examiner avec discernement
les réalités de notre continent et les expériences des États frères.
Quelles sont ces
réalités ? Ici il a été affirmé que le système colonial a divisé
l’Afrique ; c’est vrai sous un certain rapport mais l’on peut dire aussi que le
système colonial a permis à des nations de naître. En effet, si nous prenons
certaines parties de l’Afrique dans la période précoloniale, l’histoire nous a
appris qu’il y avait là une poussière de royaumes et d’empires qui se
définissaient suivant les tribus et les ethnies mais qui aujourd’hui dans
certains États ont transcendé ces différenciations tribales et ethniques pour
constituer un État, un véritable Etat ; c’est là aussi des réalités dont il faut
tenir compte, et nous pensons, quant à nous, que l’Unité africaine, si elle
veut être une réalité, devra tenir compte de ce fait.
Je me permets de vous
citer un exemple : si nous voulons que nos nations soient des entités ethniques
parlant la même langue, ayant la même psychologie, eh ! bien, on ne trouvera en
Afrique aucune véritable nation. La République du Mali est constituée d’une
dizaine de races qui ont transcendé leurs différenciations ethniques et
tribales pour constituer aujourd’hui la République du Mali, mais est-ce que
nous n’avons pas des Songhaï qui, par le fait de grands mouvements humains se
sont trouvés au Niger et ailleurs, est-ce que nous n’avons pas des Foulbé, des
Toucouleur qui, par le processus de développement de la société, se sont
retrouvés en Guinée, dans le Nord du Cameroun ou au Nigeria ? Eh ! bien, s’il
fallait, partant de la définition de la nation, exiger que la République du
Mali soit constituée essentiellement de Mandiere, ou de Foulbé, ou de Songhaï
et bien nous aurions des problèmes – et beaucoup de problèmes – avec nos
voisins. C’est cette réalité dont il faut tenir compte et une autre réalité :
les États africains, selon le système colonial et selon aussi le développement
des organisations populaires, se sont plus ou moins orientés dans telle ou
telle voie de construction ; pendant que certains États africains continuent
à suivre, dans leur développement économique, la ligne tracée par l’ancienne
puissance coloniale, d’autres se sont engagés dans une autre forme de construction,
je veux parler de la construction socialiste. D’autres enfin, ont choisi une
voie intermédiaire, et tout cela compte tenu de la réalité de leurs États. Eh !
bien, du jour au lendemain, il n’est pas possible d’effacer d’un coup de
pinceau, comme un peintre, ces réalités de nos États. Vouloir le faire, c’est
préparer l’Afrique à des lendemains difficiles. Je puis d’autant plus vous en
parler librement que j’en ai fait deux ou trois expériences, tant sur le plan
de l’organisation politique que sur le plan de l’organisation étatique, mais
ces expériences je ne les regrette pas parce qu’elles ont été une école pour
moi et nos amis.
Ceci, Excellences, vous
permet donc d’ores et déjà de deviner ce qu’est la position de la République du
Mali face à l’Unité africaine. Cette unité que chacun de nous, dans nos États,
a placée en tête de son programme d’action, de quoi s’agit-il donc ? A
notre avis, de mettre en commun nos possibilités, nos potentialités, pour aller
de l’avant dans le respect des options de chacun. Voilà l’exigence du peuple du
Mali, de son parti, qui depuis son congrès du 22 septembre 1960 s’est
résolument et irréversiblement engagé dans l’édification socialiste de son
pays. Honorables frères, l’entreprise commune ne peut se situer en dehors de la
volonté de dignité des personnalités qui nous aiment, et qui, à cet égard, doit
trouver à Addis-Abéba une expression toute nouvelle dans l’appui, que dis-je,
dans notre engagement matériel, moral et militaire au sein d’une croisade
ouverte contre les colonialistes.
Il serait bien illusoire,
en effet, aux responsables que nous sommes de vouloir jouer le rôle que nous
souhaitons, tant que tout près de nous, quelquefois à nos frontières, nos
propres frères sont réduits à l’esclavage ou ravalés au rang de bête de par la
seule volonté de colonialistes attardés, qui n’ont rien compris à l’histoire,
et de racistes d’Afrique du Sud. Le problème, ici, est grave et affecte la
conscience de l’humanité entière ; certes, l’opprobre unanime des membres de l’Organisation
des Nations Unies, l’aide constante et courageuse des États anti-impérialistes
et notamment des pays frères d’Asie en apportent témoignage.
Ceci n’empêche que le
problème est d’abord et essentiellement nôtre, que ce qui se passe en Angola, au
Mozambique, en Rhodésie du Sud, en Afrique du Sud, s’inscrit en faux contre
tout ce que nous proclamons, s’oppose aux aspirations les plus légitimes et se
dresse là comme une injure à toute notre âme d’Africains. Il est temps, il est
grand temps d’en finir ; notre organisation commune doit en faire sa première
préoccupation et décider ici-même le recrutement dans nos États de volontaires
pour la libération de ces territoires, engager les gouvernements à assurer le
transport sans restriction des armes et des munitions destinées aux patriotes
et à alimenter un fonds commun de solidarité pour soutenir nos frères engagés
dans le combat de libération.
Chers frères, dans ce
domaine comme dans celui de l’organisation commune que nous entreprenons, la
Conférence d’Addis-Abéba se doit de rejeter les sentiers battus des forums
internationaux et creux qu’ont été, hélas, jusqu’ici bien des conférences
africaines ; il y va de la dignité de l’Afrique, du sérieux de notre
organisation commune. Je ne saurais poursuivre sans signaler à votre attention
le danger de subversion en Afrique. En effet, vous savez que dans certains
États résident des nationalistes des autres États, mais actuellement indépendants.
Si nous voulons réellement réaliser l’Unité africaine, basée essentiellement
d’abord sur la confiance des uns vis-à-vis des autres, il est essentiel que
cette situation puisse trouver une solution ; ce que nous pouvons
recommander, c’est que l’Unité africaine passe d’abord par l’unité nationale.
Il serait souhaitable que les États africains dont certains ressortissants ont
été obligés de se réfugier à l’extérieur, leur tendent la main et leur
facilitent le retour au foyer et dans la patrie commune.
La dignité des Africains
colonisés et aussi l’unité des États ici représentés : la tâche n’est pas
facile. Les expériences des uns et des autres concourent à reconnaître la
création d’une harmonisation là où l’on peut, et aussi poussée que possible. A
cet égard, notre délégation salue avec joie les résultats des travaux de la
conférence préliminaire des ministres des Affaires étrangères, ses
recommandations qui ont exposé en termes clairs les divers aspects de la
coopération interafricaine et que pour ma part je m’interdis de reprendre à
cette illustre tribune.
Notre attention
cependant portera ici sur la création du comité économique et social qui étudiera
et organisera la coopération dans les domaines économique, social et culturel
ainsi que dans le cadre des communications et des transports. Dans le cadre des
attributions de ce comité, il pourrait être trouvé une solution heureuse aux
problèmes préoccupants de l’organisation et des modalités d’octroi de l’aide
extérieure ; ainsi, dans le domaine du commerce extérieur, le Comité œuvrerait à
l’harmonisation rapide de la nomenclature douanière, à l’organisation d’un
système international de transit et encouragerait la coopération administrative
en matière douanière. Le comité économique et social entreprendrait l’étude des
possibilités d’harmonisation des législations commerciales en vue d’éviter la
double imposition. En même temps il mettrait en place une organisation
d’aviation civile qui pourrait convoquer une conférence en vue de la création
d’une compagnie africaine de navigation aérienne. C’est ce Comité aussi qui
pourrait se charger de créer une organisation africaine de banque. Il mettrait
un soin particulier à étudier la possibilité de création d’une communauté
économique africaine, y compris les effets des groupements économiques
extérieurs sur l’économie de notre continent. De même, il est de première
urgence d’organiser la défense des prix de nos matières premières par la
création d’un fonds commun de stabilisation des prix, les recherches systématiques
des moyens de coordination des plans de développement, tant à l’échelon du
continent qu’à celui de la région, dans le domaine de l’industrialisation, du
transport, de l’énergie, demeuré l’une des tâches les plus importantes de ce
comité.
Honorables frères, les
activités que voilà aideront, j’en suis sûr, à dégager progressivement une
attitude commune face aux problèmes économiques mondiaux et mèneront à la
formation d’un front commun dans les conférences économiques internationales
pour la défense des intérêts de nos peuples et de nos États.
Votre majesté, Monsieur
le Président, j’ai paru insister sur des questions de coordination économique ;
je ne sous-estime pas pour autant l’importance particulière des autres
structures. Je ne veux surtout pas négliger les conceptions politiques et
économiques dans un monde et un domaine où se précisent jour après jour les
tendances assimilatrices que nous connaissons. J’ai bon espoir que dans tous
nos débats nous demeurerons vigilants pour ne pas donner prise à de telles
manœuvres. L’Afrique trouvera son salut dans l’application quotidienne
scrupuleuse du non-alignement entre les deux grands blocs. Les États africains
unissant leurs efforts doivent élaborer une politique africaine indépendante,
ce dans tous les domaines, et au regard de laquelle un Etat non africain, une
puissance, ou un groupe de puissances sera libre de se définir. Ensemble, nous
devons prendre en même temps l’engagement solennel de réaliser l’Unité
africaine, celui de ne jamais faire de notre organisation l’instrument d’un
Etat ou d’un groupe d’États. Je ne veux point ignorer non plus les autres
domaines où, quelles que soient les difficultés, les États peuvent œuvrer
ensemble et unir leurs efforts ; mais il en est un où la coopération a été
fructueuse, c’est celui de nos peuples, et particulièrement de nos
organisations de masses. La coordination de leurs actions sur l’ensemble du
continent a été le levain puissant de la lutte de libération de nos pays, leur
collaboration avec leurs frères d’Asie a imposé depuis des années déjà le tiers
monde à la conscience internationale ; ciment de l’unité de nos peuples
encore colonisés, ils constitueront demain tout naturellement le ferment de
l’Afrique nouvelle.
Notre rencontre peut et
doit suggérer une formule de coopération dans ce domaine où l’affiliation,
hélas, aux organisations internationales apparaît comme le principal obstacle à
surmonter. Alliance horizontale d’abord, au niveau de l’Afrique, coopération
verticale ensuite avec les autres organisations internationales, telle est la
position de la République du Mali.
Votre Majesté, Monsieur
le Président et chers frères, je sais combien vous ressentez avec moi l’honneur
que nous confie l’histoire de bâtir l’Afrique libre, unie et prospère pour
laquelle tant des nôtres ont payé de leur vie. C’est pourquoi tout au long des
travaux ma délégation et moi-même joindrons notre enthousiasme au vôtre, pour
l’honneur, la liberté et l’unité de l’Afrique. Dans quelques jours nous nous
séparerons, après avoir voté des résolutions, arrêté des décisions qui
soulèveront beaucoup d’espoir en Afrique, bien de l’appréhension dans d’autres
parties du monde, mais aussi provoqueront bien des sourires sceptiques. Au nom
de nos peuples, nous aurons pris des engagements pour la coopération de nos
États. Des engagements en faveur de nos frères écrasés sous le joug de la
domination coloniale ou de l’humiliation raciale. Bousculant tous les
obstacles, méprisant toutes les impressions, nous devrons alors passer, point
par point, aux actes concrets, n’ayant en vue que les idéaux de libération et
de l’Unité africaine. Dans cette tâche exaltante, Majesté et chers frères, vous
trouverez à vos côtés le peuple du Mali, son parti, ses organisations
populaires et son gouvernement, car la meilleure expression des sentiments
d’honneur et de dignité pour les peuples libres que nous sommes, c’est la
fidélité agissante aux engagements auxquels nous avons librement souscrit.
Source : www.lefaso.net
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