vendredi 4 avril 2014

UNE APOLOGIE DE L’IRRESPONSABILITÉ ?

« LE MONDE », L’ARMÉE FRANÇAISE ET LE GÉNOCIDE RWANDAIS 

Quand il a appris que la France envoyait un contingent s'interposer dans la guerre civile de la République centrafricaine (RCA), ce général a envoyé un message au ministère de la défense : « Souvenez-vous du Rwanda ! », a-t-il lancé. « On croyait bien faire, et on s'est retrouvés exposés à la vindicte du monde », avertit ce militaire qui commandait sur le terrain rwandais, en 1994, aujourd'hui reconverti dans le privé.
Photo : GILLES PERESS-MAGNUM Rwanda, 1994.
L'opération « Sangaris » en RCA a réveillé de douloureux souvenirs. Des officiers français se revoient au milieu des monceaux de cadavres, en 1994. En juin de cette année-là, Paris finissait par décider de l'opération « Turquoise », l'envoi de 2 500 soldats, pour deux mois, au cœur de la tuerie en cours au Rwanda.
Or la France, après le génocide qui a tué 800 000 Tutsi et Hutu modérés entre avril et juillet 1994, a dû répondre de son soutien durable au régime hutu. Et ses militaires, d'accusations graves de complicité.
« Le pire pour un militaire est d'être placé au milieu d'une population qui se massacre et d'être accusé d'en porter la responsabilité », dit un officier de l'armée de terre, jeune capitaine de « Turquoise ». « En RCA, on a accepté de facto d'être impuissants. On est partis en situation d'infériorité numérique. Il est sûr que le Rwanda obsède les officiers de la force “Sangaris” à Bangui », poursuit-il. 

«LE RWANDA, ON N'EN PARLE PAS »

Vingt ans après, que reste-t-il du drame dans l'armée française ? D'abord, un silence. « J'ai demandé si une cérémonie pouvait se tenir. On m'a dit : “C'est casse-gueule ton truc” », note Laurent Attar-Bayrou, président de la Fédération nationale des anciens des missions extérieures. « De notre point de vue, nous avons rempli la mission qui nous était donnée avec honneur. Il y a eu deux lectures des événements. Le temps permet d'effacer les blessures individuelles et les contentieux collectifs », veut croire le chef d'état-major de l'armée de terre, Bertrand Ract-Madoux. Le nouveau patron des armées, Pierre de Villiers défend l'opération en RCA : « C'est bien pour éviter un Rwanda qu'on y est allés ! » Mais dans l'institution, juge-t-il, « les références sont le Golfe, le Kosovo, la Bosnie, la Côte d'Ivoire. Le Rwanda, c'est quelque chose dont on ne parle pas ».
L'armée, depuis, s'est totalement renouvelée. Le général Jean-Claude Lafourcade, ex-commandant de la force au Rwanda, estime que « les jeunes officiers d'aujourd'hui ont oublié ». Avec son association France Turquoise, il apparaît comme la pointe isolée d'un combat collectif pour l'honneur, que l'issue des procédures judiciaires en cours contre des militaires et des responsables politiques français n'épuisera pas. « Nous ne voulons pas que dans les livres d'histoire, l'armée française soit taxée de participation à un génocide. »
Le Rwanda ? « C'est le spectre », dit le général Elrick Irastorza, ex-chef d'état-major de l'armée de terre. De ce fantôme, il n'est pas aisé de déceler les traces. Certains portent bien une cicatrice, toujours à vif, mais la cachent. C'est le cas de cet officier des commandos, pour qui l'image est nette : une petite fille de 6 ou 7 ans court vers lui, le crâne ouvert par un coup de machette, les méninges apparentes, condamnée. Aujourd'hui, assis droit dans un bureau ministériel, il ne lâche pas un mot de plus que nécessaire, refusant les larmes qui montent : « Ce qu'on a vécu au Rwanda nous poursuit au quotidien. » Ces soldats sont accusés d'avoir laissé mourir 800 Tutsi assiégés à Bisesero, tardant à secourir, trois jours après une reconnaissance. Les commandos n'ont toujours pas compris ces accusations.
Sa colère est intacte. « Je ne connais pas d'action ou d'inaction, pas de décision ou de non-décision dont l'armée française ait à rougir. Quand je vois à quel point nous avons été prêts à donner nos vies pour des gens dont personne n'avait rien à faire, et comment nous avons été peu soutenus. Les politiques s'en foutent. » Perception irréconciliable, et corrosive. « Ce qui fait mal, c'est qu'on a laissé croire qu'il y avait anguille sous roche. Cela marque désormais toutes nos actions dans le monde. »
Pour les acteurs de cet été 1994, « ce ne sera jamais fini », ajoute Jacques Hogard, ex-commandant du groupement de la Légion. « A l'automne, cette année-là, j'ai découvert dans une librairie de Marseille le livre de François-Xavier Verschave, Complicité de génocide ?, se souvient-il. Ce fut un énorme choc. Je rentrais, j'étais content de ce qu'on avait fait avec des moyens dérisoires, et je découvre, sur trois pages, que je deviens un salopard. » Il a tenté de s'expliquer en 2005, dans Les Larmes de l'honneur (Hugo et Cie).
Certains coopérants militaires de la période 1991-1993, lorsque Paris prêtait parfois main forte sur le terrain au régime de Kigali contre la rébellion tutsi, sont restés attachés à leurs amis hutu de l'armée rwandaise, ceux-là mêmes que la France a soutenus jusqu'à avril 1994. L'un d'eux, rencontré dans une administration à Paris, s'est effondré à l'évocation de cette déchirure : « Tout le monde avait eu le sentiment de bien faire. »
Les officiers qui ont ensuite accompagné à Arusha (Tanzanie) les négociations entre l'Etat rwandais et les rebelles tutsi en vue d'un partage du pouvoir, en 1993, eux, renvoient la balle au politique : « Nous avons obtenu un accord et passé le relais à l'ONU. Normalement on a “mention bien” avec ça, même si c'est passer le volant à un aveugle », résume l'un des anciens conseillers de l'état-major.

«LES MILITAIRES ONT FORMÉ CEUX QUI ONT DIRIGÉ LE GÉNOCIDE»

Les voix critiques de l'engagement français restent rares, tourmentées, dans l'institution. Tel cet ancien colonel : « Les militaires ont aidé et formé ceux qui, ensuite, ont dirigé le génocide, même si personne ne pouvait l'imaginer alors. A-t-on eu conscience de ce qui se préparait ? On n'a pas posé cette question. Du coup, on n'a rien à opposer aux accusations du président Kagamé contre la France. On peut juste nier en faisant valoir notre bonne foi. »
Surnommés parfois les « égoutiers », les soldats de « Turquoise » venus pour « mettre fin aux massacres » ont enfoui leur expérience. Leur incapacité à comprendre ce qu'il se passait. Ou leurs journées passées sous la douche à tenter d'ôter l'odeur de la mort – « On ne savait plus si elle était à l'extérieur ou à l'intérieur de soi », a confié l'un d'eux à un médecin. « Juste après, on a mis un mouchoir sur tout cela », dit le général Jean-Claude Thomann, ancien chef du 8e RPIMa. « Les gars de “Turquoise” sont rentrés dans leurs unités et sont passés immédiatement à autre chose », rappelle Laurent Attar-Bayrou.
François Mitterrand avait alors lancé l'armée au Cambodge, en Somalie, en Côte d'Ivoire, en ex-Yougoslavie. Tous les regards étaient tournés vers les Balkans. Certains ont tenté de panser leurs plaies rwandaises à Sarajevo. « Après l'assaut du pont de Vrbanja, où nous avons eu 2 tués et 38 blessés lourds, j'ai demandé au psychiatre de voir les hommes », se souvient le général François Lecointre, alors capitaine du 3e RIMa. « C'est du Rwanda qu'ils lui ont parlé. »
Lui en a tiré une leçon. « J'ai appris sur ma propre violence. La mort appelle la mort », confie le général Lecointre, qui a conduit des opérations dans la « zone humanitaire sûre » à la frontière zaïroise. Après avoir découvert un charnier de 40 nourrissons dans une maternité, ses soldats ont été tentés d'achever un homme, présenté comme l'auteur par la population. « Ceux qui assistent au massacre sont tentés de se faire justiciers. On se dit dans ces moments que, si on respecte les règles, on ne peut rien empêcher. Il faut lutter contre cette idée. »

«BOUCHERIE OU HUMILIATION »

Les écoles d'officiers en ont bien retenu des cas pratiques, de nouvelles doctrines. Mais, dans l'institution, « il n'y avait pas de question », témoigne un officier d'active qui a commandé en Côte d'Ivoire après le génocide rwandais. « La conclusion a été qu'il ne fallait plus laisser réécrire l'histoire à notre place. » Les militaires se sont persuadés qu'ils avaient perdu la bataille des médias avec « Turquoise » quand ils auraient pu la gagner. « On a été naïfs de montrer nos soldats charrier des corps avec des pelleteuses », ajoute ce gradé.
Depuis, une « manœuvre médias » accompagne toutes les opérations. « Faute de ligne politique claire, dénonce Jacques Hogard, on continue de faire des coups militaires en Afrique, ce qui place les gens dans des situations invraisemblables. »
La planification génocidaire des extrémistes hutu n'est pas le nettoyage ethnique opportuniste des chrétiens de RCA, mais le parallèle est tracé entre les missions d'interposition, trop floues quant à l'usage de la force.
« Les militaires ont le choix entre la boucherie ou l'humiliation », affirme le général Irastorza. Ils portent une responsabilité dans l'exécution de la mission. « Mais, au milieu d'une foule qui s'étripe, vous tirez sur qui ? », demande-t-il. « Pour nos jeunes soldats, souvent, la situation est incompréhensible. Ils ne peuvent imaginer de tels niveaux de haine. Cela les dépasse. »
Après le Rwanda, l'ère de la « judiciarisation » des opérations militaires s'est ouverte, qui mène des officiers devant les tribunaux civils. Une information judiciaire est ouverte au pôle génocide à Paris contre des militaires français, pour Bisesero et des viols présumés. « L'enseignement, ce fut : notez tout, parce qu'un jour ou l'autre on pourra vous reprocher de ne pas avoir sauvé tel ou tel », explique le général Thomann.
Certains confirment s'être constitué, depuis, des dossiers de preuves. « Si les jeunes n'ont pas le mot Rwanda en tête, ajoute Jacques Hogard, ils sont imprégnés de tout ce qui a suivi : des situations médiatisées où vous n'avez aucune couverture, si ce n'est celle que vous vous donnez. »
Les armées se sont dotées d'un arsenal juridique. Les fantômes sont tenus à distance. « Les vraies blessures de l'armée française, c'est l'affaire Dreyfus, juin 1940, l'Indochine, l'Algérie ! Voilà ce qui a apporté du discrédit. Pas le Rwanda », assène un ancien haut responsable, qui occupe un poste éminent de la République. 

Source : Le Monde.fr ‎3‎ ‎avril‎ ‎2014
Titre original : « L'armée française hantée par le génocide rwandais ». 

 
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