Quand il a
appris que la France envoyait un contingent s'interposer dans la guerre civile
de la République centrafricaine (RCA), ce général a envoyé un message au
ministère de la défense : « Souvenez-vous
du Rwanda ! », a-t-il lancé. « On
croyait bien faire, et on s'est retrouvés exposés à la vindicte du monde »,
avertit ce militaire qui commandait sur le terrain rwandais, en 1994,
aujourd'hui reconverti dans le privé.
Photo : GILLES PERESS-MAGNUM Rwanda, 1994. |
L'opération «
Sangaris » en RCA a réveillé de douloureux souvenirs. Des officiers français se
revoient au milieu des monceaux de cadavres, en 1994. En juin de cette
année-là, Paris finissait par décider de l'opération « Turquoise », l'envoi de
2 500 soldats, pour deux mois, au cœur de la tuerie en cours au Rwanda.
Or la France,
après le génocide qui a tué 800 000 Tutsi et Hutu modérés entre avril et
juillet 1994, a dû répondre de son soutien durable au régime hutu. Et ses
militaires, d'accusations graves de complicité.
« Le pire pour un militaire est d'être placé
au milieu d'une population qui se massacre et d'être accusé d'en porter la
responsabilité », dit un officier de l'armée de terre, jeune capitaine de «
Turquoise ». « En RCA, on a accepté
de facto d'être impuissants. On est partis en situation d'infériorité
numérique. Il est sûr que le Rwanda obsède les officiers de la force “Sangaris”
à Bangui », poursuit-il.
«LE RWANDA, ON
N'EN PARLE PAS »
Vingt ans après,
que reste-t-il du drame dans l'armée française ? D'abord, un silence. « J'ai demandé si une cérémonie pouvait se
tenir. On m'a dit : “C'est casse-gueule ton truc” », note Laurent
Attar-Bayrou, président de la Fédération nationale des anciens des missions
extérieures. « De notre point de vue,
nous avons rempli la mission qui nous était donnée avec honneur. Il y a eu deux
lectures des événements. Le temps permet d'effacer les blessures individuelles
et les contentieux collectifs », veut croire le chef d'état-major de
l'armée de terre, Bertrand Ract-Madoux. Le nouveau patron des armées, Pierre de
Villiers défend l'opération en RCA : «
C'est bien pour éviter un Rwanda qu'on y est allés ! » Mais dans
l'institution, juge-t-il, « les
références sont le Golfe, le Kosovo, la Bosnie, la Côte d'Ivoire. Le Rwanda,
c'est quelque chose dont on ne parle pas ».
L'armée, depuis,
s'est totalement renouvelée. Le général Jean-Claude Lafourcade, ex-commandant
de la force au Rwanda, estime que « les
jeunes officiers d'aujourd'hui ont oublié ». Avec son association France
Turquoise, il apparaît comme la pointe isolée d'un combat collectif pour
l'honneur, que l'issue des procédures judiciaires en cours contre des
militaires et des responsables politiques français n'épuisera pas. « Nous ne voulons pas que dans les livres
d'histoire, l'armée française soit taxée de participation à un génocide. »
Le Rwanda ? « C'est le spectre », dit le général
Elrick Irastorza, ex-chef d'état-major de l'armée de terre. De ce fantôme, il
n'est pas aisé de déceler les traces. Certains portent bien une cicatrice,
toujours à vif, mais la cachent. C'est le cas de cet officier des commandos,
pour qui l'image est nette : une petite fille de 6 ou 7 ans court vers lui, le
crâne ouvert par un coup de machette, les méninges apparentes, condamnée.
Aujourd'hui, assis droit dans un bureau ministériel, il ne lâche pas un mot de
plus que nécessaire, refusant les larmes qui montent : « Ce qu'on a vécu au Rwanda nous poursuit au quotidien. » Ces
soldats sont accusés d'avoir laissé mourir 800 Tutsi assiégés à Bisesero,
tardant à secourir, trois jours après une reconnaissance. Les commandos n'ont
toujours pas compris ces accusations.
Sa colère est
intacte. « Je ne connais pas d'action ou
d'inaction, pas de décision ou de non-décision dont l'armée française ait à
rougir. Quand je vois à quel point nous avons été prêts à donner nos vies pour
des gens dont personne n'avait rien à faire, et comment nous avons été peu
soutenus. Les politiques s'en foutent. » Perception irréconciliable, et
corrosive. « Ce qui fait mal, c'est qu'on
a laissé croire qu'il y avait anguille sous roche. Cela marque désormais toutes
nos actions dans le monde. »
Pour les acteurs
de cet été 1994, « ce ne sera jamais fini
», ajoute Jacques Hogard, ex-commandant du groupement de la Légion. « A l'automne, cette année-là, j'ai
découvert dans une librairie de Marseille le livre de François-Xavier
Verschave, Complicité de génocide ?,
se souvient-il. Ce fut un énorme
choc. Je rentrais, j'étais content de ce qu'on avait fait avec des moyens
dérisoires, et je découvre, sur trois pages, que je deviens un salopard. »
Il a tenté de s'expliquer en 2005, dans Les Larmes de l'honneur (Hugo et
Cie).
Certains
coopérants militaires de la période 1991-1993, lorsque Paris prêtait parfois
main forte sur le terrain au régime de Kigali contre la rébellion tutsi, sont
restés attachés à leurs amis hutu de l'armée rwandaise, ceux-là mêmes que la
France a soutenus jusqu'à avril 1994. L'un d'eux, rencontré dans une
administration à Paris, s'est effondré à l'évocation de cette déchirure : « Tout le monde avait eu le sentiment de
bien faire. »
Les officiers
qui ont ensuite accompagné à Arusha (Tanzanie) les négociations entre l'Etat
rwandais et les rebelles tutsi en vue d'un partage du pouvoir, en 1993, eux,
renvoient la balle au politique : « Nous
avons obtenu un accord et passé le relais à l'ONU. Normalement on a “mention
bien” avec ça, même si c'est passer le volant à un aveugle », résume l'un
des anciens conseillers de l'état-major.
«LES MILITAIRES
ONT FORMÉ CEUX QUI ONT DIRIGÉ LE GÉNOCIDE»
Les voix
critiques de l'engagement français restent rares, tourmentées, dans l'institution.
Tel cet ancien colonel : « Les militaires
ont aidé et formé ceux qui, ensuite, ont dirigé le génocide, même si personne
ne pouvait l'imaginer alors. A-t-on eu conscience de ce qui se préparait ? On
n'a pas posé cette question. Du coup, on n'a rien à opposer aux accusations du
président Kagamé contre la France. On peut juste nier en faisant valoir notre
bonne foi. »
Surnommés
parfois les « égoutiers », les soldats de « Turquoise » venus pour « mettre fin
aux massacres » ont enfoui leur expérience. Leur incapacité à comprendre ce
qu'il se passait. Ou leurs journées passées sous la douche à tenter d'ôter
l'odeur de la mort – « On ne savait plus
si elle était à l'extérieur ou à l'intérieur de soi », a confié l'un d'eux
à un médecin. « Juste après, on a mis un
mouchoir sur tout cela », dit le général Jean-Claude Thomann, ancien chef
du 8e RPIMa. « Les gars de “Turquoise”
sont rentrés dans leurs unités et sont passés immédiatement à autre chose »,
rappelle Laurent Attar-Bayrou.
François
Mitterrand avait alors lancé l'armée au Cambodge, en Somalie, en Côte d'Ivoire,
en ex-Yougoslavie. Tous les regards étaient tournés vers les Balkans. Certains
ont tenté de panser leurs plaies rwandaises à Sarajevo. « Après l'assaut du pont de Vrbanja, où nous avons eu 2 tués et 38
blessés lourds, j'ai demandé au psychiatre de voir les hommes », se
souvient le général François Lecointre, alors capitaine du 3e RIMa. « C'est du Rwanda qu'ils lui ont parlé. »
Lui en a tiré
une leçon. « J'ai appris sur ma propre
violence. La mort appelle la mort », confie le général Lecointre, qui a
conduit des opérations dans la « zone humanitaire sûre » à la frontière
zaïroise. Après avoir découvert un charnier de 40 nourrissons dans une
maternité, ses soldats ont été tentés d'achever un homme, présenté comme
l'auteur par la population. « Ceux qui
assistent au massacre sont tentés de se faire justiciers. On se dit dans ces
moments que, si on respecte les règles, on ne peut rien empêcher. Il faut
lutter contre cette idée. »
«BOUCHERIE OU HUMILIATION
»
Les écoles
d'officiers en ont bien retenu des cas pratiques, de nouvelles doctrines. Mais,
dans l'institution, « il n'y avait pas de
question », témoigne un officier d'active qui a commandé en Côte d'Ivoire
après le génocide rwandais. « La conclusion
a été qu'il ne fallait plus laisser réécrire l'histoire à notre place. »
Les militaires se sont persuadés qu'ils avaient perdu la bataille des médias
avec « Turquoise » quand ils auraient pu la gagner. « On a été naïfs de montrer nos soldats charrier des corps avec des
pelleteuses », ajoute ce gradé.
Depuis, une «
manœuvre médias » accompagne toutes les opérations. « Faute de ligne politique claire, dénonce Jacques Hogard, on continue de faire des coups militaires
en Afrique, ce qui place les gens dans des situations invraisemblables. »
La planification
génocidaire des extrémistes hutu n'est pas le nettoyage ethnique opportuniste
des chrétiens de RCA, mais le parallèle est tracé entre les missions
d'interposition, trop floues quant à l'usage de la force.
« Les militaires ont le choix entre la
boucherie ou l'humiliation », affirme le général Irastorza. Ils portent une
responsabilité dans l'exécution de la mission. « Mais, au milieu d'une foule qui s'étripe, vous tirez sur qui ? »,
demande-t-il. « Pour nos jeunes soldats,
souvent, la situation est incompréhensible. Ils ne peuvent imaginer de tels
niveaux de haine. Cela les dépasse. »
Après le Rwanda,
l'ère de la « judiciarisation » des opérations militaires s'est ouverte, qui
mène des officiers devant les tribunaux civils. Une information judiciaire est
ouverte au pôle génocide à Paris contre des militaires français, pour Bisesero
et des viols présumés. « L'enseignement,
ce fut : notez tout, parce qu'un jour ou l'autre on pourra vous reprocher de ne
pas avoir sauvé tel ou tel », explique le général Thomann.
Certains
confirment s'être constitué, depuis, des dossiers de preuves. « Si les jeunes n'ont pas le mot Rwanda en
tête, ajoute Jacques Hogard, ils sont
imprégnés de tout ce qui a suivi : des situations médiatisées où vous n'avez
aucune couverture, si ce n'est celle que vous vous donnez. »
Les armées se
sont dotées d'un arsenal juridique. Les fantômes sont tenus à distance. « Les vraies blessures de l'armée française,
c'est l'affaire Dreyfus, juin 1940, l'Indochine, l'Algérie ! Voilà ce qui a
apporté du discrédit. Pas le Rwanda », assène un ancien haut responsable,
qui occupe un poste éminent de la République.
Source :
Le Monde.fr 3 avril 2014
Titre original : « L'armée française hantée
par le génocide rwandais ».
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