mercredi 9 avril 2014

« BLAISE COMPAORÉ A ASSIS SON RÉGIME SUR LE SANG ! »


Une interview de Me Apollinaire Kyélem de Tambèla

Me Apollinaire Kyélem de Tambèla
Me Apollinaire Kyélem de Tambèla, est avocat au Barreau du Burkina Faso et directeur du Centre de recherches internationales et stratégiques (C.R.I.S). Très fécond en production, il est auteur de plusieurs ouvrages de référence, notamment : « Thomas Sankara et la Révolution au Burkina Faso. Une expérience de développement autocentré ». Dans cette interview, il se prononce sur la récente radiation des avocats et sur les dossiers pendants en justice. Mais il donne surtout son point de vue sur la situation politique nationale.
 
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Le bâtonnier de l’ordre des avocats vient de prononcer la radiation de certains avocats du Barreau burkinabè. Est-ce le signe que le barreau serait infesté aussi de brebis galeuses ?
J’ai effectivement appris la radiation des confrères à travers la presse. Parce que n’étant pas membre du conseil de l’Ordre, je ne suis donc pas au courant de ses décisions sauf lorsqu’elles sont rendues publiques. Mais par principe, je suis contre les radiations. Parce qu’il y a une échelle de sanctions prévues par nos textes qu’on peut exploiter. Pour moi, la radiation est une mesure extrême qui ne devrait intervenir qu’après des avertissements, des mises en demeure et des mises en garde. Donc par principe je suis contre les radiations. Parce que si vous radiez quelqu’un, ça veut dire qu’il est exclu de la profession et en ce moment, vous voulez qu’il fasse quoi ? Donc il faudrait une faute inexcusable et très grave de mon point de vue avant qu’on ne prononce les radiations. Mais j’avoue que je n’ai pas encore eu le temps de bien lire tous les documents pour pouvoir me prononcer en toute connaissance de cause. Je ne peux pas donner un point de vue sur ce plan pour vous dire par exemple si la radiation est fondée ou pas. Seulement, je vous ai donné ma position de principe.
Maintenant, dire qu’il y a des brebis galeuses dans le milieu des avocats, il faut savoir que la profession d’avocat est constituée d’avocats, donc de burkinabè qui vivent les mêmes réalités que le Burkina Faso. Et les mêmes crises qui se ressentent dans la société Burkinabè se retrouvent au sein des avocats. Vous avez des avocats qui sont tentés par le goût de l’enrichissement illicite et de la facilité à l’image des autres membres de la société. Mais là où c’est difficilement acceptable chez les avocats tout comme chez les magistrats, c’est parce qu’ils sont les représentants de la loi. C’est eux qui doivent défendre la loi ; donc c’est eux qui doivent beaucoup plus résister à ces tentations plus que le commun des citoyens. Dire qu’il y a des brebis galeuses …Certes, sans doute ! Mais je pense qu’il ne faut pas exagérer. J’ai lu les déclarations du bâtonnier dans la presse où il insinuait que les avocats sont des « coupeurs de route ». Je m’inscris en faux. Je ne sais pas ce qui a amené le bâtonnier à affirmer cela, mais dire que les avocats sont des coupeurs de route, ça veut dire qu’il n’ y a plus de moralité dans cette profession. Et ça veut dire qu’il se dénie lui-même. Et s’il y a toujours des gens qui ont toujours confiance aux avocats pour leur confier leurs dossiers, ça veut dire qu’ils ont confiance en ce qu’ils font. Tout compte fait, il y a beaucoup plus d’avocats méritants et de magistrats méritants que d’avocats ou de magistrats défaillants. 

Justement, d’aucuns sont tentés de penser à une forme de vengeance étant donné que l’un des avocats radié en l’occurrence Me Keita avait attrait le bâtonnier devant le tribunal pour une affaire de blocage d’honoraires au niveau de la CARPA, la caisse des avocats !
Je ne peux pas me prononcer là-dessus parce que je n’ai pas d’éléments. Mais si c’était le cas, ce serait vraiment déplorable. Parce que quand vous êtes une autorité, vous devez vous élever pour être au-dessus de toutes ces choses. Quand vous êtes une autorité, il faut accepter la critique. Quelles critiques on ne fait pas par exemple sur le président Blaise Compaoré et son régime ? Mais il est obligé de l’accepter ! Et si tu ne peux pas accepter les critiques, tu démissionnes. Donc à partir du moment où on est investi d’une certaine autorité, il faut accepter la contradiction, la critique et collaborer avec tes administrés. Si c’était vraiment un cas de vengeance, ce serait vraiment déplorable et j’ose croire que ce n’est pas le cas. 

Vous dites qu’il n’y a pas cette critique qu’on ne formule pas à l’encontre du régime en place. Il s’agit de quelles critiques par exemple ?
Vous savez que Blaise Compaoré a assis son régime sur le sang ! Le 15 octobre a commencé par un bain de sang avec l’assassinat de Thomas Sankara et de ses compagnons. Il s’en est suivi des assassinats et des disparitions inexpliqués notamment de Lengani, Henri Zongo, Guillaume Sessouma, Oumarou Clément Ouédraogo, Dabo Boukary, Norbert Zongo etc. et ça, qu’on le veuille ou pas, c’est le régime qui est comptable de ce passif. Et le président Compaoré en tant que chef de l’Etat, chef suprême des armées et premier magistrat, a la responsabilité morale et il ne peut pas s’en laver les mains. En dehors de cela, il y a les crimes économiques que les médias évoquent à tout moment. Il y a la mal gouvernance qui est aussi décriée et le président entend ! Donc ce sont ces genres de critiques qui sont adressées en général contre le régime. Et de mon point de vue, la critique fondamentale c’est ce qui porte atteinte au droit à la vie, au droit à la liberté d’expression, au droit à la liberté d’aller et venir. Et sur ce plan, le régime a failli. Parce que la responsabilité d’un Chef d’Etat, c’est de préserver la vie de ses citoyens. Sinon, quel que soit ce que vous allez faire pour le pays, si des vies sont ôtées, tout ce que vous faites est nul. 

Justement la requête pour l’exhumation de la tombe de Thomas Sankara en vue de procéder à un test ADN a encore été renvoyée par le tribunal. Que cachent de telles manœuvres ?
Il faut être dans le milieu judiciaire pour comprendre ce phénomène. Ce n’est pas le seul dossier où il y a eu des renvois. Il y a beaucoup de facteurs qui peuvent intervenir dans le renvoi d’un dossier sans que ce ne soit une mauvaise intention. Il y a par exemple la question de la disponibilité d’un ou des magistrats, des cas où le juge demande l’ajout de pièces, etc. Les avocats du dossier peuvent avoir leur point de vue sur la question mais n’étant pas dans le dossier je ne peux pas me prononcer là-dessus. Seulement, étant de la profession, je sais que beaucoup de facteurs peuvent intervenir dans le renvoi d’un dossier sans que ce ne soit pas nécessairement animé par une mauvaise intention. 

Quelles issues pourraient avoir les dossiers judiciaires pendants tels celui de Thomas Sankara, Dabo Boukary et Norbert Zongo ?
Nous avons parlé de crimes de sang dont le régime est responsable parce qu’ils ont été commis sous le régime du président Compaoré. Alors qu’il a prêté serment de respecter la constitution qui garantit le droit à la vie de chacun. La question que vous me posez, vous savez très bien qu’on dit qu’on ne scie pas la branche sur laquelle on est assis ! Si le régime veut rendre justice sur ces dossiers, il va tomber. Si la justice doit se faire dans le dossier Thomas Sankara ou Norbert Zongo, ceux qui sont actuellement au pouvoir seront impliqués. Dans notre tradition, le parquet est assujetti à la chancellerie, donc au ministère de la justice et à l’exécutif par ricochet, alors que le parquet a l’opportunité des poursuites. Si ça ne l’arrange pas, il fera de sorte que les choses n’aboutissent pas ! En France, jusque dans les années récentes, dans les dossiers qui impliquent les hautes personnalités, on s’arrangeait toujours pour constituer le tribunal en fonction du sens dans lequel on veut que la décision aille. 

Des magistrats qui ont connu de l’affaire Norbert Zongo sont actuellement nommés à des hautes responsabilités au niveau de la justice. Le ministre Dramane Yaméogo était procureur du Faso à l’époque et le juge d’instruction du dossier Wenscelas Ilboudo est devenu Procureur général. N’y a-t-il pas une relation de cause à effet ?
C’est tout à fait normal. C’est le même régime et le même système qui se poursuit avec les mêmes hommes. 

Des dossiers comme celui de Guiro, l’ancien D G des Douanes dorment toujours au tribunal. Faut-il se désillusionner de voir un éventuel procès ?
J’ai effectivement entendu parler de ce dossier. Mais en tant qu’avocat, j’ai appris à être prudent. Parce que généralement entre la rumeur et la réalité du dossier, il y a toujours un fossé. J’ai eu à connaitre des dossiers très sensibles dans lesquels le public avait déjà désigné ses coupables. Et quand j’ai examiné le dossier, je me suis rendu compte qu’en termes de culpabilité, il y en avait pas. Parce que ceux qui abordent la question généralement dans la presse ne sont pas des spécialistes du droit. Il faut savoir que vous pouvez avoir tort moralement mais avoir raison juridiquement. Comme vous pouvez avoir tort juridiquement et raison moralement. Les deux choses ne sont pas liées. En première année de droit à l’Université, dans les cours d’introduction à l’étude du droit, on apprend aux étudiants que le droit ce n’est pas les us et coutumes ! 

La médiation interne initiée par le président Jean Baptiste Ouédraogo a échoué. Est-ce que cette médiation pouvait avoir un meilleur sort selon vous ?
La médiation était une bonne initiative de la part du président Jean Baptiste Ouédraogo. Cette médiation pouvait avoir un meilleur sort connaissant la faune politique du Burkina où les gens se prononcent généralement non pas sur des positions de principe mais en fonction d’intérêts particuliers. Ce qui préoccupe généralement c’est les postes de conseillers, députés, ministres etc…comme si c’était une fin en soi. Ça, ce sont des attitudes de politiciens alors que nous devons avoir des attitudes d’homme d’Etat. L’homme d’Etat pense à la prochaine génération et le politicien pense à la prochaine élection. C’est cela la différence. L’homme d’Etat voit l’avenir du pays. Le politicien voit son avenir à lui et celui de son clan. Au Burkina Faso, il y a beaucoup plus de politiciens que d’hommes d’Etat. Donc les gens se prononcent en fonction des intérêts qu’ils peuvent avoir. Est-ce qu’en étant là-bas, je peux achever les murs de ma maison. Est-ce que je peux avoir la 4x4 aussi comme celle du voisin ? Voilà généralement l’optique des politiciens du Burkina Faso. Donc sachant que tel est le cas, si on avait mis les moyens dans ce sens, ça pouvait aboutir ! Peut-être qu’on aurait pu appâter des gens pour qu’ils aillent dans le sens qu’on voulait qu’ils aillent ! La chèvre est là pour brouter. Si on lui montre un vert pâturage, d’un côté, elle pouvait s’orienter de ce côté ! Ça aurait pu aboutir connaissant l’état de la faune politique burkinabè. Mais si la médiation n’a pas abouti, il y a deux raisons : soit ceux qui voulaient que ça aboutisse n’ont pas mis les moyens qu’il fallait, soit la faune politique est en train de changer. 

Voulez-vous faire allusion à la corruption ?
À propos du mandat exigé par l’opposition par exemple, l’expérience a suffisamment montré que si on met les moyens, les avis peuvent diverger à un moment donné lors des négociations. Et si cela n’a pas été le cas cette fois-ci, il faut se dire que soit les moyens qui auraient été déployés éventuellement n’ont pas été conséquents, soit c’est la classe politique qui a muté 

Mais est-ce que la médiation ne portait pas en elle-même les germes de son échec avec ses propositions de « transition apaisée après 2015 » ?
Non je ne pense pas. La proposition portait sur 2 ans transitoires. Vous savez que selon la constitution, le président Compaoré ne devrait pas se présenter en 2005. Puisqu’il avait déjà fait 2 mandats successifs. Mais pourtant il s’est présenté sous prétexte que la loi n’était pas rétroactive. Alors que c’était une évidence. Mais les gens n’ont pas réagi parce que ça les arrangeait ! Il y a eu quelques-uns seulement qui se sont agités. Je suis même surpris de constater que le parti de Me Hermann Yaméogo qui était violemment opposé à la représentation de Blaise Compaoré en 2005 en soit aujourd’hui à souhaiter la mise en place d’une transition apaisée avec un « lenga » et le maintien au pouvoir du président Compaoré ad vitam aeternam. En 2005, vous n’étiez même pas d’accord pour qu’il se représente ! Et maintenant dix ans après, vous voulez qu’il reste au pouvoir. C’est pour vous dire que la médiation ne portait pas en elle-même les germes de son échec parce qu’on pouvait amener la faune burkinabè à aller dans le sens souhaité. Peut-être qu’ils n’ont pas mis les moyens qu’il fallait pour convaincre les gens ou bien qu’il y a une vraie mutation de la classe politique. 

Vous ne pensez pas que c’est l’action de l’opinion publique qui veille en sentinelle qui a dû impacter sur le comportement des hommes politiques ? Est-ce que ce n’est pas le peuple qui tire les ficelles.
J’ose croire. Mais n’exagérez pas quand vous parlez de peuple. Il n’y a pas encore de « peuple burkinabè ». Il y a une « population burkinabè ». Le peuple, c’est un rassemblement de population qui a pris conscience de quelque chose. Une population, c’est un rassemblement de population qui n’a pas encore pris conscience. Et quand vous parlez de peuple au Burkina Faso, est-ce que en dehors de Ouagadougou la capitale, vous voyez un peuple ? Ce n’est pas les grands centres qui élisent les chefs d’Etat en démocratie. Ce sont les populations qui élisent les députés et le président. Ce ne sont pas des peuples. Et même quand vous allez dans certaines grandes villes du Burkina, vous allez constater que le niveau de conscientisation est très faible. Là où il y a vraiment une prise de conscience au Burkina c’est dans la capitale – Ouagadougou – et dans une certaine classe sociale ! Donc il ne faut pas exagérer sur le rôle du peuple. Par rapport à cela, sans doute que cette petite minorité qui a pris conscience peut agir.
Mais il faut se dire aussi qu’au niveau de la classe politique, il y a une certaine prise de conscience ou une certaine volonté de défendre ses intérêts. Parce que quand vous voyez ceux qui se prononcent, vous savez qu’ils obéissent à des mentors. Il suffit que ces mentors leur disent d’aller dans un sens ou dans un autre, et ils y vont. Il y a une minorité de gens qui se prononcent de façon indépendante. Mais la majorité se prononce en fonction de leur mentor sans trop réfléchir. Par exemple, les partisans de Salif Diallo ne réfléchissent pas par deux fois. Il suffit qu’il leur dise d’aller dans ce sens ou dans l’autre et ils y vont ! C’est la même chose pour les autres leaders. Donc nous sommes dans un système où l’élite gouverne à travers ses intérêts. Et la base se trompe en croyant pouvoir agir sur les élites. 

Mais la rue gronde de plus en plus et les leaders peinent déjà à contenir la colère des manifestants qui s’opposent farouchement contre une éventuelle modification de l’article 37 !
Tout est parti de la mise à l’écart des Roch, Salif et Simon etc. au dernier congrès du CDP. Si vous aviez remarqué, à partir du moment où ils ont été mis à l’écart, le rang des mécontents s’est élargi du coup. Et cela confirme que les gens se prononcent plus en fonction de leur mentor qu’en fonction de leur propre conception des choses. N’est-ce pas le même Roch qui avait déclaré que la limitation des mandats est antidémocratique ? Mais la rue ne grondait pas ! En tout cas, pas à ce point. Si ces gens-là étaient restés dans le CDP, je crois que Blaise Compaoré aurait pu tranquillement modifier l’article 37 et puis rempiler encore. Je crois que l’erreur a été d’avoir mis tous ces leaders à l’écart alors que ce sont eux qui ont œuvré à asseoir la base du régime. 

Mais vous ne pensez pas aussi que l’opposition s’est réorganisée avec l’avènement de l’UPC et la consécration de Zéphirin Diabré comme chef de file de l’opposition ?
L’UPC a joué un grand rôle dans la mutation sociologique et politique de la société burkinabè surtout dans les grandes villes. Mais si vous avez remarqué, l’UPC est apparue avant la tenue du 5e congrès du CDP. Mais la vague de mécontentement et de contestation n’était pas à ce niveau. L’UPC a même constitué sa base avec une frange considérable des mécontents du système. Le CDP n’arrivait pas à satisfaire tous ses militants et cela a créé des mécontents, sans oublier que certains militants d’autres partis n’arrivaient pas à trouver leur compte dans leur parti respectif. La chance de Zéphirin Diabré, est de venir avec des moyens non négligeables et au moment où il y avait une masse à regrouper. Ça, c’était la première mutation mais cela n’était pas suffisant pour ébranler le régime. Donc le vrai choc pour le régime a été provoqué par la mise à l’écart des grands pontes du CDP qui sont partis avec leur base qui suivent les personnes et non pas leur propre conception des choses ! 

Mais il y a aussi que le travail des intellectuels, les medias, les artistes et les organisations de la société civile ont contribué à éveiller davantage les consciences !
C’est vrai que tout cela a impacté mais de façon minime. Parce qu’au Bukina, le taux de scolarisation est encore faible. Combien de gens savent lire et écrire même dans nos langues locales. Combien de burkinabè peuvent lire la constitution et la comprendre ? Ils sont très peu. Ne restons pas dans notre bulle. Parce que le paysan qui écoute les informations en langue nationale, ne prend pas position parce qu’il ne se reconnait pas dans le système de gouvernance actuel qui est là. Il ne s’y implique pas et il n’a pas les moyens de s’y impliquer. Il reste donc en marge du système sans pouvoir impacter sur lui. Il ne faut donc pas se leurrer. Même si les medias portent l’information aux masses, elles attendront toujours les consignes de leur mentor pour les votes. 

Mais à l’allure où vont les choses, les acteurs de l’alternance risquent de se recruter parmi les démissionnaires du CDP qui ont rejoint l’opposition à des époques différentes. Est-ce qu’on peut espérer une alternative ?
Je ne vois pas de différence entre le CDP et le MPP. Parce que pour moi, c’est beaucoup plus une question d’intérêts personnels que de ligne idéologique ou de position politique. Je peux me tromper et je souhaite pouvoir me tromper. Mais en observant les choses telles qu’elles se passent, je crois qu’il s’agit moins d’une question d’intérêts du pays que d’intérêts personnels. Parce que si vous remarquez ceux qui ont créé le MPP, ce sont les mêmes qui ont assis et consolidé le régime du président Compaoré pendant plus d’un quart de siècle. Ils ont les mêmes réseaux, les mêmes amis, les mêmes appuis que le CDP et le président Compaoré. Ils ne peuvent donc pas gouverner différemment en dehors de la question de personne. Or, quand vous gouvernez, c’est en fonction d’une base. Et quand vous avez les mêmes bases, vous ne pouvez pas gouverner différemment avec la même base. Les marxistes parlaient de classe sociale. Pour gouverner, vous vous fondez sur une catégorie de la population. Vous pouvez aussi vous fonder sur toutes les catégories de la population pour gouverner si votre pouvoir a une essence divine ou historique comme le Moogho Naaba face aux Mossés. En dehors de cela, le pouvoir est partisan et vous vous fondez sur une catégorie de la population plus ou moins large pour gouverner. Et vous ne pouvez pas le faire contre les intérêts de la fraction sur laquelle vous vous appuyez pour gouverner. Sinon, vous provoquez votre chute. Or quand j’analyse, je vois que ce sont les gens qui ont toujours été avec les mêmes réseaux, qui ont toujours eu les mêmes amis, qui ont toujours traqué l’opposition, qui soutenaient les positions allant dans le sens de la préservation des intérêts du président et de la famille présidentielle et du CDP ! Donc je ne vois pas comment ils vont gouverner différemment. Pour moi, ils ont créé le MPP parce qu’ils ne retrouvaient plus leurs intérêt au CDP et qu’ils se sentaient marginalisés au fur et à mesure par l’équipe de François Compaoré et que s’ils ne rebondissaient pas avec le temps, ils seraient marginalisés et ce sera la fin de leur vie politique. Pendant qu’ils ont encore du ressort, ils en ont profité pour créer leur propre parti pour rebondir. 

Depuis un certain temps, ceux qui parviennent au pouvoir en Afrique ont toujours flirté avec le régime en place. Les exemples de Macky Sall au Sénégal, de Mamadou Issoufou du Niger, sont éloquents. Est-ce que ce n’est pas dans l’ordre normal des choses que l’UPC et le MPP aient eu cet envol ?
Oui on peut dire effectivement que c’est dans l’ordre normal des choses. Et si vous remarquez, tous ceux qui arrivent au pouvoir suite à des dissidences ne gouvernent pas différemment que le régime précédent. Vous croyez que Macky Sall gouverne différemment de Me Abdoulaye Wade ? Hormis quelques retouches, le régime politique n’a pas fondamentalement changé. Pourquoi cela ? Parce que se faire élire en Afrique -dernier continent sur la planète ou au Burkina, dernier pays sur le continent –, c’est différent d’ailleurs. Ailleurs, les gens peuvent avoir des opinions différentes. L’Africain noire n’a pas d’opinion ! Peut-être en Afrique du Sud. Tout simplement parce que ventre affamé n’a point d’oreille. Ici, les gens cherchent à manger d’abord. Donc la meilleure façon d’accéder au pouvoir en Afrique, c’est de côtoyer le pouvoir pour avoir les moyens et les réseaux. Ou alors, il faut vous constituer une fortune à l’écart. Tant que ce n’est pas le cas, vous ne pouvez pas accéder au pouvoir si vous êtes démunis. Quelles que soit les idées que vous avez, ce n’est pas possible. Par exemple, dans un régime démocratique, quelqu’un comme Thomas Sankara ne pouvait pas accéder au pouvoir. Puisse qu’il n’était pas riche, il ne pouvait pas se faire élire. Même à son époque, il n’aurait pas pu passer face aux Gérard Kango Ouédraogo, Joseph Ouédraogo, Joseph Ki Zerbo et autres. Il faut donc comprendre la sociologie politique de l’Afrique. Nous sommes dans un continent où le premier souci des gens c’est de sortir de la misère. 

Ça veut dire donc que la démocratie est dans une impasse où seuls les nantis s’en sortent !
La démocratie est viciée. Il n’y a pas de démocratie en Afrique noire. En dehors de certains pays tels, l’Afrique du Sud, l’Ile Maurice, le Bostwana, on ne peut pas parler de démocratie véritable dans les autres pays de l’Afrique noire. Il n’y a pas de démocratie. C’est l’argent qui fait les démocrates. Ici au Burkina Faso, vous avez des partis qui ont de belles idées mais qui ne pèsent pas. Parce qu’ils n’ont pas de moyens ! A contrario, vous avez des partis qui n’ont même pas d’idées mais qui s’en sortent avec des députés parce qu’ils ont les moyens. Quand vous parlez du CDP, est-ce que tous ceux qui ont voté le CDP ou qui ont voté Blaise Compaoré connaissent le programme politique de Blaise Compaoré ou du CDP ? Pas sûr. Mais ils votent parce que le CDP a le pouvoir, et le président a le pouvoir de nommer qui il veut ! Voilà ce qu’est l’électorat en Afrique. On ne vote pas les gens pour leur programme. Le programme ne veut rien dire. 

A vous entendre, certains opposants historiques qui n’ont pas les moyens devraient se faire des soucis !
S’ils n’ont pas de moyens, ils peuvent néanmoins avoir la satisfaction morale de faire leur travail, mais ils doivent tirer un trait sur leur volonté d’accéder au pouvoir. Mais certains politiciens ont compris cela. C’est pourquoi les opportunistes changent leurs manœuvres. Quelqu’un qui est intègre et qui a de bonnes idées ne peut pas accéder au pouvoir s’il n’a que ces atouts. Car, il lui faut d’avoir des moyens en plus. Vous avez remarqué que quand les démissionnaires du CDP sont sortis faire leur mea culpa, cela a suffi pour que les gens les accueillent favorablement et s’alignent derrière eux ! C’est pour vous dire que le problème de l’électorat au Burkina, ce n’est pas lié à la question de la modification de l’article 37 ou pas ou à la mise en place du sénat ou pas. C’est de savoir qui est pour ou contre. Est-ce que mon mentor est pour ou contre ? Et chacun s’aligne sur la position de son mentor ! En Afrique, c’est plus une question de personne que d’idées. C’est pour cela que l’Afrique Subsaharienne a des problèmes de développement parce qu’on développe d’abord un pays par des idées. 

La CENI dit qu’elle n’a pas encore reçu les moyens pour préparer la prochaine présidentielle. Que faut-il comprendre par cet aveu ?
Si déjà elle n’a pas les moyens pour préparer la présidentielle qui est prévue depuis longtemps, on ne peut pas parler de referendum avant ces élections. Sinon on sortirait de la logique économique. C’est peut-être aussi une façon pour la CENI de rassurer l’opinion qu’il n’y aura pas de referendum. Vous savez, les hommes politiques ont souvent des stratégies de communication pour transmettre certains messages. 

Est-ce qu’il n’y a pas lieu de revoir le mode de financement de la CENI pour lui rendre plus autonome ?
Effectivement, on pourrait réviser les textes pour faire en sorte que l’Assemblée nationale vote un budget pour la CENI afin de lui rendre autonome. C’est un combat que doit mener la CENI. Mais peut-être aussi que la CENI ne s’attend pas à être autonome et indépendante. Peut-être qu’elle se complait à être toujours sous tutelle car cela lui permet de ne pas assumer seule toute la responsabilité des imperfections. 

La médiation interne a dévoilé les différents scénarii pour 2015 avec en filigrane la fin du mandat constitutionnel du président Compaoré. Est-ce que la fin d’un mandat doit faire l’objet de tant de polémiques et de supputations ?
C’est parce que nous sommes dans une démocratie bananière. On ne discute jamais sur la fin de mandat de quelqu’un ! C’est prévu par les textes. Pour moi, un peuple qui en est à discuter pour savoir comment on va faire partir son président est un peuple mineur. Et ce peuple a ce qu’il mérite. S’il faut proposer des garanties pour quémander le départ du président, son successeur pourrait aussi en faire à sa tête car il héritera d’une jurisprudence. 

Mais que doit faire le président pour sa sortie de scène en 2015 ?
Le régime a un programme. Le président a été élu en 2010 sur la base d’un programme. Il applique simplement son programme. A la fin de son mandat, il fera le bilan au peuple et il s’en va. Personne ne termine jamais son programme. Maintenant, s’il n’a rien fait aussi, l’histoire appréciera. Je rappelle que depuis 2005, le président Compaoré avait promis la construction d’un lycée professionnel dans mon village à Koupéla. Jusque-là ce n’est pas fait et je sais que ce n’est pas la seule promesse qui n’aura pas été tenue par le Chef de l’Etat. Mais les gens n’ont pas oublié. Tôt ou tard, on fera le bilan de chaque dirigeant du Burkina. J’ai le bilan de tous les présidents qui ont gouverné le Burkina Faso depuis les indépendances jusqu’à nos jours. 

Alors, lequel des présidents a le bilan le plus éloquent ?
C’est le président Lamizana qui a le bilan le plus éloquent. Parce que sauf erreur de ma part, Lamizana n’a pas porté atteinte à la vie de quelqu’un. Il n’a porté atteinte à la liberté de personne. Sur le plan économique, Lamizana a restauré la santé financière du Burkina Faso – l’ex Haute Volta –. Et, dans un contexte difficile, il a ouvert le Burkina sur l’extérieur. C’est lui qui a ouvert le Burkina sur le port de Lomé. C’est sous Lamizana que les axes internationaux ont été bitumés dans un contexte difficile où il n’était pas aisé de mobiliser de l’argent. Le palais de justice de Ouaga, l’université de Ouagadougou, le Fespaco, le CILSS… ont été réalisé sous Lamizana. Il suffit de se pencher pour savoir que le président Lamizana a posé de grandes actions dans le contexte difficile de l’époque. Et cela dans le silence. 

Et qui a le bilan le moins éloquent ?
C’est Blaise Compaoré et Maurice Yaméogo qui se disputent le bilan médiocre. Mais moi je donne de la priorité aux droits humains. Et sur ce plan, Blaise Compaoré a le bilan le plus médiocre. Parce qu’il y a eu beaucoup de pertes en vies humaines sous Blaise Compaoré. Il y a eu beaucoup d’atteintes à la liberté, beaucoup de captations et de trafics sous Blaise Compaoré. 

Mais est-ce que ce n’est pas parce qu’il a duré aussi au pouvoir ?
Il y a un peu de cela mais il faut savoir que l’essentiel s’est passé dans les premiers moments de son règne. Voilà pourquoi on déconseille de commencer par faire le mal. Parce que dès lors qu’on y entre, il est difficile d’en sortir.
Quant à Maurice Yaméogo, il a porté des atteintes à la liberté aussi. Parce que les syndicats ont été persécutés sous son régime. Sa gestion économique a été des plus scabreuses. C’est lui qui a mis les ressources de l’Etat en panne. Vous imaginez que dans les années 60, alors que le budget national tournait autour de 8 milliards de Fcfa, le président Maurice se tapait un salaire mensuel d’environ 1,5 million de FCFA sans compter la caisse noire et les autres indemnités. Ça veut dire qu’il se tapait à lui seul la moitié du budget de l’Etat. En dehors de ces gestions scabreuses, les autres ont bien géré le pays. Les gens ont une mauvaise opinion sur le CMRPN de Saye Zerbo, mais il faut noter qu’en deux ans, le CMRPN a fait beaucoup de choses pour le pays plus que certains régimes. 

Au regard des obstacles divers qui jonchent le chemin de la démocratie, est-ce qu’on peut espérer instaurer une véritable démocratie en Afrique ?
On ne peut pas parler de démocratie à des gens affamés. La seule solution c’est de commencer à produire pour donner suffisamment à chacun. C’est par là que chacun devient autonome. Quand vous êtes chef de famille, et que vous avez des enfants chez vous, les enfants qui n’ont pas les moyens restent chez vous ! Et tant que vous restez dans la cour familiale chez votre papa, vous n’êtes pas totalement indépendant même si vous êtes majeur ! Et une fois que vous avez les moyens de vous acheter une parcelle pour construire et y aménager, vous devenez indépendant. L’indépendance c’est donc une question de moyen et c’est la même chose au niveau des peuples. Pour qu’un peuple puisse être indépendant et voter librement en toute conscience, il lui faut un minimum que je fixe à 3500 dollars de produit national brut par tête au minimum. Tous les pays qui atteignent ce taux peuvent aspirer à une démocratie et à un certain développement parce les citoyens ont un minimum qui leur permette de ne plus se prononcer de façon intéressée en fonction de leur mentor. Donc tant qu’on ne va pas travailler à accroitre la productivité, ça ne va pas aller. 

Interview réalisée par Touwendinda Zongo - Mutations 15 mars 2014.
Titre original : « Me Apollinaire Kyélem de Tambèla, avocat au Barreau du Burkina : "Il y a beaucoup plus de politiciens au Burkina Faso que d’hommes d’Etat" ». 

Source : Lefaso.net 9 avril 2014

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