Les
noms des rues d’un endroit, en disent toujours long sur son histoire. Une
petite balade au Plateau, centre administratif et des affaires d’Abidjan, est
un voyage dans l’histoire coloniale de la Côte d’Ivoire.
A leur
accession à l’indépendance, un grand nombre de pays africains ont débaptisé
leurs rues et places principales pour leur donner
des noms aux couleurs locales ou panafricaines. Pour des leaders comme Kwame Nkrumah ou Ahmed Sékou Touré,
« tuer » ces symboles devait être le premier pas vers l’érection
d’une fierté nationale et la connaissance d’une histoire autre que celle dictée
par la colonisation. J’avoue que si j’avais été de cette époque, j’aurais été
de ceux qui allaient jeter au feu les symboles anciens. Ce débat n’a pas eu
lieu dans la Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny. Et les rues, surtout celles du Plateau, ont continué tranquillement à
porter les noms que « les blancs » leur avaient donné. Dans la
plupart des cas, ils rendaient hommage à leurs compatriotes dont l’action « civilisatrice » a
contribué à la présence et à l’enracinement de la mère-France en terre
d’Eburnie ou plus généralement en Afrique. Aujourd’hui, moi qui m’intéresse
tellement à la période coloniale pour comprendre ce qui nous arrive et écrire
une grande fresque docu-fiction sur ce pan de notre histoire, je suis bien
content que les choses n’aient pas bougé. Du boulevard du Général de Gaulle
(sud) à l’Avenue Reboul (nord), presque toutes les rues portent le nom d’hommes blancs inconnus
de tous. Laissez-moi vous faire le tour de ceux que, moi, je connais. Malgré
leurs noms exotiques (oui, les blancs sont exotiques pour nous) et la référence
à un passé aujourd’hui vomi des uns ou renié des autres, ils racontent tous une
part importante de notre histoire commune.
Boulevard du Général de Gaulle
Toujours
commencer par le plus facile. Celui-là n’est presque
pas blanc tellement il est connu dans toutes les
contrées du pays, même les plus reculées. Quand j’étais enfant, en vacances
chez ma grand-mère Jeanne à Dribouo, sous-préfecture de Guibéroua (ne cherchez
pas sur google map, vous n’allez rien trouver), j’avais un camarade de jeu qui
s’appelait Digbeu Oyrou Charles de Gaulle. Littéralement, « Digbeu
le noir Charles de Gaulle ». Chaque soir, à l’heure des bains
qui allaient nous débarrasser de toute la crasse accumulée pendant les heures
de jeu dans le sable, il s’enfuyait, poursuivi par sa mère criant à tue-tête dans
le village : « de Gaulle ! de Gaulle ! de
Gaulle ! Reviens ici ! ». Surréaliste. Le boulevard de
Gaulle fait la ceinture sud du Plateau, au pied du pont éponyme.
Boulevard Angoulvant
Cet homme
blanc-là est celui qui, par son action, s’est fait détester le plus sur le territoire de la colonie de Côte
d’Ivoire. Gouverneur de 1908 à 1916, il est l’initiateur de ce que les
historiens ont unanimement appelé la « manière forte ». Elle est
caractérisée par une implantation brutale et sanguinaire de l’administration
française sur les brousses du pays. Angoulvant n’a fait l’économie d’aucun
massacre pour mater la moindre contestation du pouvoir de la France. C’est lui
qui a notamment ordonné le massacre
des révoltés Abbeys qui avaient osé couper la ligne de
chemin de fer au niveau d’Agboville. Son action violente a été équitablement
répartie sur l’ensemble du territoire, de sorte que presque toutes les ethnies
ont goûté au plomb, aux fers ou au fouet
de l’administration Angoulvant.
Le
boulevard part du pied de la tour CCIA, nouveau siège de la BAD (Banque
Africaine de Développement), jusqu’au palais de la Présidence. Vous ne vous y promènerez
plus de façon innocente.
Avenue Chardy
Un bien
joli nom pour une bien belle rue qui donne sur la baie de Cocody, juste sous
les fins piliers de l’échangeur éponyme. Le bucolique s’arrête là parce que le
sieur Chardy, capitaine de son état, fait partie des « héros » qui
ont rouvert la voie ferrée à l’occasion de la révolte des Abbeys (ils sont
têtus, ceux-là) en janvier 1910. Rouvrir une voie, en langage colonial,
signifiant ouvrir au passage quelques bides et
crânes d’indigènes rebelles à l’autorité française.
Avenue Noguès
C’est la
parallèle au nord de la Rue du Commerce. Elle est connue pour héberger les
fameuses Galeries Peyrissac, un des plus vieux établissements de
commerce du Plateau. Noguès était le commandant de Chardy. A la lecture de ce
qui est écrit plus haut, vous savez donc ce qu’il a fait de plus marquant. Ce
qui me donne l’occasion de vous dire que la « révolte des Abbeys »
n’était pas le seul fait des Abbeys. Leurs bouillants voisins Attiés ne peuvent
pas voir une bataille passer par la fenêtre sans s’y jeter. Noguès, après une
percée à Grand-Morié, a envoyé à Adzopé son lieutenant
Dhomme, le bien nommé, leur montrer ce que
Homme signifie en français.
Boulevard Clozel
Quittons
un peu les gros bras pour parler des têtes. Avec son ami Maurice Delafosse, il
s’est toujours efforcé de comprendre comment fonctionnaient les sociétés des
colonisés. Les deux compères sont les initiateurs d’une approche ethnologique. Clozel
a été gouverneur de la Côte d’Ivoire de 1902 à 1904, puis carrément gouverneur
de l’AOF (Afrique Occidentale Française) en 1908 quand l’autre bourrin d’Angoulvant
débarquait ici.
Avenue Delafosse et Avenue Lamblin
Ces deux
avenues forment une sorte de U dont les bras donnent sur le boulevard de la
République. Au nord, l’avenue Delafosse part du coin de l’ancien marché du
Plateau, vers la BCEAO (Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest) et
l’Hôtel Pullman, puis s’incurve au niveau de l’immeuble Weblogy (abritant le
siège d’abidjan.net) pour devenir l’Avenue Lamblin et revenir vers le boulevard
de la République par la grande mosquée du Plateau. C’est un symbole que ces
deux-là soient ainsi réunis. L’administrateur Delafosse est considéré comme le
premier ethnologue des peuples de Côte d’Ivoire. Auteur prolifique, son œuvre 10 ans à la Colonie de Côte d’Ivoire
devrait être imposée à tous ceux qui cherchent à comprendre l’histoire
coloniale. Avec l’administrateur Lamblin, ils étaient de grands connaisseurs
des cultures locales et de grands humanistes. Tellement humanistes (Oh
zut ! on ne peut pas mettre un « e » muet supplémentaire) qu’ils
nous ont légués une nombreuse descendance métisse aujourd’hui bien implantée partout en Côte d’Ivoire.
Quid des noirs ?
Je ne
vais pas vous faire le panégyrique de tous les blancs dont les rues du Plateau
portent le nom sinon, on sera encore là le 7 août. Mais vous l’aurez compris,
n’ont mérité d’être immortalisés que ceux qui ont « bossé » dur pour
la France. Mais alors, quid des
noirs ? Question idiote. On n’a jamais vu un
vainqueur donner le nom d’une de ses rues à celui qu’il a plié à sa force.
Sinon, il y aurait une rue Vercingétorix à Rome ou une rue Ho Chi Min à New
York (sacré oncle Ho !). Mais à ma connaissance, il y a exactement trois
rues au Plateau portant le nom d’hommes noirs :
· La rue Toussaint Louverture : confinée au nord du Plateau, vers le quartier « noir »
d’Adjamé. Un personnage contrasté autant considéré comme un grand
abolitionniste que comme un super auxiliaire ayant aidé la France à bouter hors
de Saint-Domingue l’Espagne en 1791 et les Anglais en 1798.
· La rue Jesse Owens : c’est ce noir Américain qui courait trop vite et sautait trop loin
au point d’énerver le grand Adolf Hitler et de lui faire ravaler ses fumeuses
théories de la race aryenne lors des jeux olympiques de 1936. L’ambassade de
France est sur la rue Jesse Owens. Bizarre !
· La rue Joseph Anoma : c’est la fameuse « rues des banques ». Elle concentre les
sièges de la SGBCI (Société Générale de Banque en Côte d’Ivoire), la Bank of Africa, la BIAO (Banque Internationale pour l’Afrique Occidentale), la
BAD (Banque Africaine de Développement), la BHCI (Banque de l’Habitat de Côte
d’Ivoire), la BRS (devenue Orabank), Versus Bank et j’en passe. Joseph Anoma est un camarade des premières heures de lutte
d’Houphouët-Boigny. Je mets ma main à couper que ce n’est pas un administrateur
colonial qui a nommé cette rue.
Gauz
Source : eburnienews.net
19 avril 2014
EN MARAUDE DANS LE WEB
Sous cette rubrique, nous
vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas
nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en
rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, et
que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la compréhension
des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ».
NOTRE COMMENTAIRE
La glorification d’Angoulvant, Noguès, Chardy … et le
« réalisme » politique d’Houphouët.
Nous dédions ce post tout spécialement au citoyen Irodon Bahadan, de l’INSET Abidjan,
pour son commentaire de l’article de notre collaborateur Marcel Amondji
intitulé « Une république de faux et
usage de faux ».
« Voilà,
commence-t-il, ce qu'il convient
d'appeler une production intellectuelle bien conçue et bien rendue, à valeur
universitaire certaine, mais totalement limitée du point de vue politique à
cause de son manque de réalisme. D'ailleurs, s'il est si bien conçu, c'est que
M. Amondji et tous ceux de sa génération qui critiquent l'approche du Président
Houphouët dans l'obtention de l'indépendance, ont reçu leur formation de
maitres blancs. Ce qui leur confère cette aptitude en rhétorique et les rend si
forts en thème. A l'indépendance, en 1960, selon un chiffre rapporté par le
premier polytechnicien ivoirien, Tidiane Thiam, la Côte d'Ivoire comptait
environ 150 diplômés de l'université et de poursuivre : "Vous gérez
comment un pays avec 150 personnes ?" (…) Alors M. Amondji, arrêtons
avec ce faux débat de l'indépendance octroyée ou arrachée. Le défi est de
partir de ce qui nous a été légué pour construire un Etat et une nation viable.
Pour finir, il ne serait pas honnête de ma part, si je vous dis que je ne
partage pas certaines de vos critiques sur la praxis ivoirienne.» (connectionivoirienne.net).
Serait-ce donc
une tare d’avoir été formée par des maîtres blancs ? Alors la génération
dont parle notre critique n’est pas seule à porter ce stigmate. Souvenons-nous
de ce que l’historien Yves Person, qui avait été administrateur colonial avant
de s’illustrer avec une fameuse thèse sur Samory Touré, disait à propos d’Houphouët : « Malgré sa réputation de "sage de l'Afrique", le
Président Houphouët-Boigny a, en réalité, été fortement aliéné par l'éducation
française qu'il a reçue. Il identifie les langues et cultures africaines à la
"honte" du passé, et reproche aux Britanniques d'avoir mal colonisé,
en laissant subsister "tout ce folklore", ce qui laisse paralyser
l'économie par le respect de droits coutumiers discrets. Étroitement conseillé
par de hauts fonctionnaires français, appelant à toute occasion des experts
français choisis justement pour leur ignorance de l'Afrique, il a toujours
pesé, depuis vingt ans, pour l'adoption de règles calquées sur celles de
l'ancienne métropole, persuadé qu'il aurait ainsi la voie au
développement » (Le Mois en Afrique
N°188-189, août-septembre 1981 ; p.28).
Puisque le nom
de Tidiane Thiam a été cité, c’est l’occasion de signaler ou de rappeler à
Irodon Bahadan que sous la présidence de Bédié, quand ce tout premier polytechnicien
franco-ivoirien, mais sans doute bien plus franco qu’ivoirien, dirigeait le
BNETD, il y eut à l’initiative de cet organisme, une campagne d’adressage des
rues d’Abidjan qui fit d’abord grand bruit et qui, dans l’atmosphère de regain
de nationalisme alors régnant, aurait bien pu entraîner un changement de noms
de certaines rues d’Abidjan si pour une raison restée mystérieuse l’opération
n’avait pas tourné court…
Comme s’il y
avait une fatalité qui s’opposerait à ce que nous effacions de nos rues ces symboles
honteux de notre asservissement. La même fatalité qui avait empêché Houphouët
de procéder au dévoilement de la statue du gouverneur progressiste André
Latrille érigée à son initiative devant l’hôtel Ivoire.
L’histoire de cet épisode
mérite d’être contée, car elle est comme l’envers de celle des rues, avenues et
boulevards de la honte dont parle le malicieux Gauz dans son article intitulé « Hommes blancs à la rue » (eburnienews.net 19 avril 2014).
C'est,
pourrait-on dire, l’exception qui confirme la règle.
Un jour d’août 1987, Houphouët décida brusquement
que le moment était enfin venu d'honorer la mémoire des martyrs du mouvement
anticolonialiste ivoirien en donnant leurs noms à des rues et places de nos
villes, ainsi que celle du gouverneur André Latrille, dont le nom est
honorablement lié à cette période de notre histoire, en lui élevant une statue.
Assez curieusement, il tint à conférer à ces décisions, et tout spécialement à
la deuxième, le caractère d'une mini-Révolution du roi et du peuple, comme
on disait au Maroc. C’est ainsi qu’à l'issue du conseil des ministres où ces
décisions avaient été adoptées, le chef de l’Etat entraîna tout son monde sur
le terrain afin de choisir l'emplacement le plus convenable pour soutenir le
monument projeté. C’est quelques jours après cette démarche plutôt insolite de
la part d’Houphouët, qu’Aoussou Koffi, un ministre en exercice, fut enlevé par
des ressortissants français avec lesquels il était en affaires et qui
réclamaient une forte rançon contre sa libération (Jeune Afrique 2 septembre 1987 ;
p.11-13). Le caractère inutilement provocateur de ces décisions et de cette
démarche dans un pays où ce sont les ennemis de Latrille et de tout ce qui
rappelle le mouvement anticolonialiste qui dominent, rend très plausible une
relation de cause à effet entre elles et le rapt de l’un des hommes les plus
proches d’Houphouët, les plus dévoués à sa personne et, peut-être, l’un des
possibles successeurs qu’on lui préparait dans le secret des cuisines
françafricaines.
Etait-ce réellement la réponse du berger à la
bergère ? Nous sommes d’autant plus enclins à le penser que ce projet bien
tardif d’honorer nos martyrs en inscrivant leurs noms dans nos paysages
urbains, on n’en entendit plus jamais parler. Et quant à la statue de Latrille,
si elle fut bel et bien réalisée et dressée sur son socle, elle ne fut jamais
formellement inaugurée et resta couverte de son voile plastique jusqu’à ce que
le vent fripon le déchire et le disperse dans l’indifférence générale…
Pourquoi est-ce seulement en Côte d’Ivoire qu’ont été conservés
les pires symboles de la colonisation, et seulement là qu’il semble
formellement interdit d’y toucher. Peut-être que l’ami Irodon Bahadan voudra encore
nous expliquer cela par l’insuffisance du nombre de nos compatriotes dignes
d’être honorés de cette façon au moment de l’indépendance et durant le
demi-siècle qui l’a suivie… Mais si cela était vrai, quel mal y aurait-il eu à
laisser toutes nos rues sans nom jusqu’à ce que la multiplication naturelle des
citoyens dignes de cet honneur, qui n’aurait pas manqué d’avoir lieu ici comme
dans tous les pays du monde qui se respectent, nous permette de les
baptiser ?
Nous devinons
qu’Irodon Bahadan est certainement un honnête homme ; la dernière phrase
de son commentaire en est la meilleure preuve. Nous sommes donc sûrs que la
confrontation de son point de vue et de l’article de Gauz mentionné ci-dessus aura
attiré son attention sur la parfaite cohérence de la politique d’Houphouët dans
tous les domaines, politique marquée par le fétichisme de nos soi-disant liens
historiques d’indéfectible amitié avec la France, avec le maintien du nom des
Angoulvant, Chardy, Noguès et autres massacreurs chamarrés sur les murs
d’Abidjan. Devant une telle évidence, quelqu’un qui dit partager « certaines de [nos] critiques sur la
praxis ivoirienne », doit bien être aussi capable d’admettre au moins
que c’est la glorification de ces fléaux des
peuples autochtones de notre patrie qui s’explique par l’aliénation, non la
critique radicale de « l’approche
du Président Houphouët
dans l'obtention de l'indépendance » dans laquelle
nous nous honorons de persévérer parce que le vrai nom de ce qu’il désigne par
cette longue et amène périphrase, c’est TRAHISON !
La Rédaction
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