Jeune Afrique a rencontré à Kigali trois de ces Rwandais, qui ont accepté —
après bien des hésitations tant la crainte des représailles est encore vive —
de témoigner à visage découvert.
Bernadette Mukankusi, 36 ans
« Je vivais à Kigali à l'époque des faits. Je suis aujourd'hui employée au
ministère de la Justice. En tant que Tutsie, j'ai bien connu ces barrages
routiers des années 1991 et 1992 sur lesquels officiaient des soldats rwandais
et des soldats français. Sous le regard amusé des seconds, les premiers
procédaient au triage ethnique. On faisait tout pour les contourner. Lorsque le
génocide a éclaté, le 6 avril 1994, je me suis cachée dans Kigali, et j'ai
confié mes deux petits garçons à des amis hutus qui les ont emmenés vers
l'ouest. Fin juin-début juillet, un voisin qui revenait de la zone Turquoise
occupée par les Français m'a dit qu'il les avait vus là-bas, dans le camp de
réfugiés de Kibeho, non loin de Gikongoro. J'ai décidé de m'y rendre. Je suis
allée à Butare, puis j'ai franchi la ligne de front où les soldats de l'APR
[l'armée de Paul Kagamé, NDLR] m'ont fait monter à bord d'un véhicule sûr qui
se rendait sur Gikongoro. Arrivée là-bas, l'ambiance était terrible. Il y avait
plein de miliciens Interahamwes en ville, avec leurs machettes, qui faisaient
la chasse au faciès et beaucoup de militaires français qui déambulaient,
indifférents. J'étais seule, abandonnée à moi-même, et j'ai eu peur, surtout
quand des miliciens se sont approchés de moi pour me demander qui j'étais et
d'où je venais. Une femme bien, qui passait par là, est allée voir des soldats
français en train de boire dans un bar pour leur signaler mon cas. Deux d'entre
eux sont venus et m'ont emmenée avec eux. Ils m'ont payé une bière, puis m'ont
embarquée à bord d'une Jeep jusqu'à l'orphelinat SOS Gikongoro, où ils avaient
établi leur camp. Dans ce camp, il y avait une dizaine d'Interahamwes qui
travaillaient pour les Français : ils nettoyaient, ils allaient chercher du
bois, ils traduisaient le kinyarwanda, etc. Ils n'avaient pas d'armes, mais ils
étaient là.
On m'a désigné un abri de sacs de sable pour y passer la nuit, avec un
matelas pneumatique. Juste à côté de moi, à cinq mètres, un soldat français
montait la garde. Vers minuit, après avoir discuté et plaisanté avec ce
militaire français, un Interahamwe s'est introduit dans mon abri. Il m'a
insultée, m'a traitée de cafard tutsi et a commencé à se déshabiller. Je me
suis échappée pour aller voir le soldat, mais ce dernier m'a dit tu vas où ?, et
il m'a repoussée à coups de pied vers l'abri. Pendant toute la nuit, le
milicien m'a violée. Le Français regardait en rigolant. J'ai très honte de le
dire, ça m'a fait pleurer, mais c'est la vérité. Le lendemain, j'ai pu me
rendre avec un convoi militaire de Turquoise à Kibeho où j'ai retrouvé mes fils
Théogène et Claude. Puis je me suis débrouillée pour rentrer à Kigali. J'ai
survécu au génocide, mais je suis souillée à jamais. Il y a quelques semaines,
j'ai entendu à la radio qu'une juge française était ici, alors j'ai décidé de
porter plainte moi aussi. »
Jean-Marie Vianney Nzabakurikiza, 39 ans
« Je suis hutu, sans profession, et je vis à Ruhengeri. En 1994, j'étais
caporal de gendarmerie, à Kigali d'abord, puis à Kibuye, en zone Turquoise.
Lorsque nous avons été chassés par l'APR, je me suis réfugié au Zaïre, d'où je
suis rentré en 1997. Plus d'une fois, j'ai tenu des barrages avec des
militaires français. On mettait les Tutsis à part et on les confiait aux
Interahamwes : plus personne n'en entendait parler. À Kibuye, devant l'hôpital
et le centre du Minitrap [ministère des Travaux publics], j'affirme que j'ai vu
des militaires français distribuer des grenades aux miliciens hutus. J'ai vu
aussi des Français frapper des Tutsis et les donner aux Interahamwes. Le
commandant du camp de gendarmerie, le major Jean Jabo, qui avait une épouse
tutsie, a tout fait pour éviter les exécutions. Mais il ne pouvait rien contre
son adjoint, le lieutenant Masengesho, qui travaillait directement avec les
Français et avec d'autres gendarmes venus de Ruhengeri. Ceux-là, c'étaient des
tueurs. Je veux raconter ça aujourd'hui, car j'en ai assez de voir que nous,
les Hutus, qui avons travaillé avec l'ancien régime, sommes tous mis dans le
même sac. Ceux qui nous ont aidés doivent aussi être jugés. »
Samuel Zirimwabagabo, 37
ans
« Je suis mi-hutu, mi-tutsi. J'habite Gisenyi et je suis infirmier. En juin
1994, j'étais sergent dans la gendarmerie, affecté à Kibuye comme mon camarade,
mais dans un autre camp : celui de l'état-major et des services du groupement.
En tant que chef de poste à l'entrée de ce camp, j'ai vu beaucoup de choses.
Avec leurs hélicoptères, les Français détectaient les réfugiés tutsis cachés
dans les buissons et les forêts. Ils les regroupaient, puis les emmenaient en
camion jusqu'à la préfecture de Kibuye. De là, les Tutsis étaient acheminés
vers l'ETO (École technique officielle) où on faisait un tri. Les hommes du
lieutenant Masengesho venaient se servir et emportaient leurs prisonniers au
camp où on les stockait dans un hangar, même s'ils étaient blessés. Après, le
plus souvent, on les tuait. Après la débâcle, on a retrouvé plein de cadavres
dans notre camp, et même à l'ETO, pourtant placée sous la protection des
Français. Ces derniers n'ont pas seulement abandonné les Tutsis de la colline
de Bisesero aux machettes des Interahamwes : j'ai vu l'un de leurs chefs à
Kibuye, le capitaine S., qui était très copain avec Masengesho, distribuer des
treillis et des rations aux miliciens hutus. Il se moquait souvent de notre
façon de combattre et de tuer. Vous êtes des boy-scouts !, nous disait-il. Moi,
je le jure, je n'ai participé à aucun massacre et, si un tribunal gacaca me
convoque, il ne trouvera rien à me reprocher. Quand j'ai appris que la juge
française était à Kigali, j'ai été voir le maire de Kanombe, que je connais, et
je lui ai dit : moi aussi, je veux témoigner. Je ne dis pas que tous les
Français de Turquoise ont fait des mauvaises choses. Mais personne ne peut nier
que certains parmi eux ont soutenu les génocidaires. Il ne faut pas oublier
qu'ils les avaient aidés, les armes à la main, entre 1990 et 1993, en tant
qu'instructeurs et conseillers. Forcément, cela crée des liens ».
Par François Soudan, envoyé spécial
Source : Jeune
Afrique 25 janvier 2006
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