samedi 12 avril 2014

Les fantômes de Turquoise

 
Onze ans après l'« opération Turquoise » (juin-août 1994), qui vit l'armée française sanctuariser une partie de l'ouest du Rwanda dans le cadre d'une « action humanitaire » d'autant plus contestée qu'elle faisait suite à l'intervention directe, entre 1990 et 1993, des mêmes soldats français aux côtés du régime de plus en plus menacé — et de plus en plus inquiétant — du général Habyarimana, les langues se délient à Kigali. Motif : la visite de travail d'une semaine qu'a effectuée dans la capitale rwandaise, fin novembre 2005, la juge Brigitte Raynaud du tribunal aux armées de Paris et l'ouverture consécutive, le 23 décembre, par le procureur du même tribunal, d'une information judiciaire contre X. Ces deux magistrats agissent dans le cadre de plaintes déposées depuis un an par des rescapés rwandais du génocide de 1994, qui accusent le détachement français de l'époque de « complicité de crimes contre l'humanité ». Peu connue pendant de longs mois, la démarche de ces victimes bénéficie d'une forte médiatisation au Rwanda depuis le séjour de Brigitte Raynaud — qui a auditionné les plaignants à l'ambassade de France à Kigali. Elle a en quelque sorte ouvert une boîte de Pandore, d'où surgissent désormais des dizaines de témoins et de rescapés venus des collines de l'hinterland rwandais et soucieux, eux aussi, d'apporter leur part de souvenirs. Tous, bien évidemment, ne sont pas à prendre au pied de la lettre — l'enquête complémentaire que Brigitte Raynaud s'apprête à mener dans le cadre d'une commission rogatoire qui va de nouveau la conduire au Rwanda tranchera, peut-on
espérer. Mais leur parole mérite d'être entendue, au même titre que celle des généraux à la retraite et d’ex-responsables politiques de ces années troubles du mitterrandisme, qui, ces temps-ci, montent au créneau pour défendre l'honneur de l'armée française.
Jeune Afrique a rencontré à Kigali trois de ces Rwandais, qui ont accepté — après bien des hésitations tant la crainte des représailles est encore vive — de témoigner à visage découvert.


Bernadette Mukankusi, 36 ans
« Je vivais à Kigali à l'époque des faits. Je suis aujourd'hui employée au ministère de la Justice. En tant que Tutsie, j'ai bien connu ces barrages routiers des années 1991 et 1992 sur lesquels officiaient des soldats rwandais et des soldats français. Sous le regard amusé des seconds, les premiers procédaient au triage ethnique. On faisait tout pour les contourner. Lorsque le génocide a éclaté, le 6 avril 1994, je me suis cachée dans Kigali, et j'ai confié mes deux petits garçons à des amis hutus qui les ont emmenés vers l'ouest. Fin juin-début juillet, un voisin qui revenait de la zone Turquoise occupée par les Français m'a dit qu'il les avait vus là-bas, dans le camp de réfugiés de Kibeho, non loin de Gikongoro. J'ai décidé de m'y rendre. Je suis allée à Butare, puis j'ai franchi la ligne de front où les soldats de l'APR [l'armée de Paul Kagamé, NDLR] m'ont fait monter à bord d'un véhicule sûr qui se rendait sur Gikongoro. Arrivée là-bas, l'ambiance était terrible. Il y avait plein de miliciens Interahamwes en ville, avec leurs machettes, qui faisaient la chasse au faciès et beaucoup de militaires français qui déambulaient, indifférents. J'étais seule, abandonnée à moi-même, et j'ai eu peur, surtout quand des miliciens se sont approchés de moi pour me demander qui j'étais et d'où je venais. Une femme bien, qui passait par là, est allée voir des soldats français en train de boire dans un bar pour leur signaler mon cas. Deux d'entre eux sont venus et m'ont emmenée avec eux. Ils m'ont payé une bière, puis m'ont embarquée à bord d'une Jeep jusqu'à l'orphelinat SOS Gikongoro, où ils avaient établi leur camp. Dans ce camp, il y avait une dizaine d'Interahamwes qui travaillaient pour les Français : ils nettoyaient, ils allaient chercher du bois, ils traduisaient le kinyarwanda, etc. Ils n'avaient pas d'armes, mais ils étaient là.
On m'a désigné un abri de sacs de sable pour y passer la nuit, avec un matelas pneumatique. Juste à côté de moi, à cinq mètres, un soldat français montait la garde. Vers minuit, après avoir discuté et plaisanté avec ce militaire français, un Interahamwe s'est introduit dans mon abri. Il m'a insultée, m'a traitée de cafard tutsi et a commencé à se déshabiller. Je me suis échappée pour aller voir le soldat, mais ce dernier m'a dit tu vas où ?, et il m'a repoussée à coups de pied vers l'abri. Pendant toute la nuit, le milicien m'a violée. Le Français regardait en rigolant. J'ai très honte de le dire, ça m'a fait pleurer, mais c'est la vérité. Le lendemain, j'ai pu me rendre avec un convoi militaire de Turquoise à Kibeho où j'ai retrouvé mes fils Théogène et Claude. Puis je me suis débrouillée pour rentrer à Kigali. J'ai survécu au génocide, mais je suis souillée à jamais. Il y a quelques semaines, j'ai entendu à la radio qu'une juge française était ici, alors j'ai décidé de porter plainte moi aussi. »

Jean-Marie Vianney Nzabakurikiza, 39 ans
« Je suis hutu, sans profession, et je vis à Ruhengeri. En 1994, j'étais caporal de gendarmerie, à Kigali d'abord, puis à Kibuye, en zone Turquoise. Lorsque nous avons été chassés par l'APR, je me suis réfugié au Zaïre, d'où je suis rentré en 1997. Plus d'une fois, j'ai tenu des barrages avec des militaires français. On mettait les Tutsis à part et on les confiait aux Interahamwes : plus personne n'en entendait parler. À Kibuye, devant l'hôpital et le centre du Minitrap [ministère des Travaux publics], j'affirme que j'ai vu des militaires français distribuer des grenades aux miliciens hutus. J'ai vu aussi des Français frapper des Tutsis et les donner aux Interahamwes. Le commandant du camp de gendarmerie, le major Jean Jabo, qui avait une épouse tutsie, a tout fait pour éviter les exécutions. Mais il ne pouvait rien contre son adjoint, le lieutenant Masengesho, qui travaillait directement avec les Français et avec d'autres gendarmes venus de Ruhengeri. Ceux-là, c'étaient des tueurs. Je veux raconter ça aujourd'hui, car j'en ai assez de voir que nous, les Hutus, qui avons travaillé avec l'ancien régime, sommes tous mis dans le même sac. Ceux qui nous ont aidés doivent aussi être jugés. »
 
Samuel Zirimwabagabo, 37 ans
« Je suis mi-hutu, mi-tutsi. J'habite Gisenyi et je suis infirmier. En juin 1994, j'étais sergent dans la gendarmerie, affecté à Kibuye comme mon camarade, mais dans un autre camp : celui de l'état-major et des services du groupement. En tant que chef de poste à l'entrée de ce camp, j'ai vu beaucoup de choses. Avec leurs hélicoptères, les Français détectaient les réfugiés tutsis cachés dans les buissons et les forêts. Ils les regroupaient, puis les emmenaient en camion jusqu'à la préfecture de Kibuye. De là, les Tutsis étaient acheminés vers l'ETO (École technique officielle) où on faisait un tri. Les hommes du lieutenant Masengesho venaient se servir et emportaient leurs prisonniers au camp où on les stockait dans un hangar, même s'ils étaient blessés. Après, le plus souvent, on les tuait. Après la débâcle, on a retrouvé plein de cadavres dans notre camp, et même à l'ETO, pourtant placée sous la protection des Français. Ces derniers n'ont pas seulement abandonné les Tutsis de la colline de Bisesero aux machettes des Interahamwes : j'ai vu l'un de leurs chefs à Kibuye, le capitaine S., qui était très copain avec Masengesho, distribuer des treillis et des rations aux miliciens hutus. Il se moquait souvent de notre façon de combattre et de tuer. Vous êtes des boy-scouts !, nous disait-il. Moi, je le jure, je n'ai participé à aucun massacre et, si un tribunal gacaca me convoque, il ne trouvera rien à me reprocher. Quand j'ai appris que la juge française était à Kigali, j'ai été voir le maire de Kanombe, que je connais, et je lui ai dit : moi aussi, je veux témoigner. Je ne dis pas que tous les Français de Turquoise ont fait des mauvaises choses. Mais personne ne peut nier que certains parmi eux ont soutenu les génocidaires. Il ne faut pas oublier qu'ils les avaient aidés, les armes à la main, entre 1990 et 1993, en tant qu'instructeurs et conseillers. Forcément, cela crée des liens ».
 

Par François Soudan, envoyé spécial 

Source : Jeune Afrique 25 janvier 2006

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