mardi 15 avril 2014

LE GÉNOCIDE RWANDAIS, LA FRANÇAFRIQUE ET L’HONNEUR DES POLITICIENS FRANÇAIS…

Après que leur pays fut accusé par le président rwandais d’avoir été un acteur du génocide qui pendant 3 mois en 1994 causa la mort d’environ 1.074.017 Tutsi et Hutu modérés, Hubert Védrine, Paul Quilès (ce socialiste dirigea en 1998 la mission parlementaire d’enquête sur le Rwanda) et Bernard Kouchner ne tardèrent pas à réagir. Pour eux, non seulement la France n’a pas participé directement au bain de sang du Rwanda mais elle est le seul pays à avoir fait quelque chose pour sauver des vies humaines. Pour sa part, Alain Juppé (ministre des Affaires étrangères au moment des faits) demanda à François Hollande de défendre l’honneur de la France. Mais de quel honneur le maire de Bordeaux parle-t-il ? La France a-t-elle encore un honneur à défendre après ses innombrables massacres et coups tordus en Afrique ? D’ailleurs, a-t-elle jamais cessé de se déshonorer ? Enfin, en quoi consisterait le vrai honneur ? Que devrait faire un pays qui a le sens de l’honneur et de la dignité ? En d’autres termes, qu’est-ce qui fait la grandeur d’un pays ? Nous essaierons de répondre à ces questions plus loin. Pour l’instant, voyons si les protestations des anciens ministres français sont fondées ou non. 
Certains hommes politiques français ont beau se justifier, s’agiter, ironiser et accuser l’actuel régime rwandais de ceci ou de cela, ils ne réussiront jamais à nous convaincre qu’ils n’ont rien à voir avec le génocide rwandais car, ainsi que le disait Paul Kagame dans son discours du 7 avril à Amahoro, « les faits sont têtus ». Et les faits, ce sont d’autres Français qui nous les rappellent. Par exemple, le journaliste Patrick de Saint-Exupéry qui révèle que la France a fourni « pour un million d’euros d’armes en 1991, pour près de trois millions d’euros en 1992, pour plus d’un million d’euros en 1993 », que la présidence rwandaise a reçu « un Falcon 50 pour dix millions d’euros, facture payée par le ministère de la Coopération » et que François Mitterrand dépêcha des soldats sur place pour former les génocidaires. Par ailleurs, Saint-Exupéry confie que Jean-Christophe Mitterrand avait promis en octobre 1990 d’« envoyer des bidasses au petit père Habyarimana pour que cette affaire soit terminée en trois mois ». Agrégé de droit et professeur émérite à l’Université de Paris-Nanterre, Géraud de La Pradelle présida du 22 au 26 mars 2004 la « Commission d’enquête citoyenne sur le rôle de la France durant le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994 », créée par les associations Aircrige, la Cimade, l’Observatoire des transferts d’armements et Survie. Il reproche à la France d’avoir armé, encadré, entraîné les Forces rwandaises (forces régulières et miliciens), approvisionné en armes et munitions et soutenu diplomatiquement et financièrement le régime génocidaire de Juvenal Habyarimana. Selon lui, il ne s’agit pas seulement de complicité mais de responsabilité directe dans la mesure où l’opération Turquoise, en plus d’exfiltrer les chefs du gouvernement génocidaire vers le Zaïre, livra les victimes à leurs bourreaux. Geraud de la Pradelle nous apprend aussi que Jean-Philippe Marlaud, l’ambassadeur de France au Rwanda à l’époque du génocide, contribua à la formation du gouvernement intérimaire responsable du génocide, que l’opération militaire « Noroît » (octobre 1990) avait pour but de contrer le Front Patriotique Rwandais et que l’armée rwandaise était assistée par un état-major français. Dans la foulée, le juriste déplore l’omerta sur les opérations extérieures de la France, se demande pourquoi le Parlement, les médias et les citoyens français ne questionnent jamais les interventions criminelles menées par leurs dirigeants en Afrique. Il termine en faisant
« Toutes ces opérations sanglantes entreprises
par la France en Afrique se sont soldées par des
catastrophes politiques et humaines, [par] des
échecs criminels. » Geraud de la Pradelle
remarquer que « toutes ces opérations sanglantes entreprises par la France en Afrique se sont toutes plus au moins soldées par des catastrophes politiques et humaines, [par] des échecs criminels ». À la question de savoir pourquoi le gouvernement français a soutenu Habyarimana, Gérard Prunier, historien, répond que l’ancien président rwandais pourrait avoir aidé la France dans des affaires illégales en faisant, peut-être, parvenir des armes dans des pays placés sous embargo comme l’Afrique du Sud du temps de l’apartheid. Le dernier témoignage sur l’implication de la France dans la tragédie rwandaise fut diffusé par France Culture le 7 avril 2014. L’auteur de ce témoignage est Guillaume Ancel. Sans langue de bois, l’ancien capitaine y défend la thèse selon laquelle l’opération Turquoise n’était pas une intervention humanitaire et que, dans les premiers jours, il était question de stopper l’avancée militaire du Front patriotique rwandais (FPR). Ancel n’est pas Rwandais pas plus que Patrick de Saint-Exupéry ou Geraud de la Pradelle. Ces trois citoyens français ne sont pas victimes d’hallucination. Ils sont loin d’avoir une imagination débridée. Ils ne livrent que des faits. Lesquels faits démontrent clairement que la France a participé à l’extermination d’un million de Tutsi et de Hutu modérés en 1994.
Alors que Christiane Taubira et Manuel Valls étaient soupçonnés par la droite d’avoir eu connaissance des écoutes téléphoniques sur les conversations de Nicolas Sarkozy, Alliot Marie laissa entendre sur une chaîne de télévision française qu’un ministre de la République ne devrait pas mentir. Et pourtant, elle-même fut prise en flagrant délit de mensonge en 2004 en disant que l’armée française n’avait fait aucun mort devant l’hôtel Ivoire alors que, grâce au reportage de Canal +, on découvrit que 64 jeunes Ivoiriens manifestant pacifiquement furent assassinés par Licorne. Comme s’ils avaient le mensonge dans leur sang ou comme s’ils avaient signé un pacte avec lui, d’autres officiels français dont Jean-Yves le Drian (ministre de la Défense) nous servent aujourd’hui des mensonges grossiers sur le Rwanda. La France doit arrêter de mentir car plus elle ment sur des faits dans lesquels sa responsabilité est avérée, plus elle se discrédite ; elle devrait plutôt comprendre que « l’histoire est l’histoire » (Louise Mushikiwabo, ministre rwandaise des Affaires étrangères), qu’elle ne peut indéfiniment tricher avec les faits ou se montrer toujours arrogante, qu’elle ne gagne rien à vouloir réécrire l’histoire, qu’il est dans son intérêt de regarder la vérité en face et de demander humblement pardon au lieu de se contenter de reconnaître « de graves erreurs d’appréciation et une forme d’aveuglement » (Sarkozy, le 26 février 2010 à Kigali). Car c’est dans cette capacité à assumer ses actes, dans cette capacité à reconnaître qu’on s’est trompé ou qu’on a fait ce qui ne devrait pas être fait, que résident véritablement l’honneur et la grandeur d’un homme ou d’un pays, pas dans de piteuses dénégations, encore moins dans de puériles justifications. Les États-Unis et le Canada donnèrent la preuve de cette grandeur quand ils exprimèrent leurs regrets aux Rwandais pour avoir tardé à intervenir. La Belgique fit de même quand son ministre des Affaires étrangères, Guy Verhofstadt, s’adressa aux Rwandais en ces termes : « Au nom de mon pays, au nom de mon peuple, je vous demande pardon. La communauté internationale tout entière porte une immense et lourde responsabilité. Un dramatique cortège de négligences, d’insouciances, d’incompétences, d’hésitations et d’erreurs a créé les conditions d’une tragédie sans nom. J’assume ici les responsabilités de mon pays, des autorités politiques et militaires belges ». La France se croit-elle supérieure à ces trois pays (États-Unis, Canada et Belgique) pour ne pas demander pardon ? Jusqu’à quand affichera-t-elle morgue et mépris ? Bref, pour qui les Français se prennent-ils ? Une chose est sure : non seulement le Rwanda mais aussi la Côte d’Ivoire (soutien de la France à la rébellion de 2012 à 2011, destruction des avions militaires en 2004, embargo sur les médicaments, fermeture des banques, bombardement de la résidence du chef de l’État et assassinat de plusieurs centaines de jeunes massés autour de la résidence présidentielle en 2010-2011), le Cameroun (extermination au napalm des populations de l’Ouest et de la Sanaga maritime par l’armée française avant l’indépendance du pays), le Congo-Brazzaville (réinstallation de Sassou Nguesso en 1997 après plusieurs guerres atroces), le Gabon et le Togo (elle permit que les dictateurs y soient remplacés par leur fils), l’Algérie (massacres de Sétif, Guelma et Kherrata en mai 1945) n’attendent qu’une chose de la France : qu’elle demande pardon pour ses nombreux crimes de sang et économiques. Je ne parle pas d’excuses mais de pardon car dire « demander pardon » est différent de « s’excuser ou présenter ses excuses ». Excuser, c’est justifier un manquement peu grave ou involontaire aux règles sociales tandis que le “pardon” concerne des cas beaucoup plus graves comme l’atteinte à l’intégrité physique ou morale d’une personne ou la transgression des valeurs de la société. Voilà pourquoi Vladimir Jankélévitch écrit : « le pardon est là précisément pour pardonner ce que nulle excuse ne saurait excuser. Il est fait pour les cas désespérés ou incurables ». C’est sous Jean-Paul II que l’Église catholique commença à parler de la seconde évangélisation. Au lieu d’espionner nos pays pour le compte de la France, au lieu de comploter contre les résistants africains, au lieu de se pavaner à Assinie, Kribi, Hann plage ou ailleurs, nombre de missionnaires français incapables de dénoncer les crimes de leur pays en Afrique feraient mieux de retourner dans leur patrie pour la reévangéliser. Alors, leurs hommes politiques apprendront que, si on se dit chrétien et qu’on a mal agi, on demande pardon.
La France prêche aujourd’hui la réconciliation aux Ivoiriens, Maliens et Centrafricains mais elle ne fait rien pour se réconcilier avec ses anciennes colonies. Or il est dérisoire de se gargariser de discours sur le pardon et la réconciliation alors qu’on se refuse soi-même à faire repentance et qu’on fait l’éloge de la colonisation. Je me demande comment on peut à la fois se targuer d’être la patrie des droits de l’homme et réprimer dans le sang les Africains désireux de s’émanciper de la tutelle française ; comment on peut vouloir la démocratie en Chine tout en soutenant des présidents tyrans et sanguinaires en Afrique ; comment on peut s’indigner de l’intervention de la Russie en Crimée après avoir largué des bombes meurtrières en Côte d’Ivoire et en Libye, comment on peut être en faveur des élections et dérouler le tapis rouge à ceux qui veulent prendre le pouvoir par la force. De deux choses, l’une : ou bien il y a une usurpation de titre (« la France, patrie des droits de l’homme ») ou bien il faut donner raison au poète martiniquais qui en 1955 déjà parlait d’une « civilisation qui ruse avec ses principes » (« Discours sur le colonialisme »). Et Césaire ne manquait pas d’ajouter qu’une telle civilisation est moribonde. Il n’est pas faux de penser que nous y sommes. À force de semer la mort et la désolation dans ses ex-colonies, à force d’y faire et d’y défaire les présidents, à force de soutenir des dictateurs incultes et serviles contre des démocrates lucides et souverainistes, la France est effectivement en train de prendre le même chemin que le Portugal, l’Espagne et la Grèce. Lentement mais sûrement, elle déclinera et tombera dans l’oubli comme l’ancien empire romain. Dans quelques années, ce pays qui ne divorça jamais d’avec les pratiques tortueuses et criminelles ne représentera plus rien. Achille Mbembe n’a donc pas tort d’affirmer que « si les Africains veulent se mettre debout et marcher, il faudra tôt ou tard regarder ailleurs qu’en Europe ». L’historien camerounais propose en même temps une « grève morale » qui « est une forme d’insurrection [et dont] l’objectif est de briser les forces mortes qui limitent les capacités de vie ». Le moment me semble venu d’entreprendre cette grève morale, d’entrer en dissidence contre la France et ses pantins africains.
Kagame est certes loin d’être blanc comme neige et il est difficile d’approuver la manière dont il traite ses opposants. Il a cependant le droit et le devoir de continuer à dire que la France a une grande responsabilité dans le génocide de 1994. Non, la France n’est pas le seul pays à avoir sauvé des vies humaines au Rwanda en 1994 ! Elle est plutôt le seul pays qui refuse de demander pardon pour sa participation directe au drame rwandais, le seul pays à vivre aux crochets de ses anciennes colonies, le seul pays à proclamer la mort de la Françafrique tout en continuant à s’ingérer dans les affaires intérieures des Africains, le seul pays à vanter les mérites du franc CFA alors que cette monnaie asservissante et appauvrissante n’est pas reconnue sur le territoire français, le seul pays qui ne soit à l’aise qu’avec des cancres et des béni-oui-oui. Autant de comportements qui, à notre avis, participent peu à l’honneur et à la grandeur d’un pays. Les Français misaient sur la condamnation du génocidaire Pascal Simbikangwa pour normaliser leurs relations avec le Rwanda. Kagame vient de leur signifier que, plus que cela, il leur faudra non seulement avouer leurs nombreux crimes contre l’humanité en Afrique mais faire repentance et amende honorable. Car c’est à ce prix, uniquement à ce prix, qu’ils auront demain des relations apaisées avec les Africains.

Clément-Jonas Damiba

 
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 Source : La dépêche d’Abidjan 14 avril 2014

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