Un rapport confidentiel des préfets montre
les racines d'une exaspération qui peine à s'exprimer sur le terrain social,
mais qui menace de tout emporter dans les urnes.
C'est une note de quatre pages, classée « confidentiel »
et rédigée par le ministère de l'Intérieur. Chaque mois, les services de Manuel
Valls, sur la foi des rapports que leur adressent les préfets, rédigent une « synthèse »,
qui est une manière de plonger dans les méandres de l'opinion publique. Elle
dit l'esprit du temps, le moral des élus et l'humeur des Français, ceux que
l'on entend peu dans les grands médias et qui représentent ce que certains
appellent « le pays profond ».
La dernière en date de ces synthèses a été
publiée le 27 septembre dernier. Elle est remontée illico jusqu'au sommet de
l'Etat et a été jugée suffisamment inquiétante à l'Elysée et à Matignon, pour
que, cette fois-ci, elle soit communiquée aux principaux dirigeants de la
majorité.
La France gronde, les Français sont en « colère ».
Ce mot-là, François Hollande, en déplacement la semaine dernière en
Haute-Loire, l'a d'ailleurs prononcé publiquement. Dans la synthèse des
préfets, il ne figure pas de façon explicite. Mais c'est tout comme ! Les
casquettes de la République n'ont pas l'habitude d'employer les formules chocs
et les phrases qui claquent. C'est ce qui fait tout l'intérêt de la note du 27
septembre.
Il faut savoir la décoder pour mesurer son
caractère alarmiste. Tout est écrit par petites touches qui signalent, une à
une, les sources d'un mécontentement qui monte, qui tourne, qui s'alimente
parfois à de petits riens dont on mesure toutefois combien ils pourraient
devenir explosifs si demain ils devaient se cristalliser dans un même
mouvement. On n'en est pas encore là. C'est ce qui explique, au bout du compte,
un climat insaisissable fait d'aigreurs accumulées, sur fond de ressentiment à
l'égard de ce qui vient d'en haut, du pouvoir parisien, de ceux qui gouvernent
l'Etat.
« Un sentiment d'abandon »
Le premier point mis en exergue par les
préfets porte sur le monde rural. Celui-ci « s'organise
pour revendiquer une spécificité de traitement dans les réformes en cours ».
A quelques mois des municipales, il n'y a rien là de secondaire.
Si le redécoupage cantonal « ne suscite guère de réactions dans
l'opinion, il fait parfois l'objet de débats enflammés dans les exécutifs
locaux ». Plus que « des
accusations partisanes », les préfets notent ainsi « les inquiétudes sur les conséquences
d'un tel redécoupage sur le maillage territorial des services publics et l'éligibilité
à certaines subventions ou projets d'équipements ».
Le discours qui monte est tout entier
dirigé « contre l'hégémonie des métropoles » que le gouvernement
serait en train d'organiser à travers la loi Lebranchu. Chez les petits élus,
tout fait désormais sens : les restructurations liées au vote de la loi de
programmation militaire aussi bien que la réforme Peillon des rythmes
scolaires. Le sentiment qui domine est « un
sentiment d'abandon ».
Le deuxième point abordé par les préfets a
davantage fait les gros titres des médias. « Inquiets
du discours antifiscal qui pourrait favoriser les extrêmes, écrivent-ils, les
élus considèrent que les limites du consentement à l'impôt sont atteintes. »
Là encore tout converge : « Dans les esprits où domine la hantise
du chômage et de la baisse du pouvoir d'achat, la hausse de la fiscalité
devient un élément anxiogène de plus. » L'expression utilisée est
celle de « choc psychologique » pour « des foyers jusque-là non imposables ». A preuve, « l'afflux record dans certains centres
de finances publiques de contribuables à la recherche d'informations ».
Dans ce contexte, « les élus confient avoir constaté la radicalisation des propos de
leurs administrés qui fustigent "un matraquage fiscal" et "une
hausse insupportable d'impôts qui financent un système trop
généreux". » Et les préfets de conclure : « La menace de désobéissance fiscale est clairement
brandie. »
Le troisième point abordé par les
casquettes de la République porte sur « l'évolution
des modes de délinquance ». « Médiatisation
croissante des faits divers par les médias locaux [...] dans des régions qui
s'en croyaient indemnes » ; « cambriolages,
délinquance de proximité, incivilités » : la formule choisie pour
résumer le sentiment des Français se passe de commentaire.
Tout cela « inquiète autant que cela exaspère ». C'est ce qui
conduit les préfets à souligner que « la
population semble désormais prête à s'impliquer davantage dans la lutte contre
la délinquance à travers des opérations comme "voisins vigilants" ou "alertes
commerce" ».
Enfin, sur un mode un peu plus positif au
regard des mesures prises récemment par le gouvernement avec notamment la baisse
de la TVA sur la rénovation de logements, les préfets soulignent « la situation de détresse »
qui est aujourd'hui celle des professionnels du bâtiment.
Loin du discours convenu sur les bienfaits
supposés du statut d'auto-entrepreneur, ils rappellent ainsi que « dans certains départements, près de
70% des créations d'entreprises artisanales » relèvent de ce dit
statut. Ce qui, ajouté à « la
concurrence d'entreprises étrangères qualifiée de low cost »,
entretient un discours récurrent sur la « concurrence
déloyale ».
Ras-le-bol fiscal
Faut-il dès lors s'étonner que le Front
national monte dans les sondages ? Sentiment d'abandon des zones rurales,
ras-le-bol fiscal, augmentation de la petite délinquance, détresse du monde
artisanal : on retrouve là tous les ingrédients qui, mis bout à bout,
nourrissent le programme lepéniste dans ce qu'il a de plus tristement
classique. Durant l'été dernier, Hollande confiait volontiers son inquiétude de
voir la réforme des retraites "unifier" un mécontentement latent.
« Si ça
prend, disait-il en privé, toutes les catégories qui grognent oublieront leurs
antagonismes pour se retrouver derrière la première manif venue. » Le danger
n'est plus là. La réforme des retraites, bouclée fin août avec un sens achevé
de l'équilibre hollandais, a étouffé dans l'œuf le mouvement social et du même
coup mes projets assassins de la gauche Mélenchon, en lien avec les secteurs
les plus durs de la CGT ou de FO.
Sur le front de l'emploi qui s'améliore
doucement, les plans sociaux qui tombent provoquent plus de ressentiments que
de mobilisations. De même qu'il existe des grèves perlées, on voit s'installer
une colère diffuse qui entretient dans le pays ce curieux climat où
l'insatisfaction domine sans que jamais elle ne s'exprime de manière unifiée
dans la rue.
« Ne comptez plus sur notre
bulletin de vote »
Aujourd'hui, on en est là. Les sondages le
disent. Les préfets le confirment. Les plus expérimentés des élus de gauche
confient, la peur au ventre, que cette situation leur rappelle celle qui prédominait
avant leur déroute des législatives de 1993. « Les gens se taisent. Bien sûr, sur les marchés, nos
sympathisants viennent râler. Mais tous les autres ont le visage fermé,
témoigne un député d'Ile-de-France. Ils se contentent d'un "C'est dur,
hein !" dont on sent bien qu'il veut dire "Ne comptez plus sur notre
bulletin de vote". »
L'abstention, voilà l'ennemi. Celui qui
fait trembler les candidats de l'actuelle majorité, à l'approche des
municipales. Avec, en toile de fond, une attention croissante au discours
lepéniste, perçu comme la dernière manifestation possible de ce refus du « système »
qui fait désormais florès.
Dans ce climat délétère, tout est
désormais fléché pour que la colère qui monte se porte sur le seul terrain
électoral. Quand Jean-François Copé répète à tout-va que la seule manière de « sanctionner
le pouvoir » est de favoriser une « vague bleue » aux prochaines
municipales, mesure-t-il qu'il ne se trompe sur rien, sauf sur la couleur
exacte d'un vote qui s'annonce essentiellement « bleu Marine » ? Face
à cela, la majorité ne peut compter que sur l'implantation de ses élus
sortants. Elle tente de faire souffler sur le pays un air d'optimisme,
encouragé par la croissance qui revient et la courbe du chômage qui devrait s'inverser à la fin de
l'année.
C'est peu et beaucoup à la fois. C'est un
peu tard surtout pour espérer que le courant qui enfle, dans les profondeurs du
pays, puisse être freiné dans les mois à venir. En 2014, immanquablement,
tombera la facture. Pour Hollande, comme pour la droite républicaine, il n'y a
guère de raison de penser qu'à la colère qui gronde, ne succédera pas, demain,
une de ces sanctions dont on ne pourra pas dire qu'elle est venue par surprise.
Titre original : « Pourquoi les Français sont « en colère » : le rapport secret des préfets »
Source :
Le Nouvel Observateur 19 octobre 2013
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