PLANIFICATION
ÉCONOMIQUE ET CONFLITS POLITIQUES EN CÔTE D’IVOIRE
Description d'une utopie récurrente
«
La prospective est importante pour un pays. Il faut qu'on sache où on va pour
mettre en place des plans afin d'atteindre les objectifs escomptés. Les
politiques doivent prendre en compte les préoccupations des populations. » Pokou Koffi, secrétaire permanent du
Bureau national de la prospective et de la veille stratégique (L'Inter
29/03/2013).
Le temps politique ivoirien se caractérise par une
espèce d’immobilité ou plutôt de mouvement circulaire incessant, ce qui revient
d’ailleurs au même. Sur le plan humain, cela se traduit par une forme d’amnésie
rétrograde dont semblent affligés non seulement les politiciens professionnels,
mais aussi tous les citoyens que leur profession rapproche de la politique à un
titre ou à un autre : hauts fonctionnaires, universitaires, journalistes,
hommes d’affaires, chefs coutumiers, syndicalistes, militants associatifs…
C’est sans doute à cette particularité de la société ivoirienne que pensait le
dramaturge Souleymane Koly lorsqu’il écrivait : « En Côte d’ivoire,
carrefour, émergence dans de nombreux domaines, les idées naissent, grandissent
mais on ne les pérennise pas. En fait l’ensemble de la communauté ne s’empare
pas de la chose pour en assurer le suivi ». L’histoire des programmes
ou plans de développement que le pays a connu depuis que ses habitants ont
recouvré – au moins en théorie – le droit de se gouverner eux-mêmes, constitue
une bonne illustration de cette double réalité.
Entre 1970 et 1994, la Côte d’Ivoire s’est donné
une série de programmes de développement économique, social et culturel. Ces
programmes très ambitieux avaient nom Côte d’Ivoire 2000, Côte d’Ivoire 2010,
Côte d’Ivoire 2025, les nombres représentant l’année (le millésime) où le plan correspondant devait normalement
produire les changements qualitatifs attendus sur la société ivoirienne et sur
son environnement.
A côté de ces trois projets, conçus pour ainsi dire
à froid et qui firent l’objet, chacun, d’une publication officielle du
gouvernement, il y a lieu de signaler le Rapport de la Commission nationale de
synthèse des Journées du dialogue de septembre 1989, plus connu comme le Plan
Usher, du nom de l’ancien ministre des Affaires étrangères des années
1960-1970. Ce rapport, ou ce plan, fut donc rédigé alors que la crise du
système Houphouët battait déjà son plein.
Remarque importante : aucun de ces programmes
n’a pu être effectivement réalisé. Les deux premiers, essentiellement parce qu’ils
n’avaient pas reçu l’aval d’Houphouët. Le troisième, parce que celui qui aurait
pu – sous beaucoup de réserves – le réaliser, le président Henri Konan Bédié,
fut chassé du pouvoir juste après son bouclage par le coup d’Etat de décembre
1999.
Même non appliqués, les deux programmes conçus sous
le règne d’Houphouët n’en marquèrent pas moins l’histoire la Côte d’ivoire,
notamment comme facteurs de complication des rapports naturellement
conflictuels du pouvoir avec les élites ivoiriennes dont ces programmes
traduisaient, en sourdine et d’une façon indirecte, le dépit de ne pas pouvoir
remplir effectivement et pleinement leur fonction naturelle dans leur propre
pays. Il suffit de parcourir ces différents programmes pour comprendre qu’ils
sont les reflets des sentiments nationalistes rentrés et des frustrations
recuites de leurs auteurs. C’est cette relation que je me suis proposé
d’analyser ici en toute objectivité. J’entends par là : sans porter de
jugement sur le contenu de ces textes ou sur les motivations supposées de leurs
auteurs. Il s’agit seulement d’examiner les faits et leurs conséquences sur le
cours de l’histoire de la Côte d’Ivoire – en particulier, leur coïncidence avec
certains accidents de cette histoire –, afin d’en tirer des leçons pour une meilleure
compréhension des causes et des enjeux de l’interminable crise ivoirienne.
La plus grande de ces leçons, la plus triste aussi,
découle du constat de cette variété très particulière d’amnésie qui affecte
spécifiquement les élites ivoiriennes. L’impuissance dans laquelle, malgré
l’extraordinaire esprit de suite dont elles ont toujours fait preuve – comme en
témoignent justement ces projets ambitieux –, elles furent sans cesse de mener
à bien leur vieux rêve d’être enfin les vrais et les seuls maîtres dans leur
propre pays, les a-t-elle persuadés qu’ils n’en étaient pas capables ou que
cela n’en valait plus la peine ? Car, ce rêve qui leur tenait apparemment
tant à cœur quand elles n’avaient aucune chance de pouvoir le réaliser, on
dirait qu’elles l’ont totalement abandonné depuis que sa réalisation ne
dépendrait plus que de leur seule volonté. Examinez bien le programme de chacun
des grands partis qui étaient en lice lors de l’élection présidentielle de
2010 ; vous verrez qu’aucun d’eux n’a repris à son compte le moindre
élément de ces programmes toujours en stand by, alors même que beaucoup de
leurs membres, qu’il s’agisse de dirigeants ou de simples militants,
collaborèrent avec enthousiasme à leur élaboration.
Le premier de ces projets, que la crise de
l’endettement survenue juste au moment de son lancement, ainsi que les plans
d’ajustement qu’elle déchaîna sur la Côte d’ivoire, relégueront d’ailleurs aux
oubliettes dans l’indifférence générale, s’intitulait Côte d’Ivoire 2000 ou encore Projet
de plan quinquennal 1976-1980. Pour le confectionner, le ministère du Plan
avait fait appel – et c’était une première particulièrement symbolique – à
l’Université nationale pour conduire, de 1973 à 1976, des enquêtes de terrain
très poussées en vue de connaître les aspirations des Ivoiriens. Les résultats
de ces enquêtes furent publiés sous forme de deux fascicules ronéotés :
Opinions et attitudes des paysans et ouvriers ivoiriens face au développement.
Enquêtes ponctuelles (en 1971), et Besoins culturels des Ivoiriens en milieu
urbain. Enquêtes ponctuelles (1975).[1] On peut aussi en retrouver
une partie dans le livre d’Henri Bourgoin intitulé L’Afrique malade
du management.[2]
Quant au plan lui-même, je n’en connais que la version condensée diffusée par
le ministère du Plan sous la forme d’une luxueuse brochure en papier glacé.
Le deuxième projet, intitulé Réflexions prospectives 2010, et que ses auteurs présentaient comme
la première phase de l’élaboration du Plan de développement 1986-1990, tombera
lui aussi on ne peut plus mal, puisqu’à la crise de l’endettement s’ajoutait
alors les difficultés provoquées par l’effondrement du prix du cacao. Ce
document existe sous deux formes : une version intégrale et une version
condensée, toutes les deux ronéotées.
Le Plan
Usher tient une place à part tant à cause de l’histoire personnelle de son
auteur principal qu’à cause de l’époque de sa confection. Voici ce qu’un
hebdomadaire du Burkina Faso, Le Journal du jeudi, en disait dans sa livraison
du 29 octobre 1992 : « On
exagère à peine en disant que l’histoire déteste Me Arsène Usher Assouan.
Sinon, il serait le signataire du programme le plus audacieux et le plus
nationaliste de la Côte d’Ivoire. Porté à la tête de la commission nationale de
synthèse des journées du dialogue des 21, 22, 23, 24, et 25 septembre 1989,
l’ancien ministre des Affaires étrangères, alors maire de Cocody, avait dégagé
des pistes qui, si elles étaient suivies, allaient déboucher sur des éclaircies
notables. Ce qu’il est convenu d’appeler le plan Usher est l’expression du
consensus national exprimé en 1989. Il porte la marque de toutes les forces
vives du pays. Malheureusement, il fut écarté à la sauvette au profit d’abord
du plan Koumoué Koffi, puis du plan [Alassane Ouattara]. Fait grave, les
Ivoiriens n’ont jamais eu l’occasion de prendre connaissance des
recommandations de la commission Usher. Cependant, les initiés découvrent que
le Premier ministre lui-même puise dans ce plan et que le président de
l’Assemblée nationale y a sans doute trouvé son idée d’emprunt national.
Aujourd’hui, c’est clair, si le Pdci avait respecté les conclusions des
journées nationales du dialogue, le pays serait épargné de bien des maux dont
il souffre actuellement : fiscalité, faiblesse de l’épargne nationale,
crise de l’école, malaise paysan, etc… ».
Le troisième projet, Côte d’Ivoire 2025, devait être le grand œuvre du règne d’Henri
Konan Bédié. Nourri lui aussi par une enquête de terrain sur les aspirations
des Ivoiriens réalisée pendant l’été 1993, ce projet « affichait, selon Daniel Kablan Duncan, le Premier ministre
de cette époque, une volonté politique
soutenue depuis l’aube de l’indépendance : s’affranchir de la dictature du
court terme par l’anticipation dans les prises de décision qui engagent
l’avenir de toute la communauté nationale et perpétuer une tradition qui peut
compter sur le capital humain et l’expérience développées depuis plus d’un
quart de siècle dans notre pays en matière de réflexion prospective. »[3]
Le quatrième de ces plans, enfin, Côte d’Ivoire 2040, lancé en 2009,
promettait d’être particulièrement intéressant, sinon en lui-même, du moins
parce que ses initiateurs l’ont fait précéder par tout un travail critique très
exigeant sur toutes les études prospectives antérieures. Malheureusement lui
aussi aura été victime d’un accident politique mortel : le scrutin
présidentiel controversé de 2010 et la petite guerre civile qui s’en est suivie.
NOTES
[1] - Université nationale de
la Côte d’Ivoire/Institut d’ethno-sociologie (UNCI/IES), Abidjan.
[2] - Editions Jean Picollec, Paris 1984.
[3] - Côte d'Ivoire 2025. Rapport de synthèse. Éditions Neter, Abidjan 1997.
(à suivre)
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