PLANIFICATION ÉCONOMIQUE
ET CONFLITS POLITIQUES EN CÔTE D’IVOIRE
II - Le plan de dix ans et Côte d'Ivoire 2000
RASSURER LES PARTENAIRES ETRANGERS
RASSURER LES PARTENAIRES ETRANGERS
Avant d’en venir à la présentation détaillée de
chacun de ces projets, je vous invite à remonter un peu le temps par la pensée.
La Côte d’Ivoire étant connue pour être par excellence le pays de la stabilité
politique, au moins jusqu’à l’année fatidique 1990, une telle démarche ne peut
que faciliter la compréhension d’une histoire où abondent secrets et mystères.
En réalité, Côte d’Ivoire 2000, que j’ai donné
tout à l’heure pour le premier plan de développement ivoirien, avait un
prédécesseur : le Plan de dix ans aussi appelé Perspectives décennales. A la
différence de ceux qui nous intéressent tout spécialement ici, ce tout premier
plan de développement « ivoirien » fut entièrement élaboré par une
officine française basée à Paris, et il était soutenu avec enthousiasme par
Houphouët, qui vint en personne le présenter aux députés, le 15 janvier 1962,
au cours d’une séance solennelle à laquelle assistait aussi tout le corps diplomatique
et, s’il faut en croire Jacques Baulin, Jacques Foccart en personne. Ce sera
aussi le seul plan de développement à être effectivement réalisé. Il en
résulta, notamment, le boum économique de la charnière des décennies 1960 et
1970 – le fameux miracle ivoirien –, qui fit si bien oublier une autre de ses
conséquences directes, tragique celle-là : l’affaire dite des « faux
complots » (janvier et août 1963 ; avril 1964).
Le discours qu’Houphouët prononça à cette
occasion mérite qu’on s’en rappelle. C’était l’exposé très détaillé de la
stratégie de développement qu’il avait adoptée et qu’il appliquera envers et
contre tout pendant toute la durée de son règne. Bien que composé comme un
appel au civisme des Ivoiriens, ce discours était en réalité plutôt destiné aux
« partenaires étrangers », c’est-à-dire la France, qu’Houphouët
tenait à rassurer sur ses intentions. Le message était qu’ils n’avaient rien à
redouter de sa part. Quant aux Ivoiriens, il leur conseilla de travailler et de
ne pas chercher à comprendre ce qui se passait, et surtout de ne pas le gêner
par des revendications importunes : « La
réussite dans la nouvelle condition que nous avons recherchée avec obstination
et acquise dans les meilleures conditions dépend de l’unité que nous saurons
réaliser dans le pays, de la discipline à laquelle chacun de nous acceptera de
se soumettre librement, et enfin du travail que chacun de nous devra accomplir
dans son intérêt comme dans l’intérêt de l’Etat. »[1]
Quoique rien n’ait filtré de la façon dont ce
plan fut reçu par les autres membres du gouvernement de l’époque dans lequel
Houphouët n’avait pas encore la position hégémonique qu’il s’adjugera à la
faveur des purges de 1963, il y a tout lieu de croire qu’un tel programme ne
fut pas adopté sans de sérieuses résistances de la part d’un certain nombre de
ministres et de hauts fonctionnaires. La meilleure preuve en est
l’avertissement qu’Houphouët lança le même jour à l’adresse de ceux dont
l’hostilité à son orientation politique n’était pas un mystère : « Ceux des jeunes qui, par intérêt,
inconscience ou légèreté, se font les agents d’idéologies extérieures et
nocives contre l’indispensable unité du pays, seront mis dans l’impossibilité
de nuire. »[2]
Le 14 janvier 1963, soit une année jour pour
jour après cet avertissement, c’était chose faite.
1962, L’ANNEE DU GRAND DIVORCE
1962, une année en apparence sans histoires en
elle-même, fut en réalité toute remplie des signes avant-coureurs de la grande
purge de l’année suivante. Le gros des personnes arrêtées en janvier 1963
avaient d’abord été attirées à Yamoussoukro sous le faux prétexte d’une réunion
préparatoire du congrès du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (Pdci). Ce
congrès, qui n’eut jamais lieu, connut
pourtant la préparation la plus longue de toute l’histoire de ce parti. Huit
mois avant la première vague d’arrestations, une bataille de procédure avait
commencé autour d’un projet de congrès sans cesse ajourné, tandis que la
Jeunesse Rda de Côte d’Ivoire (Jrdaci), considérée depuis le congrès précédent
comme le bastion des adversaires internes de la ligne ouvertement
« néocolonialiste » d’Houphouët, voyait peu à peu s’amoindrir son
autonomie par rapport au Pdci proprement dit.[3] Dans le
même temps, Houphouët et son ministre de la Justice, Alphonse Boni, renforçaient
méthodiquement le dispositif des lois répressives.
Assez curieusement, ces sombres présages
semblent avoir complètement échappé aux futures victimes de la purge de janvier
1963. Ainsi, dans son livre posthume, La foi et l’action, Charles Donwahi
confesse et regrette l’insouciance dans laquelle le coup l’avait surpris :
« J’aurais
peut-être dû porter plus d’attention à tout ce qui se tramait car lorsque je
fus arrêté, ce fut comme si le monde s’écroulait. »
Encore longtemps après ces événements,
apparemment, il n’avait toujours pas saisi la vraie signification de ce
drame :
« Mon
tort avait été d’être un allié de poids d’Amadou Koné lors du congrès de la
Jrdaci. (…) le ressentiment du Président était tout à fait arbitraire et tenait
à des préventions plus ethniques que politiques. La force des préjugés et des
stéréotypes était très puissante chez lui. Je possédais pourtant des titres qui
auraient pu invalider aux yeux du Président toute velléité de complot. Il
m’avait fait confiance, il avait été témoin à mon mariage, je faisais partie de
son gouvernement, dans lequel il m’avait confié le poste le plus important.
Cependant, ce qu’il ne me pardonnait pas, c’était d’avoir frayé avec ceux qu’il
exécrait : les "fils d’éleveurs de poulets". »[4]
Il en est de même de Samba Diarra, l’auteur des
Faux complots d’Houphouët-Boigny. Lui non plus ne semble pas avoir porté
beaucoup d’attention à « ce qui se tramait »… Avant d’aborder la
relation de l’affaire des faux complots, il consacre près de cent pages aux principaux
événements de la période antérieure à l’indépendance, mais pas une seule ligne
aux débats internes du Pdci et du gouvernement pendant les trente mois qui
séparent la proclamation de l’indépendance de la découverte du
premier prétendu complot de 1963.
Dans son livre Houphouët-Boigny et la crise
ivoirienne[5],
Amadou Koné, une autre future victime des faux complots, s’étend longuement sur
les conflits qui agitaient le Pdci depuis la fin de son 3e congrès, en
1959 ; mais il n’en fut pas moins surpris par le coup fatal de janvier
1963 dont le seul but, selon lui, était de l’« éliminer de la direction politique comme [Houphouët] l’avait
fait pour Jean-Baptiste Mockey ». (P.62).
Si le lien de cause à effet entre la grande
crise politique des premières années 1960 et les choix politiques d’Houphouët,
échappa aux acteurs ivoiriens, en revanche, pour observateurs étrangers, il
était tout à fait évident.
« Quant
à la signification profonde de cette effervescence persistante, notait à
chaud un Philippe Decraene, par exemple, on en est réduit aux
suppositions. On ne peut évidemment pas exclure a priori l'hypothèse d'une
épreuve de force entre le parti et son président ».[6]
Yves Bénot dira plus crûment la même chose après
le procès à huis clos et les lourdes condamnations des victimes de la rafle de
janvier 1963 : « Quand
Houphouët-Boigny fait arrêter et condamner à huis clos en 1963 et 1964 une
partie de ses propres ministres et même des dirigeants du Pdci, le respect des
droits de la défense comportait des risques pour lui : si par hypothèse les
accusés avaient été laissés en mesure de dire dans un procès public qu’ils
avaient simplement voulu réclamer une indépendance réelle, une accélération de
l’africanisation de la fonction publique, l’issue du procès lui-même aurait été
douteuse. »[7]
CÔTE
D’IVOIRE 2000 ET L’AFFAIRE DE JUILLET 1977
Dans « Disciple d’Houphouët-Boigny »,
lorsqu’il évoque le limogeage de Bédié et consort en juillet 1977, Camille
Alliali commence par nier qu’il s’agissait d’une sanction : « La vérité, écrit-il, c’est que le
remaniement du 20 juillet 1977 n’a pas eu pour objectif d’écarter du
gouvernement des cadres malhonnêtes. Il s’est agi d’un remaniement technique
comme il y en a eu souvent. C’est l’opinion qui a voulu rendre les ministres non
reconduits responsables des échecs observés dans l’exécution du programme du
gouvernement ». Mais, entraîné malgré lui par son admiration
sans bornes du génie politique de son idole, il lâche aussitôt cette formule
qui annule son démenti : « Officiellement,
il ne s’est agi que d’un réaménagement technique du gouvernement. Mais avec Houphouët-Boigny,
les arrière-pensées politiques n’étaient jamais absentes des autres
préoccupations même… techniques ».[8]
De fait, la même sorte de coïncidence que nous
avons constatée tout à l’heure entre les Perspectives décennales et la crise de
janvier 1963 se retrouve – mais, cette fois, à rebours, si je puis dire – entre
Côte d’Ivoire 2000 et la petite crise ministérielle de 1977. C’est le signe
évident qu’encore une fois nous avons affaire à un complot téléguidé : « On ne peut s’empêcher, écrit Samba
Diarra à propos de cet épisode, de lier à une contrainte extérieure la décision
de limogeage du ministre de l’Economie et des Finances. »[9]
Côte d’Ivoire 2000 peut être considéré comme une
critique radicale, voire comme une condamnation des politiques économique,
sociale et culturelle d’Houphouët, ainsi que de sa conception de l’indépendance
nationale… Il est intéressant de noter à ce propos que cette critique émanait
de gens qui détenaient une parcelle du pouvoir exécutif, et qui pouvaient donc
s’imaginer qu’ils avaient au moins la capacité d’infléchir cette politique. Les
mêmes causes ayant toujours les mêmes effets, la conséquence de cette
prétention sera une nouvelle purge gouvernementale.
Lorsque, en juillet 1977, les ministres Henri
Konan Bédié (Economie et Finances), Mohammed Diawara (Plan), Abdoulaye Sawadogo
(Agriculture) et Arsène Assouan Usher (Affaires étrangères) furent chassés du
gouvernement, la rumeur se répandit rapidement qu’ils étaient responsables de
la surfacturation des complexes sucriers, ces éléphants blancs qui défrayaient
alors la chronique. Tous les Ivoiriens prirent pour argent comptant ce que
Houphouët lui-même avait insinué dans son discours du 20 juillet : « Je ne
saurais que faire de gens malhonnêtes même s’ils sont compétents ». Or un
examen attentif de tous les faits qui marquèrent cette époque fait apparaître
qu’il s’agissait de tout autre chose que d’une simple opération de salubrité
publique. En effet, le renvoi des quatre ministres intervint quelques semaines,
voire quelques jours, seulement après la publication par le ministère du Plan,
d’une luxueuse brochure intitulée « Résumé du plan quinquennal de développement
économique, social et culturel 1976-1980 ».[10] Laquelle
brochure, il est intéressant de le noter, s’ouvre, en guise de préface, sur une
sélection de larges extraits du discours qu’Houphouët avait prononcé devant le
VIe congrès du Pdci en octobre 1975. Au moment où il s’adressait aux
congressistes, Houphouët n’ignorait rien du projet de son ministre du
Plan ; il y fait clairement allusion dans cette phrase qui en dit long
sur…, disons son peu d’enthousiasme : « J’éprouve,
chers amis, je vous l’avoue, quelque peine à imaginer ce que sera la Côte
d’Ivoire future, la Côte d’Ivoire de l’an 2000. » Plusieurs autres passages de ce discours
sont autant de façons pour Houphouët de prendre ses distances avec les motivations
des planificateurs, tout en évitant soigneusement ce qui pouvait heurter les
sentiments qui dominaient parmi les Ivoiriens.
Houphouët connaissait évidemment les conditions
de l’élaboration de ce plan et, par conséquent, il n’ignorait pas que c’était
le reflet très fidèle des attentes de la société. Il faut croire qu’il réussit
à donner le change aux planificateurs eux-mêmes, puisqu’ils choisirent pour
préfacer leur projet, des extraits de ce discours dans lesquels il faisait
semblant d’abonder dans leur sens, tout en laissant clairement entendre aux
partenaires étrangers qu’il n’en était rien… Quand on lit ce discours dans sa
version intégrale, il est impossible de s’y tromper : Houphouët y prend
systématiquement le contre-pied de tous les souhaits, de toutes les
recommandations et de tous les arguments des planificateurs. Ainsi, sur la
question de l’immigration par exemple, alors que ceux-ci envisagent de « réduire le recours à la main-d’œuvre
immigrée », il feint, lui, de s’interroger... Mais, en fait, c’est
une fin de non-recevoir à peine déguisée qu’il leur renvoie : « N’est-il pas réconfortant et fondamental
que l’ensemble des éléments nationaux ou étrangers qui constituent la
communauté ivoirienne, continuent de connaître cette liberté d’expression et de
croyance, ces facilités de déplacement et d’échange et cette joie quotidienne
de se sentir, à part entière, les témoins d’une société où il fait bon vivre et
où toutes les tensions et les difficultés, car il y en a, bien sûr, se règlent
par la seule concertation… Sachons lucidement reconnaître que notre
prospérité actuelle est liée pour une part à la présence et au labeur de nos
frères Africains non Ivoiriens (souligné par moi, MA). Nous nous devons de leur faire une place et des
conditions d’existence qui soient un peu plus à l’image de leurs
mérites. »
Chose curieuse, même lorsqu’il fait semblant
d’approuver et de partager les vues des planificateurs, Houphouët ne le fait
pas en son propre nom, mais préfère user d’expressions et de formules
impersonnelles et vagues, telles que « le
gouvernement » ou « les
plus hautes autorités du pays », etc..
J’ai dit que Côte d’Ivoire 2000 était une
critique des politiques découlant du « repli
tactique ». Voici quelques-uns des passages les plus caractéristiques
de ce projet, qui à la fois donnent la mesure de l’ambition de ses auteurs, et
expliquent les conséquences qu’elle leur attira : « L’ivoirisation est l’un des trois grands objectifs assignés à la
décennie 1970-1980. Sa réalisation n’a pas connu jusqu’ici un rythme suffisant
et l’expérience montre qu’elle se heurte à de multiples résistances. Il
convient donc que l’ivoirisation devienne désormais un processus volontariste
assorti d’une programmation précise et confié à une autorité clairement
identifiée. L’ivoirisation correspond en effet à une aspiration et à une
nécessité ; si elle n’était pas réalisée, la croissance elle-même serait à terme
remise en cause au niveau de la compétitivité et de l’équilibre des comptes
extérieurs et un divorce ne manquerait pas de se produire entre la société
ivoirienne dans son ensemble et une réalité économique qui pour l’essentiel lui
serait étrangère. L’ivoirisation est donc une des voies principales de
l’indispensable participation des nationaux à la construction d’une société
véritablement ivoirienne.
(…).
Le moyen
stratégique d’une ivoirisation aussi rapide que possible du secteur commerce
sera l’établissement et la mise en œuvre d’un programme d’ivoirisation des
entreprises commerciales, dans le cadre de la politique d’ivoirisation du
secteur privé. Ce programme distinguera les grandes maisons de commerce, le
commerce libano-syrien et le commerce africain non ivoirien (…). Il concernera
à la fois l’ivoirisation des emplois, celle des entreprises et, dans le cas des
grandes maisons de commerce, l’ivoirisation du capital et celle du management.
(…). Un programme de sélection et de formation de managers commerciaux sera
conçu et mis en œuvre en vue de l’ivoirisation du management des grandes
maisons de commerce. Des dispositions seront par ailleurs introduites dans la
loi-cadre sur le commerce en particulier en ce qui concerne le droit
d’établissement des étrangers dans les professions commerciales et la
possibilité de restrictions temporaires de la concurrence vis-à-vis de
nationaux créant des entreprises commerciales dans des professions et des lieux
déterminés [secteurs réservés]. »
Nul doute que c’est ce volontarisme, avec – déjà
– des relents de nationalisme exclusif (aujourd’hui, on taxerait les auteurs de
Côte d’Ivoire 2000 d’ivoiritaires),
qui coûta leur portefeuille aux ministres responsables et à leurs proches. Mais,
abusés par les rumeurs de malversations lancées depuis la présidence, et
aussi par le fait que, sur le moment, les victimes n’ont pas démenti les
rumeurs qui les accablaient, les Ivoiriens ne comprendront pas que leur chute
signifiait seulement qu’Houphouët et ses compères avaient, une fois de plus,
triomphé de leur volonté de construire par eux-mêmes les bases du développement
de leur pays. D’ailleurs, les ministres déchus auraient-ils voulu démentir ces
rumeurs qu’ils ne l’auraient pas pu dans un pays où les organes d’information
ne répandaient que la seule parole d’Houphouët et de ses griots. Mais, ce qu’ils ne firent pas du vivant
d’Houphouët, l’un d’eux, Bédié en l’occurrence, le fit en 1994, dans l’une de
ses premières interviews en tant que président de la République, du bout des
lèvres et sans trop s’appesantir sur les tenants et les aboutissants de
l’affaire : « Si la fin de sa carrière de
ministre a coïncidé naguère avec une époque où l’on prêtait au président
Houphouët-Boigny l’intention de vouloir mettre un terme à la corruption dans
son entourage, Henri Konan Bédié affirme que son départ du gouvernement n’avait
rien à voir avec une quelconque malversation. (…). Par contre il souligne que
non seulement aucune preuve d’une quelconque malversation n’a été apportée en
ce qui le concerne, mais qu’il a laissé des caisses pleines. (…). A l’envi, il
rappelle que, de son temps, c’est le chef de l’Etat qui donnait les
orientations de la politique économique du pays. "Nous l’avons juste aidé
dans l’exécution, Mohamed Diawara, Abdoulaye Sawadogo et moi, et je puis
affirmer que nous avons fait du très bon travail avec lui". »[11]
Un texte n’est qu’un texte ; on peut faire
semblant de l’approuver, du moment qu’il ne dessert pas trop l’image qu’on veut
donner de soi, sans pour autant se croire obligé de l’appliquer. Souvenez-vous de la loi de
réforme du système éducatif, elle aussi de 1977, qu’Houphouët avait laissé
voter, mais qu’il « oublia » ensuite de promulguer. Tout comme
cette loi, le projet de plan quinquennal 1976-1980 était en soi une petite révolution
dans la manière d’envisager les relations de la société ivoirienne et de ce
qu’elle croyait être son Etat avec ceux qu’on appelle ses partenaires au
développement. D’après le ton du discours prononcé par Houphouët devant le VIe
congrès du Pdci, le projet Côte d’Ivoire 2000 était, de toute manière, et dès
ce moment-là, voué à connaître le même sort que la loi contemporaine de réforme
du système éducatif.
Cette affaire en rappelle d’autres, qui la
précédèrent ou qui la suivirent : la chute de jean baptiste en 1959, la
perte par Philippe Yacé de son rang de dauphin en 1980 et la chute de
Bédié en décembre 1999.
La déchéance de P. Yacé de sa qualité de dauphin
constitutionnel quelques mois à peine après l’éclatement de l’affaire de
juillet 1977 confirme son caractère essentiellement politique. Dans ce cas
également, la sanction tomba presque immédiatement après une incartade verbale
de nature à inquiéter la susceptibilité des puissants lobbies françafricains
auxquels Houphouët ne savait rien refuser. Au cours d'une interview à Jeune
Afrique, à la question de savoir quels mots d'ordre nouveaux il pourrait
proposer aux Ivoiriens dix-sept ans après l'indépendance, Yacé avait répondu : « La prochaine étape est celle de la
libération économique. C'est-à-dire que nous devons nous donner les moyens de
notre politique économique sans faire appel à l'aide extérieure. Voilà le mot
d'ordre. »[12]
C’était une époque de regain du sentiment
nationaliste ivoirien, comme en témoignaient justement le projet de plan quinquennal
1976-1980 et le résultat des élections municipales de 1980, qui avaient vu
l’échec de la plupart des candidats présentés par l’appareil du parti. Dans un
tel contexte, la déclaration de celui qui était le second personnage de l’Etat
et le probable successeur d’Houphouët sonnait comme un appel en faveur d’un
changement de ligne politique.
L’affaire de juillet 1977 n’est pas sans rappeler le limogeage de Jean-Baptiste Mockey, vingt ans plus tôt, que j’ai évoqué récemment dans ce blog (voir Septembre 1959 - Les dessous du prétendu « complot du chat noir », posté le 13 septembre 2013). Je me bornerai donc ici à signaler la similitude des circonstances et des effets de ces deux affaires, qui nous autorisent à penser que les mêmes causes furent à leur origine.
Après ces deux incursions dans le passé, faisons
un saut vers ce qui était alors un avenir encore imprévisible. Malgré l’adage
qui veut qu’un homme averti en vaille deux, l’affaire de juillet 1977 n’évitera
pas à Bédié, devenu à son tour président de la République, de retomber dans la
même sorte de piège. Car il se pourrait bien que sa chute, le 24 décembre 1999,
s’explique principalement par la même cause qui lui coûta son portefeuille
ministériel en 1977. En effet, par beaucoup de ses thèmes et par son accent
surtout, le discours solennel qu’il prononça symboliquement depuis la tribune
de l’Assemblée nationale deux jours avant le putsch du général Guéi, n’était
pas sans rappeler le projet de plan quinquennal 1976-1980. Par exemple,
lorsqu’il s’écria : « Nos aînés
n’ont pas lutté pour l’indépendance pour que nous acceptions aujourd’hui de
nouvelles soumissions. La nationalité, la citoyenneté, la démocratie et la
souveraineté nationale sont les quatre côtés d’un carré magique qu’il nous faut
défendre avec calme et détermination devant ces ingérences inacceptables. C’est
aux Ivoiriens de décider par eux-mêmes, pour eux-mêmes, et de choisir librement
l’un d’entre eux pour conduire le destin de la nation en refusant les aventures
hasardeuses et l’imposture insupportable. »[13]
La principale leçon à tirer de ces quatre
affaires, c'est que, chaque fois, les personnages les plus haut placés dans
l'Etat après Houphouët ont été brutalement privés de leurs hautes situations et
de leurs espérances de carrière dès l'instant où ils se permirent d’exprimer,
sur la question cardinale de l’indépendance et de la souveraineté nationale,
une opinion qui pouvait paraître une transgression de l’orthodoxie
houphouétiste et françafricaine. La première fois, en 1959, la Côte d'Ivoire
n'était encore qu'une colonie à peine autonome. Les autres fois, c’est des
années après l'indépendance, ce qui montre, soit dit en passant, le peu
d’influence qu’eut la coûteuse cérémonie du 7 août 1960 sur la capacité des
dirigeants ivoiriens, Houphouët compris, à faire une politique vraiment
conforme aux intérêts et aux aspirations légitimes de leurs mandants.
Marcel Amondji
(à suivre)
NOTES
NOTES
[1]
- Fraternité,
15 janvier 1962.
[2]
- Ibidem
[3]
- Cf. Aristide Zolberg, One Party
Government in the Ivory Coast, Princeton University Press, 1964 ; pp.
311 et 345 : « Dans les
derniers jours de 1962, le président Houphouët-Boigny convoqua les dirigeants
du parti, les élus et les hauts fonctionnaires à une réunion prévue pour le 3
janvier 1963 dans sa ville natale de Yamoussoukro ; mais la réunion fut
ajournée à plusieurs reprises et n'eut finalement lieu que le 14 janvier. Entre
temps le bruit avait couru que de nombreuses personnes avaient été
arrêtées ».
[4]
- La foi et l’action ; p.74.
[5]
- Karthala, 2003. Voir 49-63.
[6]
- Le Monde 20-21 janvier 1963.
[7]
- Les
idéologies des indépendances africaines, François Maspero, Paris 1969; p. 312.
[8]
- Disciple d’Houphouët-Boigny (p.
104). Il est des démentis qui valent
confirmation ! Celui-ci conforte le point de vue que nous défendons dans
le développement qui suit.
[9]
- Cf.
Samba Diarra 1997 ; p. 225 .
[10]
- Société Africaine d’Edition, juin 1977.
[11]
- Jeune Afrique économique N° 163,
janvier 1993 ; p. 24. De fait, si malversations il y eut, la faute ne
pouvait en incomber qu’à Houphouët lui-même, qui, aux dires de son ami Foccart,
« n’ayant jamais voulu de Premier
ministre (…) et refusant obstinément de déléguer la moindre parcelle du pouvoir
à un de ses ministres fût-il d’Etat, [était] condamné à régler lui-même la
moindre affaire. Tous les fils passent par lui, sont tirés par lui. C’est, de
son propre aveu, sa volupté. »
[12]
- Document Jeune Afrique, (sd).
[13]
- Fraternité matin, 23 décembre 1999.
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