mardi 29 octobre 2013

QUAND L’UTOPIE SE MUE EN TRAGÉDIE (3)

PLANIFICATION ÉCONOMIQUE
ET CONFLITS POLITIQUES EN CÔTE D’IVOIRE 

III – REFLEXIONS PROSPECTIVES 2010

Si par son contenu Réflexions prospectives 2010 ne diffèrent guère du projet précédent, le ton en est en revanche nettement plus modéré. Les planificateurs de 1986 semblent avoir bien appris la leçon de 1977. Ils ne pouvaient pas ignorer que les réformes qu’ils proposaient resteraient lettres mortes… Ils firent pourtant très consciencieusement leur devoir, comme s’il ne s’agissait que d’un simple exercice d’école.
C’est d’ailleurs l’impression que laisse la lecture de ce document. En même temps, ce projet confirme la remarque de Georges Niangoran-Bouah, selon qui, en Côte d’Ivoire, « La pression en faveur d’un changement social s’exerce de manière continue depuis la création du Syndicat agricole africain en 1944 et jusqu’à ce jour. Elle entraîne des tensions plus ou moins vives dans la sphère politique elle-même aussi bien que dans le système socio-économique ».[1] C’est dire, en somme, que chaque fois qu’ils en eurent l’occasion, les Ivoiriens ne manquèrent jamais de manifester leur opposition de principe aux conceptions houphouéto-françafricaines en matière de politique générale, économique, sociale ou culturelle.
Mais, au milieu des années 1980, contrairement à la décennie précédente, le discours s’enveloppe de précautions lorsqu’il constate, ou lorsqu’il exprime des recommandations. Ainsi, à propos de la lancinante question de l’immigration, si on se plaint toujours de ce que « Certains secteurs de l’économie (comme le commerce) sont animés dans une large mesure par des non Ivoiriens », c’est toutefois en des termes très mesurés. Et c’est dans la même tonalité marquée au coin de la plus grande prudence que la solution qui pourrait y être apportée est suggérée : « Il ne s’agit pas d’empêcher les flux migratoires mais de les contrôler et de les orienter ». Il en va de même lorsqu’il s’agit de l’autre revendication récurrente, l’ivoirisation de la vie économique. C’est avec beaucoup de bémol que les planificateurs de 1986 constatent que « Le niveau de participation des privés ivoiriens au capital du secteur moderne reste faible (18%) ». Et c’est aussi sans arrogance qu’ils suggèrent une solution à ce problème : « La recherche d’une participation accrue des Ivoiriens au développement de leur société nécessitera plus que par le passé une définition plus rigoureuse du rôle et de la place futurs des étrangers dans l’économie nationale ». Pour autant, il ne faut pas croire qu’il s’agit d’une démission ou d’une capitulation. Le constat peut encore être sévère, et la solution suggérée, radicale. Mais ce ne sera plus dans les domaines dont on sait l’extrême sensibilité au regard des « partenaires au développement », mais dans le domaine de la politique culturelle et de sauvegarde de l’identité nationale. Ainsi, après avoir fait le constat que « Le désengagement progressif de l’Etat doit viser à assurer la participation pleine et entière des nationaux à l’activité économique et à ses bénéfices », les planificateurs de 1986 concluent : « le secteur culturel a été et demeure le parent pauvre du développement ivoirien. (…) Dans la politique de développement ivoirien l’accent a été mis de manière excessive sur la croissance économique et le profit. (…). La culture est une composante fondamentale du développement. C’est elle qui, en assurant l’enracinement des citoyens, favorise l’émergence de l’identité culturelle et de la conscience nationale. Elle contribue à l’édification de la nation. Les cultures nationales qui doivent constituer le substrat de cet enracinement sont en état de faiblesse parce qu’elles ne bénéficient d’aucun soutien face aux cultures étrangères et en particulier la culture occidentale qui est véhiculée par l’ensemble de l’appareil d’Etat. (…) les cultures ethniques sont bien vivantes et dynamiques et ne constituent en rien un obstacle à l’affirmation du fait national » ; « La culture ne devra pas être limitée aux seuls arts et lettres pour être étendue aux différentes composantes de la vie de l’homme. (…). Une telle approche de la culture permettrait non seulement de prendre en compte les problèmes verticaux propres au secteur, mais surtout de mettre en lumière les axes horizontaux par lesquels le fait culturel irrigue toute la vie sociale, et, de ce fait, la conditionne. Il s’agit en définitive de mettre la culture en rapport étroit avec l’ensemble des caractéristiques de la vie nationale ».
Mettre la culture en rapport étroit avec l’ensemble des caractéristiques de la vie nationale… Il s’agit très probablement de l’une des toutes premières formulations du concept d’ivoirité. Mais, alors, le mot lui-même était encore à inventer. 

Marcel Amondji

(à suivre)


[1] - Cité par V. Méité, La politique africaine de la Côte d’Ivoire, thèse, Paris X, 1980. 

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