PLANIFICATION ÉCONOMIQUE
ET CONFLITS POLITIQUES EN CÔTE D’IVOIRE
III – REFLEXIONS
PROSPECTIVES 2010
Si par son contenu Réflexions prospectives 2010
ne diffèrent guère du projet précédent, le ton en est en revanche nettement
plus modéré. Les planificateurs de 1986 semblent avoir bien appris la leçon de
1977. Ils ne pouvaient pas ignorer que les réformes qu’ils proposaient
resteraient lettres mortes… Ils firent pourtant très consciencieusement leur
devoir, comme s’il ne s’agissait que d’un simple exercice d’école.
C’est d’ailleurs l’impression que laisse la
lecture de ce document. En même temps, ce projet confirme la remarque de Georges
Niangoran-Bouah, selon qui, en Côte d’Ivoire, « La pression en faveur d’un changement social s’exerce de manière
continue depuis la création du Syndicat agricole africain en 1944 et jusqu’à ce
jour. Elle entraîne des tensions plus ou moins vives dans la sphère politique
elle-même aussi bien que dans le système socio-économique ».[1]
C’est dire, en somme, que chaque fois qu’ils en eurent l’occasion, les
Ivoiriens ne manquèrent jamais de manifester leur opposition de principe aux
conceptions houphouéto-françafricaines en matière de politique générale,
économique, sociale ou culturelle.
Mais, au milieu des années 1980, contrairement à
la décennie précédente, le discours s’enveloppe de précautions lorsqu’il
constate, ou lorsqu’il exprime des recommandations. Ainsi, à propos de la
lancinante question de l’immigration, si on se plaint toujours de ce que « Certains secteurs de l’économie
(comme le commerce) sont animés dans une large mesure par des non
Ivoiriens », c’est toutefois en des termes très mesurés. Et c’est dans
la même tonalité marquée au coin de la plus grande prudence que la solution qui
pourrait y être apportée est suggérée : « Il ne s’agit pas d’empêcher les flux migratoires mais de les
contrôler et de les orienter ». Il en va de même lorsqu’il s’agit de
l’autre revendication récurrente, l’ivoirisation de la vie économique. C’est
avec beaucoup de bémol que les planificateurs de 1986 constatent que « Le niveau de participation des privés
ivoiriens au capital du secteur moderne reste faible (18%) ». Et c’est
aussi sans arrogance qu’ils suggèrent une solution à ce problème : « La recherche d’une participation
accrue des Ivoiriens au développement de leur société nécessitera plus que par
le passé une définition plus rigoureuse du rôle et de la place futurs des étrangers
dans l’économie nationale ». Pour autant, il ne faut pas croire qu’il
s’agit d’une démission ou d’une capitulation. Le constat peut encore être
sévère, et la solution suggérée, radicale. Mais ce ne sera plus dans les domaines
dont on sait l’extrême sensibilité au regard des « partenaires au
développement », mais dans le domaine de la politique culturelle et de
sauvegarde de l’identité nationale. Ainsi, après avoir fait le constat que
« Le désengagement progressif de
l’Etat doit viser à assurer la participation pleine et entière des nationaux à
l’activité économique et à ses bénéfices », les planificateurs de 1986
concluent : « le secteur
culturel a été et demeure le parent pauvre du développement ivoirien. (…)
Dans la politique de développement ivoirien l’accent a été mis de manière
excessive sur la croissance économique et le profit. (…). La culture est une
composante fondamentale du développement. C’est elle qui, en assurant
l’enracinement des citoyens, favorise l’émergence de l’identité culturelle et
de la conscience nationale. Elle contribue à l’édification de la nation. Les
cultures nationales qui doivent constituer le substrat de cet enracinement sont
en état de faiblesse parce qu’elles ne bénéficient d’aucun soutien face aux cultures
étrangères et en particulier la culture occidentale qui est véhiculée par
l’ensemble de l’appareil d’Etat. (…) les cultures ethniques sont bien vivantes
et dynamiques et ne constituent en rien un obstacle à l’affirmation du fait
national » ; « La culture
ne devra pas être limitée aux seuls arts et lettres pour être étendue aux
différentes composantes de la vie de l’homme. (…). Une telle approche de la
culture permettrait non seulement de prendre en compte les problèmes verticaux
propres au secteur, mais surtout de mettre en lumière les axes horizontaux par
lesquels le fait culturel irrigue toute la vie sociale, et, de ce fait, la
conditionne. Il s’agit en définitive de mettre la culture en rapport étroit
avec l’ensemble des caractéristiques de la vie nationale ».
Mettre la culture en rapport étroit avec
l’ensemble des caractéristiques de la vie nationale… Il s’agit très
probablement de l’une des toutes premières formulations du concept d’ivoirité.
Mais, alors, le mot lui-même était encore à inventer.
Marcel Amondji
(à suivre)
[1]
- Cité par V. Méité, La politique africaine de la Côte d’Ivoire, thèse, Paris X,
1980.
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