Cinquième Partie
Sauvetage hors
norme
(Pages 163-165)
« En ce début
d'été 2003, les combats avaient repris de plus belle à Monrovia, dans le
Liberia voisin où j'étais accrédité à
partir d'Abidjan. Charles Taylor, chef de guerre devenu président de ce pays
déchiré par l’une des guerres les plus cruelles qui fut, allait quelques mois
plus tard partir en exil au Nigeria
avant d'être traduit et condamne devant la justice internationale pour crimes
contre l'humanité. Une petite poignée de grands reporters et de photographes
occidentaux couvraient avec un courage exceptionnel, au détour de chaque
carrefour de cette capitale explosée, des combats aussi sanglants qu'ils n'avaient
plus de signification réelle. Le photographe Patrick Robert de l’Agence Sygma
fut gravement touché au ventre. Ses collègues nous téléphonèrent immédiatement,
spécifiant qu'il aurait peu de chance de s'en sortir si une évacuation
sanitaire n'était pas organisée dans les meilleurs délais.
La France n'avait
aucun point d'appui ni antenne à Monrovia. Nous étions, avec le général Joanna,
commandant à ce moment-là la force Licorne, contraints d'agir totalement à
l’aveugle. La présence sur zone du général Bentégeat, chef d'état-major des
armées, permit sans doute l'une des opérations les plus utiles mais aussi les
plus risquées qu'il m'ait été donné de voir. L'urgence a fait que la décision
et l’exécution ne se sont pas attardées dans des dédales diplomatiques ou
administratifs. Les compagnons de Patrick Robert avaient charge de trouver les
moyens de l’amener à l’aéroport. Licorne organisa pour sa part trois jours plus
tard, alors que la résistance du blessé faiblissait gravement, une opération
pour le moins audacieuse. Un Transal ayant à son bord une équipe médicale et un
détachement des commandos des opérations spéciales effectua un atterrissage
tactique sur le tarmac de l’aéroport de Monrovia sans qu'aucune autorisation de
survol n'ait été demandée et, a fortiori, aucune permission d'atterrissage
accordée. Aussitôt l’avion militaire français posé, moteurs en marche, les
commandos se déployèrent sur le périmètre de l’aéroport pour sécuriser
l'embarquement du journaliste. Nous avions accueilli à Abidjan son épouse venue
en catastrophe. C'est avec la satisfaction de la mission accomplie que nous les
saluâmes à l’aéroport Houphouët-Boigny, alors que ce couple si sympathique
regagnait Paris par avion médicalisé. Les deux complices qui jouèrent un rôle
déterminant dans cette opération hors norme de violation de souveraineté
territoriale, les généraux Bentégeat et Joanna, étaient avec nous sur le
tarmac. Je retiendrai surtout de cet épisode que Patrick Robert a eu le rare
geste d'adresser par écrit des remerciements émus et chaleureux à toutes les
autorités de l'Etat, à commencer par le président de la République, pour la
part prise dans son évacuation. C'est si rare... »
Où
on nous apprend que le viol de souveraineté est un jeu qu’apprécient fort les
Français, qu’ils soient diplomates ou militaires, et dans lequel ils sont
d’ailleurs passés maîtres…, encore qu’ils n’osent s’y livrer en toute bonne
conscience qu’en Afrique noire seulement.
Au risque de
mourir bêtement
(Pages 235 à 236)
« Tout aussi
stupide, mais cette fois avec un retentissement historique, aurait été que
réussisse la tentative d’étranglement que Guillaume Soro, alors chef de la
rébellion ivoirienne, devenu par la suite Premier ministre de Gbagbo, puis de
Ouattara avant d’occuper aujourd’hui la présidence de l’Assemblée nationale, ne
put réprimer dans un salon particulier des annexes administratives de la
basilique de Yamoussoukro. Représentants de la communauté diplomatique et
responsables militaires de la force Licorne, nous tentions alors de faire entendre
raison à quelques chefs rebelles réunis sous haute sécurité pour les amener à
la table de négociations. La basilique était cernée par les forces françaises
et survolée par nos hélicoptères. La salle où nous nous réunissions avait même
été interdite à nos gardes du corps respectifs, condamnés à rester dans le
couloir, et même fermée à clé. La tension montait à mesure que nous perdions
l’espoir d’aboutir à quoi que ce soit. Je n’avais jamais caché mon aversion
pour Soro, son opportunisme et ses trahisons répétées. »
Une
autre preuve que Le Lidec ignorait vraiment (et ignore toujours) tout des
choses dont il était censé s’occuper comme représentant de la France en Côte
d’Ivoire. Mais peut-on vraiment croire qu’il ne se doutait absolument pas de ce
qu’était réellement ce guillaume Soro qu’il semble toujours considérer comme
une sorte de Rastignac qui aurait réussi, par son « intelligence » et
sa « force de conviction », à créer tout seul cette soi-disant
rébellion et la mener à son terme ?
« N’était-il
pas celui qui, lors de notre première rencontre à Bouaké en décembre 2002,
m’avait demandé très sérieusement de préparer une camionnette bourrée
d’armements et d’explosifs, de seulement lui indiquer l’adresse où elle serait
garée dans Abidjan et qu’il se chargerait du reste pour éliminer Gbagbo. »
Cette
anecdote qui, quoi qu’en dise G. Soro et ses porte-plume, et même si le
témoignage de G. Le Lidec a varié d’une occasion à l’autre, ne peut pas avoir
été inventée de toutes pièces par l’ambassadeur, indique la nature et le niveau
de la relation de confiance qui existait entre Soro et une certaine France. Non
pas la France que nous aimons, mais la France des barbouzes, celle qui
continuait chez nous le travail de sape initié par Jacques Foccart avec la complicité
plus ou moins volontaire d’Houphouët, et que l’ineffable Pierre Mazaud
représentait si goulument à Marcoussis.
« Ce dernier
avait pourtant été son mentor et l’avait introduit sur l’échiquier politique
ivoirien. »
Présenté
comme cela, c’est un peu court. En fait, Guillaume Soro est le « pupille »
de quelqu’un d’autre – inutile de chercher à l’identifier – et, comme tel, très
probablement, il était déjà repéré et « suivi » par la barbouzerie
française prépositionnée, sans doute avant même de devenir ce qu’il fut à la
Fesci. Le but du jeu étant d’introduire par ce biais, dans l’opposition
naissante et forcément encore inexpérimentée, les ferments qui la
dénatureraient ou qui retourneraient son énergie contre elle-même, comme cela
se fit au Burkina Faso sous Thomas Sankara et contre lui, notamment avec Salif
Diallo pour instrument. Ce qui fut certes atteint ici aussi mais, tout bien
considéré, sans vrai bénéfice pour personne, contrairement au Burkina, du moins
à ce commencement.
« Je n’ai plus
un souvenir exact du point de négociation que nous abordions alors mais je me
rappelle avoir dû mettre un terme, en la qualifiant d’hors sujet, à une
violente diatribe dans laquelle Soro s’était embarqué contre la France. Mon «
audace » ne fut pas jugée de son goût et il se précipita sur moi, ses mains en
avant qu’il resserra progressivement autour de mon cou. »
Un
tel geste ne prouve pas seulement l’impulsivité de Soro, mais son intime
conviction d’être un rouage suffisamment précieux du système secret, en tout
cas un rouage plus important et plus indispensable que l’officiel et impuissant
Le Lidec, pour se laisser insulter par lui dans de telles circonstances. Mais,
pour le comprendre, il fallait savoir le fond des choses ou, au moins, s’en
douter… C’est, me semble-t-il, l’interprétation qui correspond le mieux aux
circonstances telles que décrites par Le Lidec lui-même, y compris l’attitude
non-interventionniste des « deux généraux français de Licorne ».
« Je ne dus mon
salut qu’à l’intervention immédiate et efficace de mes deux voisins, les
ambassadeurs d’Italie et d’Espagne, devant ici avouer que les deux généraux
français de Licorne, assis derrière moi, étaient restés de marbre. Mais
peut-être étaient-ils dans la pièce d’à côté, comme me l’a récemment rappelé
l’un d’entre eux. Le tumulte ainsi provoqué, avec les cris qui s’en suivirent,
alertèrent les gardes du corps retenus à l’extérieur qui enfoncèrent la porte,
l’arme au poing, pour ajouter au côté dérisoirement tragique de la scène où le
Premier ministre de l’époque, Seydou Diarra, balbutiait des appels au calme et
à la raison. Là encore, j’ai exigé des excuses de mon agresseur qui mit un mois
à me les présenter. »
Très
intéressante !, cette histoire d’excuses et du délai pour les obtenir… Mais,
ce qui l’eût été encore plus, c’est que Le Lidec rappelât aussi ce qui s’était
passé durant ce long mois, et ce qui finalement réussit à faire plier Soro…
« Il n’empêche que ce grand spécialiste de la
traîtrise est devenu, dès la réunion de Marcoussis, la coqueluche d’une bonne
partie de la classe politique française.
En fait,
l’expérience qui m’aura le plus marqué, s’il avait été question de menace
réelle sur ma vie, survint en fin d’après-midi, le samedi 6 novembre 2004,
boulevard de France à Abidjan. Après le bombardement le matin-même de la base
française de Bouaké et la mort de neuf de nos militaires, et alors que l’émeute
anti-française gagnait la capitale à partir des quartiers du nord, je sortais
avec difficulté d’une entrevue épique que je rapporte par ailleurs avec un
Laurent Gbagbo qui m’avait semblé hébété et dépassé par les événements. Notre
convoi pour regagner l’ambassade, formé de la voiture précurseur, de la mienne
et de la suiveuse, garnies d’au moins huit agents de l’EPIGN, fut brutalement
stoppé sur le grand axe descendant vers le sud par une bande de gendarmes
ivoiriens éméchés qui l’immobilisèrent aussitôt grâce à des herses placées de
part et d’autre des véhicules. Ni le fanion sur ma voiture, ni les explications
que mes gendarmes donnèrent par micro, les vitres d’un véhicule blindé ne
s’ouvrant pas par principe, ne surent calmer la troupe vociférant. Celle-ci
tenta en vain de briser les glaces, puis de renverser l’automobile, enfin d’y
mettre le feu. Alors que je m’imaginais plutôt en sécurité dans cette cabine
blindée du plus fort coefficient que nous avions héritée de notre consulat
général à Barcelone, mon « épaule » assise à côté du chauffeur me détrompa vite
en me demandant de regarder « à dix heures », c’est-à-dire devant en tournant
les yeux à gauche. S’y trouvait, à moins de dix mètres de notre véhicule, un
gendarme ivoirien tenant un RPG7 sur l’épaule dirigé contre nous. J’observais
autant le regard aviné de l’homme qui louchait de façon presque comique sur sa
ligne de mire que le doigt qu’il gardait sur la détente. Mes deux gendarmes de
l’EPIGN, immobiles devant moi, firent chavirer mon assurance en m’affirmant
qu’à cette distance si courte, nous n’aurions aucune chance d’échapper à
l’explosion, quel que soit le degré de blindage de la voiture. Je me surpris à
défiler ma vie à grande vitesse. C’est un gradé ivoirien qui arrêta le film en
faisant irruption sur la scène. Il rabroua ses hommes, leur indiquant qu’il
s’agissait d’un convoi diplomatique, en fit ôter les herses qui obstruaient
notre passage. Il me salua d’un bon sourire africain lorsque nous reprîmes
notre course sur le boulevard de France. »
« Un
bon sourire africain »… Encore un résidu ou un relent lévy-bruhlien, que
ce « bon sourire africain » ! Peut-être même était-il béat,
voire niais, comme le « sourire Banania » ? En tout cas, cet
épilogue, qui aurait pu être dramatique mais qui s’est finalement terminé sur
ce sourire tellement typique, confirme mon impression que ce livre n’existe que
parce que Gildas Le Lidec a éprouvé le besoin de vider son sac de tout ce qui
lui était resté sur le cœur après et depuis son passage en Afrique noire et,
singulièrement, en Côte d’Ivoire.
Cela
dit, parmi tous les livres traitant de « la crise ivoirienne », c’est,
me semble-t-il, dans celui-ci qu’on peut apprendre le mieux à discerner les
vraies causes et les vrais enjeux de ce qu’on désigne sous cette expression.
Marcel
Amondji
(Fin)
Prochainement dans ce blog
« Histoire d’une ambassade qui n’en fut jamais
vraiment une »
par Marcel Amondji
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire