Troisième Partie
La personnalité complexe de Laurent Gbagbo
(Pages 182-197)
Le Gbagbo des jours ordinaires
« Le président
ivoirien m’a d’autant plus vite à mon arrivée servi ce visage bonhomme,
facétieux et séduisant qu’il avait obtenu le rappel de mon prédécesseur, le
regretté Renaud Vignal. Il espérait naïvement avec un simple changement
d’ambassadeur redémarrer la relation franco-ivoirienne sur des bases
nouvelles. »
On
ne peut évidemment pas être sûr que cette assertion est vraie. Mais, même s’il
ne s’agit que d’une impression subjective de G. Le Lidec, elle n’est pas dénuée
d’intérêt. Il faut bien qu’il y ait un motif à la demande de rappel d’un
ambassadeur. En l’absence de confidences vérifiables de Laurent Gbagbo lui-même
ou de son proche entourage, on peut se contenter de celle-là, même si on peut
trouver qu’elle donne une bien piètre idée du génie politique de Laurent Gbagbo.
Au moins cela
confère-t-il d’emblée au représentant de la France une position très
privilégiée qui lui accorde le droit de s’entretenir avec le chef de l’Etat
quand il le souhaite et sans qu’aucun témoin soit présent. La proximité
immédiate de nos résidences a favorisé tout au long de mon séjour des
rendez-vous nocturnes en tête-à-tête, dans un palais déserté par les cohortes
habituelles de courtisans, ministres, dignitaires de tous poils, hommes
d’affaires, militaires, journalistes qui occupaient de jour et dans le plus
grand désordre les antichambres. J’échappais donc à cette cour des miracles
bruyante où tout le monde s’observait, s’épiait, se provoquait. C’est l’heure
où on est tranquille et où on peut « distribuer les valises » m’avait un jour confié
Gbagbo, citant son maître à penser Bongo.
Bongo,
maître à penser de Gbagbo ? On est d’abord tenté de demander :
« où donc Le Lidec est-il allé chercher ça ? »… Mais, hélas !,
il n’est pas du tout impossible qu’un ambassadeur en si grande familiarité avec
son hôte tienne cela de bonne source. On se rappelle l’étrange oraison funèbre
de l’ancien fantoche gabonais par Laurent Gbagbo le jour de ses funérailles, lors
d’un meeting à Man, je crois : « Cet
homme, je l'ai connu en 1990. Après
l'élection présidentielle en Côte d'Ivoire, il a envoyé des gens me chercher et
m'emmener à Libreville pour me voir. Il voulait voir celui qui avait été assez
fou, ou assez téméraire, ou encore assez courageux – c'est selon – pour
affronter Félix Houphouët-Boigny, à l'élection présidentielle. C'est ainsi que
j'ai découvert le Président Bongo que je n'ai cessé de fréquenter par la suite.
Depuis 1990, cet homme et moi, nous nous sommes vus régulièrement. Dans ma vie
politique, il m'a beaucoup aidé. Chaque fois que je suis allé chez lui, j'en
suis toujours revenu les mains chargées de cadeaux ».
Passe
encore de fréquenter cette sorte de personnages, mais s’en vanter…, quel
besoin ?
Fort judicieusement,
il n’eut jamais l’audace de m’en proposer alors qu’il n’hésitait pas à utiliser
constamment ce moyen avec ses interlocuteurs africains. C’était aussi l’heure
où il s’accordait les Gauloises sans filtre que je lui proposais à la chaîne,
la fin de nos longs entretiens se terminant toujours par l’aération prolongée
du bureau et le versement des cendriers pleins dans les toilettes, au cas où
surgirait Simone, qui interdisait à son mari de fumer… Le personnage était de
prime abord séduisant. Il n’était pas brut de décoffrage comme l’était Laurent
Désiré Kabila ou énigmatique et silencieux comme son fils, Joseph. Historien,
professeur et chercheur, titulaire d’une maîtrise d’histoire de la Sorbonne et
d’un doctorat d’université en histoire, il était à ma connaissance le seul chef
d’Etat africain latiniste et helléniste, formation qu’il revendiquait non sans
une certaine fierté. Etait-ce la conscience de cette supériorité qui le
conduisait à prendre systématiquement la collection complète brochée des
classiques Guillaume Budé comme décor de fond de toutes ses interventions télévisées
? Dans nos tête-à-tête, Laurent Gbagbo a toujours su rester libre et franc de
propos bien qu’il m’en voyait en écrire pratiquement le verbatim. Il s’en
inquiétait mais je le rassurais en prétendant que c’était le début du livre que
j’écrirais sur lui. Lorsque je m’étonnais par exemple d’une décision prise qui
paraissait une dérive sérieuse des règles démocratiques, il me signifiait, en
bon historien qu’il était, s’être directement inspiré de faits avérés dans la
pratique de la IVe République qu’il connaissait sur le bout des doigts. Comme
en général la France d’ailleurs, où il avait vécu un exil politique de près de
dix ans.
L’« exil
politique » de Laurent Gbagbo en France n’a pas duré « dix
ans », mais six ans, de 1982 à 1988. Mais il avait déjà séjourné en
France, dans les années 1970, comme étudiant. Même si ce ne sont-là que des bagatelles,
du moment qu’on s’en sert pour corser le portrait de quelqu’un, autant que cela
soit strictement conforme à la réalité. Sinon on pourrait douter de l’aloi de
tout le reste. Mais passons…
Il
y a plus sérieux : c’est cette affaire de « dérive sérieuse des
règles démocratiques » que, d’après Le Lidec, Gbagbo justifiait par
des « faits avérés dans la pratique de la IVe République », etc…
Il me paraît très regrettable que Le Lidec n’en ait pas donné des exemples.
Cela aurait pu permettre de juger sur pièces le style politique du chef des
« refondateurs ». Refonder la Côte d’Ivoire de
l’« après-Houphouët » en s’inspirant des pratiques politiques en
vigueur sous la IVe République française, était-ce bien
raisonnable ?
Dans ses moments de
« normalité », les seules fâcheries dont il était capable, en représailles de
vexations que la France lui faisait subir, consistaient à débaptiser une
certaine longueur d’un boulevard d’Abidjan portant le nom d’une personnalité
française. Nous nous étions tacitement entendus pour qu’il ne touchât pas à l’avenue
de France ni, bien sûr, à tous lieux portant le nom du général de Gaulle. En
contrepartie, il avait toute latitude de s’attaquer au boulevard Valérie
Giscard d’Estaing qu’il amputait régulièrement d’une centaine de mètres à
chacune de ses colères contre nous, sans que le gouvernement français ait
jamais réagi pour la simple raison que je ne l’en informais jamais. L’artère
faisant plus de deux kilomètres, nous avions de la marge…
Donc,
comme disent les Abidjanais, chez nous-mêmes en Côte d’Ivoire, toucher à
« l’avenue de France [ou] à tout lieu portant le nom du général de Gaulle »,
c’est défendu à un Ivoirien, même si c’est
le président de la République ?!
Je reste convaincu
dans mon for intérieur que la France aurait peut-être pu faire dès l’automne
2002 l’économie des premières années de la crise ivoirienne, à tout le moins
éviter par la suite l’escalade inéluctable qui conduisit Laurent Gbagbo à
choisir une solution d’extrême violence pour se maintenir au pouvoir, en
définitive se perdre et se retrouver devant la Cour de La Haye. J’avais à
l’époque utilisé le terme de « fil conducteur » pour justifier que la
communauté internationale reprenne langue avec le président ivoirien, qui avait
été terriblement malmené et humilié par les Accords de Marcoussis de janvier
2003. C’est avec un homme totalement sonné, étalé comme un sac de pommes de
terre jeté à l’arrière du Falcon 50 de la République que j’étais rentré à
Abidjan le 26 janvier 2003. Il était renvoyé comme un malpropre, interdit même
du déjeuner dominical de clôture de la conférence comme un chenapan est privé
de dessert, pour rétablir sans délai l’ordre dans son pays. Mais Gbagbo, comme
à son habitude, avait très vite repris le dessus pour s’avérer, dans la
médiocre mêlée des candidats au pouvoir, le plus crédible et le plus perspicace
pour tenir la distance et nous permettre d’essayer de sortir de l’impasse. Dans
le bel hommage qu’elle a rendu dans Jeune Afrique à son compagnon, André Lewin
qui fut mon ambassadeur en Inde, Catherine Clément parle « de transformer le
tyran » et « d’apprivoiser le monstre » pour justifier l’empathie que ce
dernier avait envers Sekou Touré pour conduire son action diplomatique de
rapprochement entre la France et la Guinée. A la différence de celui-ci, Laurent
Gbagbo n’avait pourtant pas commis le péché capital de renier la Communauté
française et de dire non au général de Gaulle. Plus francophone et francophile
que quiconque, il faisait au contraire tout pour essayer de bénéficier du même
traitement que l’Elysée accordait à ses pairs africains, guère plus « nets »
que lui sur le plan démocratique, ajoutait-il avec malice. Il m’a souvent avoué souffrir que Jacques
Chirac ne lui ait jamais téléphoné, comme il le faisait certains matins avec
Biya, Bongo, Eyadema ou Wade. Ceux-ci ne manquaient jamais, dans ce petit
village qu’est la Françafrique, de le rapporter au jeune « bizuth » qu’il était
dans le sacro-saint ordre d’ancienneté qu’observent ces dirigeants. Car dans la
réalité, et contrairement à l’image qu’il voulait donner de lui-même, Gbagbo
n’a jamais été « l’homme nouveau » de l’Afrique, le libérateur ou le
pourfendeur du système postcolonial en place. Il voulait seulement profiter du
système à son tour, comme ses aînés. Lorsque je m’en étais ouvert au président
français qui, à la différence de son successeur, recevait et écoutait les
ambassadeurs, surtout lorsqu’ils le représentaient en Afrique, Jacques Chirac
m’avait répondu tout de go : « Pourquoi lui téléphoner, il est de
l’Internationale socialiste ? ». Je m’étais permis de répondre au Président
qu’en Afrique, on pouvait être de l’Internationale socialiste comme de la
Grande Loge de France, de la Chaîne des Rôtisseurs ou du Club Air France 2000,
et qu’en l’occurrence, un appel téléphonique qui se contente de demander le
temps qu’il fait sur la lagune Ebrié pouvait aisément remplacer tout échange
politique et rapporter tout autant. Le seul appel téléphonique que le président
français consentit à son homologue ivoirien fut le 3 novembre 2004, pour lui
passer un savon et le menacer de représailles s’il lançait l’offensive qu’il
avait projetée contre le nord le lendemain. Or, j’avais déjà prévenu le Quai
d’Orsay qu’il y avait renoncé en l’annonçant même à la télévision…
Cela
voudrait-il dire que tout ce qui s’est passé ensuite aurait pu avoir été
provoqué exprès afin de donner prétexte à la force Licorne et au colonel Destremau
d’aller renverser Gbagbo ? D’autant qu’il semble bien, d’après certains
propos de Le Lidec lui-même, que telle était bien la mission secrète du corps
expéditionnaire français quand Henri Poncet fut nommé à sa tête… De sorte que lorsque
Le Lidec parle de la duplicité de Gbagbo, c’est à se demander si ce qu’il veut
dire, ce ne serait pas que, dans leur propre pays, les Ivoiriens ont seulement tous
les devoirs, toutes les obligations, et les Français tous les droits en toute
irresponsabilité ?
De la même façon,
lors de la visite de travail qu’il effectua à Paris en 2004, sur les traces
d’un parcours protocolaire similaire à celui qui avait été plusieurs mois
auparavant accordé à Seydou Diarra, premier ministre imposé par les Accords de
Marcoussis, et qui l’avait profondément humilié, Laurent Gbagbo subit une
nouvelle fois l’ire de Paris qui ne me paraissait guère fondée. Je l’avais
pourtant bien « préparé » au déjeuner intime qu’offrait Jacques Chirac en son
honneur à l’Elysée, en lui recommandant d’être lui-même, avec sa gouaille
naturelle, sa décontraction contagieuse, sa franchise éclairante sur les
situations africaines. Il est arrivé guindé et intimidé devant la garde
républicaine jouant l’« Abidjanaise » dans la cour de l’Elysée, engoncé dans un
large col blanc amidonné débordant sur un costume sombre et d’où coulait une
généreuse cravate de couleurs vives. Jacques Chirac était en blazer et pantalon
de flanelle et tout était dit. Hormis la « bise » qu’au départ il se refusait à
faire mais qu’il lui claqua finalement en haut du perron, le climat de ce
déjeuner restreint fut glacial si on le rapporte aux ambiances africaines
traditionnelles. Envers un Chirac qui, verre de bière à la main alors qu’était
servi un excellent cru de Pomerol, tutoyait et rudoyait son hôte, Gbagbo
perdait rapidement pied en se réfugiant derrière un vouvoiement craintif et
inquiet. Vint la phrase terrible du président français : « Laurent, qu’as-tu
fait de ton pays ? Tu sais, le Vieux (entendez Houphouët-Boigny), il doit se
retourner dans sa tombe en te voyant ». Pour l’opposant historique au père de
l’indépendance, emprisonné deux ans durant puis exilé en France et dont la
femme avait été torturée et violée dans les mêmes geôles, c’en était sans doute
trop. Je pense que la rupture vient notamment de là. Nous ne lui avons donné
aucune chance et nous ne nous sommes en fait réservé de notre côté aucune
latitude pour modeler un tant soit peu notre ligne de conduite.
Quand
je vous disais que tout ce qui est problème pour nous en est aussi un pour les
Français, qu’ils en aient conscience – ou qu’ils le veuillent – ou non ! Quant
à l’exercice du retournement dans la tombe, Houphouët ne devait pas être le
seul à s’y livrer parce que Gbagbo ne voulait pas se laisser dépouiller au
profit d’une soi-disant rébellion qui n’était que le masque du néocolonialisme
français ; Foccart, avec lequel Houphouët formait le fameux tandem si cher
aux ivoirologues hexagonaux, devait en faire autant… Surtout lui d’ailleurs, à qui
la Côte d’Ivoire telle qu’elle était sous Houphouët – et telle qu’un Chirac
pouvait la chérir – fut tellement utile comme base logistique de ses coups
tordus en Afrique.
Tant
que les hommes politiques français croiront que la Côte d’Ivoire est une sorte
de propriété privée d’Houphouët et de ses soi-disant « héritiers
politiques » ; ou que les Ivoiriens ont nécessairement la même idée de
leur histoire qu’eux ; ou que l’avenir dont nous rêvons et avons toujours
rêvé est le même que celui qu’avait choisi un Houphouët tout à leurs ordres, la
question ivoirienne n’est pas près de connaître son règlement ! Or,
malheureusement, toute l’histoire coloniale de la France montre que c’est un
domaine où la sagesse ne leur est jamais venue sans que leurs victimes ne la
leur inculquent de vive force… Il est bon de le savoir.
(A suivre)
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