dimanche 2 août 2015

En feuilletant « De Phnom Penh à Abidjan. Fragments de vie d’un diplomate ». 3/5

Troisième Partie

La personnalité complexe de Laurent Gbagbo
(Pages 182-197) 

Le Gbagbo des jours ordinaires 

« Le président ivoirien m’a d’autant plus vite à mon arrivée servi ce visage bonhomme, facétieux et séduisant qu’il avait obtenu le rappel de mon prédécesseur, le regretté Renaud Vignal. Il espérait naïvement avec un simple changement d’ambassadeur redémarrer la relation franco-ivoirienne sur des bases nouvelles. » 

On ne peut évidemment pas être sûr que cette assertion est vraie. Mais, même s’il ne s’agit que d’une impression subjective de G. Le Lidec, elle n’est pas dénuée d’intérêt. Il faut bien qu’il y ait un motif à la demande de rappel d’un ambassadeur. En l’absence de confidences vérifiables de Laurent Gbagbo lui-même ou de son proche entourage, on peut se contenter de celle-là, même si on peut trouver qu’elle donne une bien piètre idée du génie politique de Laurent Gbagbo.

Au moins cela confère-t-il d’emblée au représentant de la France une position très privilégiée qui lui accorde le droit de s’entretenir avec le chef de l’Etat quand il le souhaite et sans qu’aucun témoin soit présent. La proximité immédiate de nos résidences a favorisé tout au long de mon séjour des rendez-vous nocturnes en tête-à-tête, dans un palais déserté par les cohortes habituelles de courtisans, ministres, dignitaires de tous poils, hommes d’affaires, militaires, journalistes qui occupaient de jour et dans le plus grand désordre les antichambres. J’échappais donc à cette cour des miracles bruyante où tout le monde s’observait, s’épiait, se provoquait. C’est l’heure où on est tranquille et où on peut « distribuer les valises » m’avait un jour confié Gbagbo, citant son maître à penser Bongo.  

Bongo, maître à penser de Gbagbo ? On est d’abord tenté de demander : « où donc Le Lidec est-il allé chercher ça ? »… Mais, hélas !, il n’est pas du tout impossible qu’un ambassadeur en si grande familiarité avec son hôte tienne cela de bonne source. On se rappelle l’étrange oraison funèbre de l’ancien fantoche gabonais par Laurent Gbagbo le jour de ses funérailles, lors d’un meeting à Man, je crois : « Cet homme, je l'ai connu en 1990. Après l'élection présidentielle en Côte d'Ivoire, il a envoyé des gens me chercher et m'emmener à Libreville pour me voir. Il voulait voir celui qui avait été assez fou, ou assez téméraire, ou encore assez courageux – c'est selon – pour affronter Félix Houphouët-Boigny, à l'élection présidentielle. C'est ainsi que j'ai découvert le Président Bongo que je n'ai cessé de fréquenter par la suite. Depuis 1990, cet homme et moi, nous nous sommes vus régulièrement. Dans ma vie politique, il m'a beaucoup aidé. Chaque fois que je suis allé chez lui, j'en suis toujours revenu les mains chargées de cadeaux ».
Passe encore de fréquenter cette sorte de personnages, mais s’en vanter…, quel besoin ?

Fort judicieusement, il n’eut jamais l’audace de m’en proposer alors qu’il n’hésitait pas à utiliser constamment ce moyen avec ses interlocuteurs africains. C’était aussi l’heure où il s’accordait les Gauloises sans filtre que je lui proposais à la chaîne, la fin de nos longs entretiens se terminant toujours par l’aération prolongée du bureau et le versement des cendriers pleins dans les toilettes, au cas où surgirait Simone, qui interdisait à son mari de fumer… Le personnage était de prime abord séduisant. Il n’était pas brut de décoffrage comme l’était Laurent Désiré Kabila ou énigmatique et silencieux comme son fils, Joseph. Historien, professeur et chercheur, titulaire d’une maîtrise d’histoire de la Sorbonne et d’un doctorat d’université en histoire, il était à ma connaissance le seul chef d’Etat africain latiniste et helléniste, formation qu’il revendiquait non sans une certaine fierté. Etait-ce la conscience de cette supériorité qui le conduisait à prendre systématiquement la collection complète brochée des classiques Guillaume Budé comme décor de fond de toutes ses interventions télévisées ? Dans nos tête-à-tête, Laurent Gbagbo a toujours su rester libre et franc de propos bien qu’il m’en voyait en écrire pratiquement le verbatim. Il s’en inquiétait mais je le rassurais en prétendant que c’était le début du livre que j’écrirais sur lui. Lorsque je m’étonnais par exemple d’une décision prise qui paraissait une dérive sérieuse des règles démocratiques, il me signifiait, en bon historien qu’il était, s’être directement inspiré de faits avérés dans la pratique de la IVe République qu’il connaissait sur le bout des doigts. Comme en général la France d’ailleurs, où il avait vécu un exil politique de près de dix ans.

L’« exil politique » de Laurent Gbagbo en France n’a pas duré « dix ans », mais six ans, de 1982 à 1988. Mais il avait déjà séjourné en France, dans les années 1970, comme étudiant. Même si ce ne sont-là que des bagatelles, du moment qu’on s’en sert pour corser le portrait de quelqu’un, autant que cela soit strictement conforme à la réalité. Sinon on pourrait douter de l’aloi de tout le reste. Mais passons…
Il y a plus sérieux : c’est cette affaire de « dérive sérieuse des règles démocratiques » que, d’après Le Lidec, Gbagbo justifiait par des « faits avérés dans la pratique de la IVe République », etc… Il me paraît très regrettable que Le Lidec n’en ait pas donné des exemples. Cela aurait pu permettre de juger sur pièces le style politique du chef des « refondateurs ». Refonder la Côte d’Ivoire de l’« après-Houphouët » en s’inspirant des pratiques politiques en vigueur sous la IVe République française, était-ce bien raisonnable ?

Dans ses moments de « normalité », les seules fâcheries dont il était capable, en représailles de vexations que la France lui faisait subir, consistaient à débaptiser une certaine longueur d’un boulevard d’Abidjan portant le nom d’une personnalité française. Nous nous étions tacitement entendus pour qu’il ne touchât pas à l’avenue de France ni, bien sûr, à tous lieux portant le nom du général de Gaulle. En contrepartie, il avait toute latitude de s’attaquer au boulevard Valérie Giscard d’Estaing qu’il amputait régulièrement d’une centaine de mètres à chacune de ses colères contre nous, sans que le gouvernement français ait jamais réagi pour la simple raison que je ne l’en informais jamais. L’artère faisant plus de deux kilomètres, nous avions de la marge…

Donc, comme disent les Abidjanais, chez nous-mêmes en Côte d’Ivoire, toucher à « l’avenue de France [ou] à tout lieu portant le nom du général de Gaulle », c’est défendu à un Ivoirien,  même si c’est le président de la République ?!

Je reste convaincu dans mon for intérieur que la France aurait peut-être pu faire dès l’automne 2002 l’économie des premières années de la crise ivoirienne, à tout le moins éviter par la suite l’escalade inéluctable qui conduisit Laurent Gbagbo à choisir une solution d’extrême violence pour se maintenir au pouvoir, en définitive se perdre et se retrouver devant la Cour de La Haye. J’avais à l’époque utilisé le terme de « fil conducteur » pour justifier que la communauté internationale reprenne langue avec le président ivoirien, qui avait été terriblement malmené et humilié par les Accords de Marcoussis de janvier 2003. C’est avec un homme totalement sonné, étalé comme un sac de pommes de terre jeté à l’arrière du Falcon 50 de la République que j’étais rentré à Abidjan le 26 janvier 2003. Il était renvoyé comme un malpropre, interdit même du déjeuner dominical de clôture de la conférence comme un chenapan est privé de dessert, pour rétablir sans délai l’ordre dans son pays. Mais Gbagbo, comme à son habitude, avait très vite repris le dessus pour s’avérer, dans la médiocre mêlée des candidats au pouvoir, le plus crédible et le plus perspicace pour tenir la distance et nous permettre d’essayer de sortir de l’impasse. Dans le bel hommage qu’elle a rendu dans Jeune Afrique à son compagnon, André Lewin qui fut mon ambassadeur en Inde, Catherine Clément parle « de transformer le tyran » et « d’apprivoiser le monstre » pour justifier l’empathie que ce dernier avait envers Sekou Touré pour conduire son action diplomatique de rapprochement entre la France et la Guinée. A la différence de celui-ci, Laurent Gbagbo n’avait pourtant pas commis le péché capital de renier la Communauté française et de dire non au général de Gaulle. Plus francophone et francophile que quiconque, il faisait au contraire tout pour essayer de bénéficier du même traitement que l’Elysée accordait à ses pairs africains, guère plus « nets » que lui sur le plan démocratique, ajoutait-il avec malice.  Il m’a souvent avoué souffrir que Jacques Chirac ne lui ait jamais téléphoné, comme il le faisait certains matins avec Biya, Bongo, Eyadema ou Wade. Ceux-ci ne manquaient jamais, dans ce petit village qu’est la Françafrique, de le rapporter au jeune « bizuth » qu’il était dans le sacro-saint ordre d’ancienneté qu’observent ces dirigeants. Car dans la réalité, et contrairement à l’image qu’il voulait donner de lui-même, Gbagbo n’a jamais été « l’homme nouveau » de l’Afrique, le libérateur ou le pourfendeur du système postcolonial en place. Il voulait seulement profiter du système à son tour, comme ses aînés. Lorsque je m’en étais ouvert au président français qui, à la différence de son successeur, recevait et écoutait les ambassadeurs, surtout lorsqu’ils le représentaient en Afrique, Jacques Chirac m’avait répondu tout de go : « Pourquoi lui téléphoner, il est de l’Internationale socialiste ? ». Je m’étais permis de répondre au Président qu’en Afrique, on pouvait être de l’Internationale socialiste comme de la Grande Loge de France, de la Chaîne des Rôtisseurs ou du Club Air France 2000, et qu’en l’occurrence, un appel téléphonique qui se contente de demander le temps qu’il fait sur la lagune Ebrié pouvait aisément remplacer tout échange politique et rapporter tout autant. Le seul appel téléphonique que le président français consentit à son homologue ivoirien fut le 3 novembre 2004, pour lui passer un savon et le menacer de représailles s’il lançait l’offensive qu’il avait projetée contre le nord le lendemain. Or, j’avais déjà prévenu le Quai d’Orsay qu’il y avait renoncé en l’annonçant même à la télévision…  

Cela voudrait-il dire que tout ce qui s’est passé ensuite aurait pu avoir été provoqué exprès afin de donner prétexte à la force Licorne et au colonel Destremau d’aller renverser Gbagbo ? D’autant qu’il semble bien, d’après certains propos de Le Lidec lui-même, que telle était bien la mission secrète du corps expéditionnaire français quand Henri Poncet fut nommé à sa tête… De sorte que lorsque Le Lidec parle de la duplicité de Gbagbo, c’est à se demander si ce qu’il veut dire, ce ne serait pas que, dans leur propre pays, les Ivoiriens ont seulement tous les devoirs, toutes les obligations, et les Français tous les droits en toute irresponsabilité ?

De la même façon, lors de la visite de travail qu’il effectua à Paris en 2004, sur les traces d’un parcours protocolaire similaire à celui qui avait été plusieurs mois auparavant accordé à Seydou Diarra, premier ministre imposé par les Accords de Marcoussis, et qui l’avait profondément humilié, Laurent Gbagbo subit une nouvelle fois l’ire de Paris qui ne me paraissait guère fondée. Je l’avais pourtant bien « préparé » au déjeuner intime qu’offrait Jacques Chirac en son honneur à l’Elysée, en lui recommandant d’être lui-même, avec sa gouaille naturelle, sa décontraction contagieuse, sa franchise éclairante sur les situations africaines. Il est arrivé guindé et intimidé devant la garde républicaine jouant l’« Abidjanaise » dans la cour de l’Elysée, engoncé dans un large col blanc amidonné débordant sur un costume sombre et d’où coulait une généreuse cravate de couleurs vives. Jacques Chirac était en blazer et pantalon de flanelle et tout était dit. Hormis la « bise » qu’au départ il se refusait à faire mais qu’il lui claqua finalement en haut du perron, le climat de ce déjeuner restreint fut glacial si on le rapporte aux ambiances africaines traditionnelles. Envers un Chirac qui, verre de bière à la main alors qu’était servi un excellent cru de Pomerol, tutoyait et rudoyait son hôte, Gbagbo perdait rapidement pied en se réfugiant derrière un vouvoiement craintif et inquiet. Vint la phrase terrible du président français : « Laurent, qu’as-tu fait de ton pays ? Tu sais, le Vieux (entendez Houphouët-Boigny), il doit se retourner dans sa tombe en te voyant ». Pour l’opposant historique au père de l’indépendance, emprisonné deux ans durant puis exilé en France et dont la femme avait été torturée et violée dans les mêmes geôles, c’en était sans doute trop. Je pense que la rupture vient notamment de là. Nous ne lui avons donné aucune chance et nous ne nous sommes en fait réservé de notre côté aucune latitude pour modeler un tant soit peu notre ligne de conduite. 

Quand je vous disais que tout ce qui est problème pour nous en est aussi un pour les Français, qu’ils en aient conscience – ou qu’ils le veuillent – ou non ! Quant à l’exercice du retournement dans la tombe, Houphouët ne devait pas être le seul à s’y livrer parce que Gbagbo ne voulait pas se laisser dépouiller au profit d’une soi-disant rébellion qui n’était que le masque du néocolonialisme français ; Foccart, avec lequel Houphouët formait le fameux tandem si cher aux ivoirologues hexagonaux, devait en faire autant… Surtout lui d’ailleurs, à qui la Côte d’Ivoire telle qu’elle était sous Houphouët – et telle qu’un Chirac pouvait la chérir – fut tellement utile comme base logistique de ses coups tordus en Afrique.
Tant que les hommes politiques français croiront que la Côte d’Ivoire est une sorte de propriété privée d’Houphouët et de ses soi-disant « héritiers politiques » ; ou que les Ivoiriens ont nécessairement la même idée de leur histoire qu’eux ; ou que l’avenir dont nous rêvons et avons toujours rêvé est le même que celui qu’avait choisi un Houphouët tout à leurs ordres, la question ivoirienne n’est pas près de connaître son règlement ! Or, malheureusement, toute l’histoire coloniale de la France montre que c’est un domaine où la sagesse ne leur est jamais venue sans que leurs victimes ne la leur inculquent de vive force… Il est bon de le savoir.

(A suivre)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire