Interview
de Jean-Pierre Chevènement au Figaro.
Jean-Pierre
Chevènement :
Dans ce genre de crise, on fait souffler tour à tour le chaud et le froid. Une
phase de désescalade, verbale en tout cas, semble toutefois avoir été amorcée
par les déclarations du président Poutine. Celui-ci a mené une opération de «
gesticulation calculée », comme disent les militaires. Ce qui importe
maintenant, c'est de définir des axes de sortie de crise. Il n'y a plus aucune raison
idéologique et militaire à une nouvelle guerre froide en Europe. Personne n'y a
intérêt. Il y a trop d'interdépendance entre nous pour qu'on ne puisse pas
chercher la voie d'une solution durable.
Ce
n'est pas le chemin que nous empruntons...
Dès
le départ, il y a un grand malentendu : la politique de l'Union européenne
visant à associer l'Ukraine tout en lui faisant miroiter une perspective
d'adhésion, comme l'avait déclaré le commissaire européen Olli Rehn, est une
perspective qui ne peut pas se réaliser dans des délais raisonnables. Une
adhésion n'est d'ailleurs pas souhaitable. Il ne fallait et il ne faut pas
mettre l'Ukraine devant cette alternative manichéenne : soit la Russie, soit
l'UE. C'est un dilemme insoluble pour l'Ukraine compte tenu de son histoire. La
réalité de l'Ukraine, c'est son hétérogénéité. Il y a à l'Est les russophones
et à l'Ouest des populations catholiques uniates dont certaines ont fait partie
de l'Autriche-Hongrie. Il n'est pas raisonnable de concevoir l'alternance
démocratique en Ukraine comme étant tantôt le pouvoir des uns, tantôt le
pouvoir des autres, comme on l'a vu depuis 1991 : Kravtchouk en 1991,
Timochenko, puis Ianoukovitch. Je ne vois pas pourquoi l'Ukraine ne pourrait
pas être un pays fédéral. Il paraît que c'est la thèse russe : ce n'est pas une
raison suffisante pour disqualifier cette proposition, si elle correspond au
bon sens. Quant à la Crimée, personne ne peut
contester qu'historiquement elle est russe. Sa population est majoritairement
russe. Une autonomie substantielle est dans la nature des choses. Comme disait
le général de Gaulle : « Il n'y a pas de politique qui vaille en dehors des
réalités. »
Dans
votre dernier livre, vous écrivez : « Sans la Russie, il manque quelque chose à
l'Europe »...
La
Russie est un grand pays européen. Elle s'étend sur un espace à la fois
européen et asiatique, mais son peuple est incontestablement un peuple européen
: il manquerait quelque chose d'essentiel à notre culture sans le roman russe,
Tolstoï, Dostoïevski, sans le théâtre de Tchekhov, la danse de Diaghilev, la
musique de Tchaïkovski, la peinture de Soutine. Et puis, historiquement, la
France est bien placée pour savoir tout ce qu'elle doit à la Russie : en 1914,
nous étions bien contents d'avoir le front russe pour tenir sur la Marne, et
plus encore pendant la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes redevables à la
Russie des sacrifices immenses qu'elle a alors consentis pour briser l'échine
de l'Allemagne nazie. On ne peut pas biffer l'histoire d'un trait de plume.
Est-ce
une démocratie ?
La Russie est un État de droit depuis vingt-deux ans, certes
imparfait mais qui comporte des éléments de démocratie en gestation :
pluralisme politique, liberté d'expression – au moins de la presse écrite et
sur le Net –, élections que l'opposition peut gagner, par exemple à
Iekaterinbourg, quatrième ville du pays, en septembre dernier. La Constitution
de 1993, toujours valable, a été suivie ; en France, vingt ans après 1789, nous
avions usé au moins sept ou huit Constitutions. Il faut faire confiance au
développement économique, au temps, à l'essor des classes moyennes : la
démocratie procédera du peuple russe lui-même. La
thèse d'une exportation de la démocratie est une thèse dangereuse : l'idéologie
selon laquelle l'Occident devrait exporter ses valeurs, ses normes, ses
standards, ne peut qu'alimenter des remugles de guerre froide. Il faut
toujours essayer de comprendre ce qu'il y a dans la tête de l'autre : les
Russes considèrent que les Occidentaux et particulièrement les États-Unis n'ont
pas renoncé à la politique du « régime change ».
Ils n'ont pas oublié le Kosovo, l'Irak, la Libye, etc. La Russie défend ses intérêts géopolitiques mais elle n'est pas l'URSS. Celle-ci a disparu depuis vingt-trois ans. Il faut accepter que chaque pays évolue à son rythme et choisisse lui-même son destin. Je me réfère toujours à Jacques Berque qui disait que chaque peuple doit trouver en lui-même et dans ses motivations les raisons d'emprunter des concepts qui lui sont de prime abord étrangers, mais qu'on ne peut les lui imposer de force.
Ils n'ont pas oublié le Kosovo, l'Irak, la Libye, etc. La Russie défend ses intérêts géopolitiques mais elle n'est pas l'URSS. Celle-ci a disparu depuis vingt-trois ans. Il faut accepter que chaque pays évolue à son rythme et choisisse lui-même son destin. Je me réfère toujours à Jacques Berque qui disait que chaque peuple doit trouver en lui-même et dans ses motivations les raisons d'emprunter des concepts qui lui sont de prime abord étrangers, mais qu'on ne peut les lui imposer de force.
L'Europe
a besoin de la Russie ?
Puisque
de l'autre côté il y a un projet de zone de libre-échange eurasiatique,
pourquoi ne pas essayer de penser le problème dans son ensemble, de Brest à
Vladivostok ? C'était l'esprit du partenariat stratégique conclu entre l'Union
européenne et la Russie en 2003 : créer un vaste espace de libre circulation de
l'Atlantique au Pacifique. Et depuis lors les intérêts se sont interpénétrés :
il y a beaucoup d'investissements occidentaux, allemands et français en Russie,
des interdépendances énergétiques et industrielles de toute nature. Il faut
essayer de voir comment on peut aller vers cet espace de libre circulation qui
doit, bien sûr, inclure l'Ukraine.
Vous dénoncez également la « russophobie ambiante »...
La
Russie est devenue un très grand pays à la fin du XVIIIe siècle, avec la Grande
Catherine et Alexandre Ier, Napoléon l'apprit à ses dépens. Mais la Russie a
longtemps fait peur. Chez les Allemands et les Anglo-Saxons, il y a eu une
russophobie politique, rivalité géopolitique de la Grande-Bretagne avec
l'Empire russe, comme l'ont manifesté au XIXe siècle la guerre de Crimée et le
« Grand Jeu » en Asie centrale. Entre les
États-Unis et l'URSS, ce fut la guerre froide de 1917 à 1990.
Les Allemands en 1918 et 1941 ont eu la tentation de s'étendre à l'Est en refoulant les Slaves, selon la vieille thèse pangermaniste. Cette tentation a heureusement disparu et la politique allemande vis-à-vis de la Russie est devenue infiniment plus sage.
En France, il y a une russophobie idéologique. Elle a été formulée en 1839 par le marquis de Custine dans sa célèbre formule : « La Sibérie commence à la Vistule. » Cette russophobie idéologique est profondément contraire à l'intérêt de notre pays, et j'ajoute à celui d'une Europe pacifique. Dans Le Monde par exemple, l'historienne Françoise Thom parle de « choix de civilisation » s'agissant de l'Ukraine : allons-nous revenir à la guerre des civilisations dont parlait Samuel Huntington en 1994 ? Si Bernard-Henri Lévy et quelques autres pouvaient ressusciter Staline, ça leur donnerait enfin des raisons de vivre !
Les Allemands en 1918 et 1941 ont eu la tentation de s'étendre à l'Est en refoulant les Slaves, selon la vieille thèse pangermaniste. Cette tentation a heureusement disparu et la politique allemande vis-à-vis de la Russie est devenue infiniment plus sage.
En France, il y a une russophobie idéologique. Elle a été formulée en 1839 par le marquis de Custine dans sa célèbre formule : « La Sibérie commence à la Vistule. » Cette russophobie idéologique est profondément contraire à l'intérêt de notre pays, et j'ajoute à celui d'une Europe pacifique. Dans Le Monde par exemple, l'historienne Françoise Thom parle de « choix de civilisation » s'agissant de l'Ukraine : allons-nous revenir à la guerre des civilisations dont parlait Samuel Huntington en 1994 ? Si Bernard-Henri Lévy et quelques autres pouvaient ressusciter Staline, ça leur donnerait enfin des raisons de vivre !
Comment
jugez-vous Vladimir Poutine ?
Après
l'effondrement économique de la Russie dont le PNB avait diminué de moitié dans
la décennie qui a suivi la fin de l'URSS, Poutine a considérablement amélioré
la situation économique (croissance moyenne de 7 % l'an de 2000 à 2010). Il a
pris des mesures socialement appréciées. Paradoxalement, il a contribué à
développer une classe moyenne qui ne lui est d'ailleurs pas particulièrement
favorable. Il a enfin rétabli le rôle international de la Russie. L'opinion
publique russe l'apprécie. Les médias français pour la plupart donnent une
vision au mieux réductrice de la réalité russe. Des choses peuvent nous choquer
bien sûr : la « propagande homosexuelle » à l'égard des mineurs est réprimée
par la loi. C'est une formulation qui prête à beaucoup d'interprétations. Mais
on oublie qu'en France il y a trente ans, les atteintes aux mineurs étaient plus
lourdement sanctionnées pour les homosexuels. Ça ne peut pas être le seul
étalon sur lequel juger un pays. La peine de mort n'a pas été abolie en Russie,
mais il y a un moratoire, et pas d'exécutions. On ne peut pas en dire autant de
tous les pays, y compris certains de nos alliés les plus proches. Une majorité
de la population soutient Vladimir Poutine, l'opposition est divisée. M.
Navalny, chef de file des opposants, a fait 28 % des voix à Moscou.
Vladimir
Poutine aime à se présenter comme l'héritier des racines chrétiennes de
l'Europe...
Est-ce
que nous sommes dans l'affrontement entre chrétiens d'Orient et chrétiens
d'Occident ? Interrogés par sondage, 74 % des Russes de moins de 30 ans
ignorent la signification du « filioque », la querelle théologique qui en 1054
a abouti au schisme entre l'Église byzantine et l'Église catholique de Rome. Il
s'agissait de savoir si le Saint-Esprit procédait du Père ou à la fois du Père
et du Fils. Ce qui m'étonne, c'est que 26 % des jeunes Russes savent encore de
quoi il retourne ! La société russe est plus religieuse que la nôtre : il
suffit de se promener dans les basiliques de l'Anneau d'Or pour voir de très
nombreux fidèles, toutes générations confondues, prier avec ferveur devant les
icônes.
La
vérité est que la Russie a un problème d'identité, elle a été ramenée à ses
frontières du XVIe siècle, elle voit que l'Otan s'est étendue bien au-delà des
frontières de l'Allemagne occidentale, contrairement à l'accord de 1990. Les
Russes se souviennent que l'Otan a voulu s'étendre à la Géorgie et à l'Ukraine
en 2006 – la France et l'Allemagne s'y étant alors opposées. Ils considèrent
que leur statut de grande puissance serait menacé par l'extension de l'Otan à
ces deux pays. Ils exagèrent probablement la menace, mais ils ne rentrent pas
facilement dans les raisonnements des dirigeants occidentaux. On a vu beaucoup de ceux-ci, il y a quelques
semaines, se propulser place Maïdan en tenant des propos déraisonnables, ou en
s'affichant en compagnie de personnages fort peu recommandables. Était-ce bien
prudent ? L'accord passé avec Ianoukovitch et paraphé par les trois ministres
des Affaires étrangères d'Allemagne, de France et de Pologne a été ensuite vidé
de sa substance.
Et
on parle d'ingérence !
Vous
parlez dans votre livre de l'inéluctabilité de cette « Europe à géométrie
variable », seule solution pour gérer une Europe à 28 et plus...
Pourquoi ne pas imaginer des liens entre l'euro – monnaie unique ou commune – et le rouble : l'Europe représente plus de la moitié des importations-exportations russes. On a une forte interdépendance en matière énergétique et économique : peu de Français savent que plus d'un million d'automobiles construites en Russie, soit un tiers du total, sont produites par des marques françaises... Peu de gens ont l'idée des énormes investissements faits dans la péninsule de Yamal pour mettre en valeur des gisements de gaz naturel. Ce sont des investissements considérables (30 milliards) dans lesquels Total notamment intervient. La Russie est un pays réémergent proche, Moscou est à trois heures de Paris. Les entreprises françaises installées en Russie ne souhaitent pas du tout que la crise s'envenime.
Pourquoi ne pas imaginer des liens entre l'euro – monnaie unique ou commune – et le rouble : l'Europe représente plus de la moitié des importations-exportations russes. On a une forte interdépendance en matière énergétique et économique : peu de Français savent que plus d'un million d'automobiles construites en Russie, soit un tiers du total, sont produites par des marques françaises... Peu de gens ont l'idée des énormes investissements faits dans la péninsule de Yamal pour mettre en valeur des gisements de gaz naturel. Ce sont des investissements considérables (30 milliards) dans lesquels Total notamment intervient. La Russie est un pays réémergent proche, Moscou est à trois heures de Paris. Les entreprises françaises installées en Russie ne souhaitent pas du tout que la crise s'envenime.
Et
l'alliance américaine ?
Nous devons maintenir l'alliance avec les États-Unis, mais
une alliance ne se confond pas avec une subordination. Le XXIe siècle ne
doit pas se résumer au tête-à-tête de la Chine et des États-Unis. Il est
souhaitable que l'Europe s'organise pour exister par elle-même. On doit
réfléchir à une Europe à géométrie variable associant différents pays, chacun
choisissant la manière dont il veut faire converger sa politique vers un
intérêt général européen commun.
Depuis
huit mois, Européens et Américains négocient un accord commercial baptisé «
Traité transatlantique », qui vise à améliorer les conditions du libre-échange
entre les deux rives de l'Atlantique : avons-nous quelque chose à gagner dans
cet accord ?
Ma critique fondamentale, c'est que la parité de l'euro avec le dollar peut varier dans une proportion qui va de 1 à 2. L'euro était à 0,82 dollar en 2000, et en 2006 à 1,60 dollar. Alors que signifie dans ces conditions la suppression de ce qui reste de nos droits de douane (3 à 4 %) et l'harmonisation des normes ?
Ma critique fondamentale, c'est que la parité de l'euro avec le dollar peut varier dans une proportion qui va de 1 à 2. L'euro était à 0,82 dollar en 2000, et en 2006 à 1,60 dollar. Alors que signifie dans ces conditions la suppression de ce qui reste de nos droits de douane (3 à 4 %) et l'harmonisation des normes ?
Aujourd'hui,
l'euro est à 1,40, un niveau très élevé pour l'économie française à la
différence de l'économie allemande excédentaire sur les États-Unis. Derrière
cet accord, il y a la volonté des États-Unis de regrouper tous les pays des
bords de l'Atlantique comme ceux du Pacifique pour isoler la Chine.
Il
y a enfin la volonté de certaines grandes firmes multinationales d'aller
s'installer dans des plates-formes à bas coût : Mexique, mais aussi États-Unis
pour des raisons monétaires. Je ne vois vraiment pas ce que la France peut y
gagner.
Que
pensez-vous des sanctions prises jeudi par l'Union européenne ?
Les
sanctions européennes sont une arme à double tranchant. Elles visent l'ensemble
des nationaux russes, à la différence des mesures américaines qui concernent
les responsables, en dehors de Vladimir Poutine toutefois... La seule qualité
que je vois à ces sanctions européennes est qu'elles sont aisément
réversibles...
Propos recueillis par Eugénie
Bastié et Vincent Tremolet de Villers (Le Figaro 8 mars 2014).
Source : Le blog de
Jean-Pierre Chevènement 8 Mars 2014
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire