dimanche 15 janvier 2017

Adresse de notre collaborateur Marcel Amondji au colloque de l’ASCAD en hommage à Bernard Binlin Dadié à l’occasion de son 100e anniversaire.

Bernard B. Dadié, le 22 septembre 2016, jour d'ouverture du colloque

Cher ami[1],
Tu m'as fait l'immense honneur de m'inviter à m’exprimer, par ta voix, devant les éminents chercheurs réunis ici en l’honneur du maître Bernard Dadié, sur une idée que m’avait inspirée la vie de son père, Gabriel Dadié, et le parallélisme notoire entre cette vie-là et la sienne.
C’était l’idée directrice d’un exercice oral qui eut lieu en novembre 2014 sous le titre : « Les Dadié, de Gabriel à Bernard. Histoire d’une fidélité ». Cet exercice fait aujourd’hui partie d’un petit livre où il fait suite à une courte étude intitulée : « De Climbié à Carnet de prison. L’invention de la littérature ivoirienne »[2]. Destinée d’abord à la revue « Peuples noirs peuples africains » du regretté Mongo Béti, cette étude y avait paru en 1986, dans le numéro 53/54, sous le titre : « Un anniversaire ivoirien. Climbié de Bernard Dadié trente ans après ». La principale différence entre ces deux textes c’est que lorsque j’écrivais le premier je ne connaissais Bernard Dadié que de nom et seulement à travers son œuvre, tandis qu’en 2014 il y avait déjà près de vingt ans que j’entretenais avec lui une relation suivie, pleine de bienveillance de sa part, toute respectueuse de la mienne et franchement amicale de part et d’autre.
Je vous fais grâce des détails de l’histoire de notre rencontre. C’est qu’il s’est agi de ma part et totalement à l’insu de Bernard Dadié, d’une vraie course poursuite de 36 ans, commencée le 28 juillet 1959 et qui se termina miraculeusement, le 4 février 1995 au soir, sur la fameuse terrasse où il a coutume de recevoir ses visiteurs. C’est aussi cette nuit-là que Nicole Vincileoni, dont je fis la connaissance à cette occasion, me fit don de son livre « Comprendre l’œuvre de Bernard Dadié » où, depuis lors, je vais souvent vérifier ce que je sais déjà sur le père et le fils, ou puiser selon les occasions ce que j’ai encore besoin de savoir sur eux.
Mais revenons à notre sujet.
Le grand patriote G. Dadié (1891-1953),
pionnier du mouvement anticolonialiste ivoirien
Né à Assinie en 1891, Gabriel Dadié appartenait, comme mon propre père, à la génération de ceux qui, dès le début de la colonisation, firent le choix de participer à ce qu’on leur avait présenté – et qu’en toute bonne foi eux-mêmes considéraient – comme une mission civilisatrice. Dans les années 1910 et 1920, ayant déjà pris leurs distances avec « le monde qui s’effondrait » plus ou moins rapidement tout autour d’eux, ils lorgnaient avidement vers ce qui était en train de lui succéder et, au-delà, vers l’avenir, tout simplement. Ce qu’ils ne savaient pas encore, c’est que c’était un avenir qui n’allait pas dépendre d’eux, qui n’allait pas leur ressembler, et dans lequel ils ne seraient pas précisément destinés à jouer les rôles qu’ils imaginaient.
Représentez-vous deux hommes, l’un noir l’autre blanc, marchant apparemment à la rencontre l’un de l’autre. Mais leur rencontre n’eut jamais lieu… Ce n’est pas la faute du noir, car lui, selon une formule que j’emprunte à Bernard Dadié, a toujours « fait l’effort de briser les barrières »… Seulement, plus il s’efforçait, plus le blanc, lui, traînait les pieds. Il ne s’agit pas, vous l’avez compris, de n’importe quel blanc, mais de cette sous-espèce particulière qu’on appelait « le colonial ».
Cette image d’une rencontre désirée par les uns et rendue impossible par les autres, c’est d’abord le journal du Français Georges Bailly, dont nous devons la révélation au professeur Georges Niamkey-Kodjo[3], qui me l’avait inspirée. Georges Bailly était aux ordres du fameux capitaine Marchand, qui lui avait confié une mission impossible dans Kong, le chef-lieu d’un royaume alors en pleine décadence. Mission impossible, car Georges Bailly n’était là qu’en faction, si je puis dire ; il n’avait pas permission de nouer de vraies relations avec les gens de Kong qui eux, l’avaient en général fort bien accueilli à son arrivée. Contrairement à son patron, cet ancien « marsouin » était un homme de paix. En tout cas, tel qu’il nous apparaît à travers son journal, il était dénué de toute vanité raciale. Qu’il s’agisse de « M. Mosko », un aventurier d’origine hongroise venu mourir à Kong en cette année 1895, des tirailleurs sous ses ordres ou des notables de Kong, ses rapports avec les gens qui l’entouraient étaient d’une remarquable simplicité. Rien en lui du surhomme convaincu d’être le représentant d’une race de civilisateurs nés. Toute sa conduite est celle d’un agent diplomatique accrédité dans un pays souverain, respectueux de ses hôtes et seulement attentif à être respecté d’eux. Bref, c’était un type de colonial auquel la légende dorée de l’Empire de même nom ne nous a guère habitués. Au reste, déjà rarissime à cette époque-là, ce type devait rapidement disparaître pour laisser la place aux loups cerviers de l’espèce Angoulvant ou Péchoux, etc…
A l’époque où Georges Bailly écrivait son journal, la France hésitait encore entre deux façons de conduire sa prétendue mission civilisatrice : la manière politique et relativement pacifique du capitaine Binger, le premier gouverneur de cette colonie, et celle, brutale et sanguinaire, de gens comme Marchand. Le bon et naïf Bailly ignorait apparemment ce débat mais son journal et ses lettres n’en révèlent que mieux la nature et l’enjeu. C’est le récit terre à terre d’une rencontre qui n’eût pas été impossible si la même bonne foi avait toujours régné de part et d’autre. En comparant ce récit avec ceux des acteurs sans états d’âme de la conquête militaire ­­­­ qu’ils appelaient « la pacification » , on comprend que si dès ce moment-là nos pères ne pouvaient plus éviter de perdre leur indépendance, cela aurait pu se faire d’une manière qui n’impliquait pas nécessairement la destruction totale de leurs sociétés, ni leur avilissement méthodique.
Dans « Vrais Noirs et Vrais Blancs au XXe siècle » paru en 1922, un livre écrit, selon son auteur, en réaction à « Batouala », le roman qui avait valu le prix Goncourt à René Maran l’année précédente, un certain Joseph Blache, que Gabriel Dadié a pu connaître, justifie ainsi sa réticence et celle de la plupart de ses congénères : « Le défaut du noir en général (…) est de ne pas aimer l’évolution sage, mais de chercher toujours par esprit d’imitation du blanc, des résultats immédiats ! Son enthousiasme est au début sans égal, mais il le brûle trop vite en feu de paille (…). De cette petite manie qui est une des caractéristiques du noir, j’ai eu souvent des exemples amusants, par exemple à Bingerville, ville de fonctionnaires exclusivement, ou l’élément blanc est nombreux, à cause du siège du gouvernement. Les noirs de l’endroit, employés comme écrivains, interprètes, boys, plantons, sont nombreux également. Et comme ces derniers ont souvent assisté à des réunions de blancs, à des bals, ont vu le cercle, etc., etc… ; ils ont éprouvé, bien entendu, le légitime désir d’avoir aussi leur cercle, une société pour des bals, mais à l’européenne. » Suit la description, dans le même esprit, d’un « bal nègre » des plus typiques, organisé par une association dénommée la « Jeunesse élégante » : « Fort comiques mes jeunes gens de la "Jeunesse élégante", poursuit Blache, et j’en ai ri. Mais j’ai cessé de rire quand j’ai vu dans la même cité, et peut-être même par les mêmes individus, en tout cas dans la même salle de la "La Jeunesse élégante", se réunir une véritable société de Secours mutuels dite "Société de secours mutuels des originaires de la Côte d’Ivoire" ».[4]
Il s’agit de la réunion, le 4 janvier 1914, du bureau exécutif de ladite société comprenant président, vice-président, secrétaire, trésorier, membres titulaires et membres suppléants, portant des patronymes dont plusieurs se retrouvent aujourd’hui encore en très bonne place dans la nomenklatura ivoirienne. On n’y voit pas le nom de Gabriel Dadié, mais il y est question de « camarades résidant hors du chef-lieu » – c’était son cas –, avec lesquels le bureau était en relation à travers son trésorier. D’autre part, le président de la Société, l’interprète principal Coffie, était un ami personnel de Gabriel Dadié. Il est donc plus que probable que celui-ci appartenait aussi à ladite Société. Et, d’après ce qu’on sait aujourd’hui de son histoire personnelle, il en était même très probablement l’un des membres les plus actifs.
Blache a reproduit in extenso le procès-verbal de cette séance, qui se termine ainsi : « Le Secrétaire, dans un bref discours improvisé, souhaite tout d’abord au nom de la Société une bonne année à ses membres et trace ensuite la vie de cette institution au cours de l’année qui vient d’échoir en demandant à ce que la bonne entente si bien commencée entre tous puisse continuer à régner pour mieux conserver le bon renom de notre chère Société, une des premières institutions qui marque un pas en avant de la civilisation française, qui nous est un si grand exemple ».
On le sent bien dans le récit de Blache : l’indigène qui s’habille comme un blanc pour danser au bal fait rire ou fait pitié ; mais quand il tient des réunions et fait des discours, il ne fait plus rire, il inquiète.
La référence au livre de Joseph Blache m’a paru utile pour montrer deux choses – en fait, une chose et son contraire – dont les influences réciproques ne seront pas sans répercussions sur le destin de Bernard Dadié : la première, c’est cette volonté manifeste de la future élite indigène de se constituer, de se prendre en main et d’entrer résolument dans la modernité ; la deuxième, c’est l’effet étrange que cette volonté et ses manifestations font aux Européens, fonctionnaires civils, militaires, employés des compagnies commerciales et colons proprement dits, qui les voient venir.
Car, hélas !, ce qui nous est venu de France alors et depuis lors, ce ne sont pas les principes et les idéaux de 1789 ou de 1848, mais des hommes de chair et d’os, et pas précisément les plus vertueux…
On imagine les difficultés et les problèmes auxquels devaient faire face ces jeunes « évolués », comme on disait alors, amoureux du progrès, amoureux de la civilisation française, totalement loyaux envers le pouvoir qui les employait, et qui étaient regardés à cause de cela même comme de potentiels ennemis par ceux avec lesquels ils croyaient collaborer dans le même projet. Tous ne tardèrent pas à être profondément déçus par un système foncièrement inégalitaire et raciste. Beaucoup finirent pourtant par s’y soumettre en silence. Pas Gabriel Dadié.
Celui que Nicole Vincileoni appelle « le pionnier des temps nouveaux » s’éteignit prématurément en 1953. Jusqu’à son dernier souffle, il fut de tous les combats pour que le système devienne plus juste, plus égalitaire et également profitable à tous, blancs et noirs. Ainsi il sera le principal initiateur du Syndicat agricole africain (SAA) dont il confiera la présidence à son ami Félix Houphouët.
L’année qui précéda sa mort, à la journaliste Claude Gérard curieuse de savoir « Quelles pouvaient être au soir de sa vie les réflexions de ce premier citoyen français noir de la Côte d’Ivoire, (…) », Gabriel Dadié aurait fait cette remarque qui résume le sens du combat de toute sa vie : « Si la France (…) se fût montrée capable de faire respecter les droits qu’elle avait reconnus à ses ressortissants d’Outre-mer, alors une Union française véritable aurait pu voir le jour… Mais que signifient des textes votés à Paris et non appliqués en Afrique ? Une constitution qui reste lettre morte en dehors de la métropole ? ».[5]
Vous pouvez sourire et penser : « mais, c’est du dépit amoureux ! ». C’est en effet du dépit amoureux. Mais, connaissant bien l’homme qui parlait ainsi, et sachant aussi ce qui se passait à cette époque-là dans diverses parties de la soi-disant Union française – la guerre d’Indochine n’était pas encore finie ; celle d’Algérie allait bientôt commencer ; chez nous, après les tragédies des années 1949 et 1950, la paix régnait, mais beaucoup pensaient déjà qu’elle était factice et qu’elle avait été trop chèrement payée. Bref, dans toutes ses possessions, la France réelle ne montrait aucune volonté de ressembler à cette France idéale dont les « jeunes gens de la "Jeunesse élégante" » rêvaient à haute voix vers 1914. Le temps où un Gabriel Dadié pouvait nourrir de vaines espérances sur la politique coloniale de la France était révolu depuis belle lurette –, il faut plutôt entendre ses reproches comme l’expression authentique d’une extraordinaire fidélité d’un être à soi-même.
De ce point de vue aussi, l’homme et le citoyen Bernard Dadié a été profondément influencé par ce père. Rappelez-vous cette image extraordinaire : le président du Congrès national de la résistance pour la démocratie (CNRD), cet organisme œcuménique où, depuis le 2 mars 2006, tout l’honneur de cette nation malheureuse s’est réfugié sous son égide, côte à côte avec l’ambassadeur de France, et prônant avec lui une pancarte portant l’inscription : « Je suis Charlie ». Cette image a pu surprendre nombre de ses fans, mais je suis sûr qu’il y eut peu de gens d’assez mauvaise foi pour y voir autre chose qu’une nouvelle et magistrale illustration de la leçon d’humanité qu’à l’exemple de son père, Bernard Dadié nous as aussi enseignée tout au long de ce siècle qu’il a déjà vécu.
Merci, cher ami, de m’avoir prêté ta voix.

Marcel Amondji (1er septembre 2016)


[1] - Comme on le voit, cette intervention se présente sous la forme d’une lettre à un ami, le professeur Séry Bailly, qui m’avait fait l’immense honneur de m’associer à cet événement. Malheureusement j’étais dans l’impossibilité d’y être physiquement présent aux dates prévues. Aussi j’ai demandé et il m’a été exceptionnellement accordé d’y participer sous cette forme épistolaire.
[2] - Anibwe, Paris (2012) 2016.
[3] - G. Niamkey-Kodjo, « Fin de siècle en Côte d’Ivoire (1894-1895). La ville de Kong et Samori d’après le journal inédit du Français Georges Bailly ».
[4] - Maurice Caillette éditeur, Orléans 1922 ; pp. 310-315.
[5] - C. Gérard, « Les pionniers de l’indépendance », 1975.

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