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Bernard B. Dadié, le 22 septembre 2016, jour d'ouverture du colloque |
Tu m'as fait l'immense honneur
de m'inviter à m’exprimer, par ta voix, devant les éminents chercheurs réunis
ici en l’honneur du maître Bernard Dadié, sur une idée que m’avait inspirée la
vie de son père, Gabriel Dadié, et le parallélisme notoire entre cette vie-là
et la sienne.
C’était l’idée directrice d’un
exercice oral qui eut lieu en novembre 2014 sous le titre : « Les Dadié, de Gabriel à Bernard.
Histoire d’une fidélité ». Cet exercice fait aujourd’hui partie d’un
petit livre où il fait suite à une courte étude intitulée : « De Climbié à Carnet de prison.
L’invention de la littérature ivoirienne »[2].
Destinée d’abord à la revue « Peuples noirs peuples africains » du
regretté Mongo Béti, cette étude y avait paru en 1986, dans le numéro 53/54,
sous le titre : « Un
anniversaire ivoirien. Climbié de Bernard Dadié trente ans après ». La
principale différence entre ces deux textes c’est que lorsque j’écrivais le
premier je ne connaissais Bernard Dadié que de nom et seulement à travers son
œuvre, tandis qu’en 2014 il y avait déjà près de vingt ans que j’entretenais
avec lui une relation suivie, pleine de bienveillance de sa part, toute respectueuse
de la mienne et franchement amicale de part et d’autre.
Je vous fais grâce des détails
de l’histoire de notre rencontre. C’est qu’il s’est agi de ma part et
totalement à l’insu de Bernard Dadié, d’une vraie course poursuite de 36 ans, commencée
le 28 juillet 1959 et qui se termina miraculeusement, le 4 février 1995 au soir,
sur la fameuse terrasse où il a coutume de recevoir ses visiteurs. C’est aussi cette
nuit-là que Nicole Vincileoni, dont je fis la connaissance à cette occasion, me
fit don de son livre « Comprendre
l’œuvre de Bernard Dadié » où, depuis lors, je vais souvent vérifier ce
que je sais déjà sur le père et le fils, ou puiser selon les occasions ce que j’ai
encore besoin de savoir sur eux.
Mais
revenons à notre sujet.
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Le grand patriote G. Dadié (1891-1953), pionnier du mouvement anticolonialiste ivoirien |
Né
à Assinie en 1891, Gabriel Dadié appartenait, comme mon propre père, à la
génération de ceux qui, dès le début de la colonisation, firent le choix de
participer à ce qu’on leur avait présenté – et qu’en toute bonne foi eux-mêmes
considéraient – comme une mission civilisatrice. Dans les années 1910 et 1920,
ayant déjà pris leurs distances avec « le
monde qui s’effondrait » plus ou moins rapidement tout autour
d’eux, ils lorgnaient avidement vers ce qui était en train de lui succéder et, au-delà,
vers l’avenir, tout simplement. Ce qu’ils ne savaient pas encore, c’est que
c’était un avenir qui n’allait pas dépendre d’eux, qui n’allait pas leur
ressembler, et dans lequel ils ne seraient pas précisément destinés à jouer les
rôles qu’ils imaginaient.
Représentez-vous
deux hommes, l’un noir l’autre blanc, marchant apparemment à la rencontre l’un
de l’autre. Mais leur rencontre n’eut jamais lieu… Ce n’est pas la faute du
noir, car lui, selon une formule que j’emprunte à Bernard Dadié, a toujours « fait l’effort de briser les
barrières »… Seulement, plus il s’efforçait, plus le blanc, lui,
traînait les pieds. Il ne s’agit pas, vous l’avez compris, de n’importe quel
blanc, mais de cette sous-espèce particulière qu’on appelait « le
colonial ».
Cette
image d’une rencontre désirée par les uns et rendue impossible par les autres,
c’est d’abord le journal du Français Georges Bailly, dont nous devons la
révélation au professeur Georges Niamkey-Kodjo[3],
qui me l’avait inspirée. Georges Bailly était aux ordres du fameux capitaine
Marchand, qui lui avait confié une mission impossible dans Kong, le chef-lieu
d’un royaume alors en pleine décadence. Mission
impossible, car Georges Bailly n’était là qu’en faction, si je puis dire ;
il n’avait pas permission de nouer de vraies relations avec les gens de Kong
qui eux, l’avaient en général fort bien accueilli à son arrivée. Contrairement
à son patron, cet ancien « marsouin » était un homme de paix.
En tout cas, tel qu’il nous apparaît à travers son journal, il était dénué de
toute vanité raciale. Qu’il s’agisse de « M. Mosko », un aventurier
d’origine hongroise venu mourir à Kong en cette année 1895, des tirailleurs
sous ses ordres ou des notables de Kong, ses rapports avec les gens qui
l’entouraient étaient d’une remarquable simplicité. Rien en lui du surhomme
convaincu d’être le représentant d’une race de civilisateurs nés. Toute sa
conduite est celle d’un agent diplomatique accrédité dans un pays souverain, respectueux
de ses hôtes et seulement attentif à être respecté d’eux. Bref, c’était un type
de colonial auquel la légende dorée de l’Empire de même nom ne nous a guère
habitués. Au reste, déjà rarissime à cette époque-là, ce type devait rapidement
disparaître pour laisser la place aux loups cerviers de l’espèce Angoulvant ou
Péchoux, etc…
A
l’époque où Georges Bailly écrivait son journal, la France hésitait encore
entre deux façons de conduire sa prétendue mission civilisatrice : la
manière politique et relativement pacifique du capitaine Binger, le premier
gouverneur de cette colonie, et celle, brutale et sanguinaire, de gens comme
Marchand. Le bon et naïf Bailly ignorait apparemment ce débat mais son journal
et ses lettres n’en révèlent que mieux la nature et l’enjeu. C’est le récit
terre à terre d’une rencontre qui n’eût pas été impossible si la même bonne foi
avait toujours régné de part et d’autre. En comparant ce récit avec ceux des
acteurs sans états d’âme de la conquête militaire –
qu’ils appelaient « la pacification » –,
on comprend que si dès ce moment-là nos pères ne pouvaient plus éviter de
perdre leur indépendance, cela aurait pu se faire d’une manière qui
n’impliquait pas nécessairement la destruction totale de leurs sociétés, ni
leur avilissement méthodique.
Dans
« Vrais Noirs et Vrais Blancs au XXe siècle » paru en 1922, un livre
écrit, selon son auteur, en réaction à « Batouala », le roman qui
avait valu le prix Goncourt à René Maran l’année précédente, un certain Joseph
Blache, que Gabriel Dadié a pu connaître, justifie ainsi sa réticence et celle
de la plupart de ses congénères : « Le défaut du noir en général
(…) est de ne pas aimer l’évolution sage, mais de chercher toujours par esprit
d’imitation du blanc, des résultats immédiats ! Son enthousiasme est au
début sans égal, mais il le brûle trop vite en feu de paille (…). De cette
petite manie qui est une des caractéristiques du noir, j’ai eu souvent des
exemples amusants, par exemple à Bingerville, ville de fonctionnaires
exclusivement, ou l’élément blanc est nombreux, à cause du siège du
gouvernement. Les noirs de l’endroit, employés comme écrivains, interprètes,
boys, plantons, sont nombreux également. Et comme ces derniers ont souvent
assisté à des réunions de blancs, à des bals, ont vu le cercle, etc.,
etc… ; ils ont éprouvé, bien entendu, le légitime désir d’avoir aussi leur
cercle, une société pour des bals, mais à l’européenne. » Suit la
description, dans le même esprit, d’un « bal nègre » des plus
typiques, organisé par une association dénommée la « Jeunesse
élégante » : « Fort comiques mes jeunes gens de la
"Jeunesse élégante", poursuit Blache, et j’en ai ri. Mais j’ai
cessé de rire quand j’ai vu dans la même cité, et peut-être même par les mêmes
individus, en tout cas dans la même salle de la "La Jeunesse
élégante", se réunir une véritable société de Secours mutuels dite
"Société de secours mutuels des originaires de la Côte
d’Ivoire" ».[4]
Il
s’agit de la réunion, le 4 janvier 1914, du bureau exécutif de ladite société
comprenant président, vice-président, secrétaire, trésorier, membres titulaires
et membres suppléants, portant des patronymes dont plusieurs se retrouvent
aujourd’hui encore en très bonne place dans la nomenklatura ivoirienne.
On n’y voit pas le nom de Gabriel Dadié, mais il y est question de
« camarades résidant hors du chef-lieu » – c’était son cas –, avec
lesquels le bureau était en relation à travers son trésorier. D’autre part, le
président de la Société, l’interprète principal Coffie, était un ami personnel
de Gabriel Dadié. Il est donc plus que probable que celui-ci appartenait aussi
à ladite Société. Et, d’après ce qu’on sait aujourd’hui de son histoire
personnelle, il en était même très probablement l’un des membres les plus
actifs.
Blache
a reproduit in extenso le procès-verbal de cette séance, qui se termine
ainsi : « Le Secrétaire, dans un bref discours improvisé, souhaite
tout d’abord au nom de la Société une bonne année à ses membres et trace
ensuite la vie de cette institution au cours de l’année qui vient d’échoir en
demandant à ce que la bonne entente si bien commencée entre tous puisse
continuer à régner pour mieux conserver le bon renom de notre chère Société,
une des premières institutions qui marque un pas en avant de la civilisation
française, qui nous est un si grand exemple ».
On
le sent bien dans le récit de Blache : l’indigène qui s’habille comme un
blanc pour danser au bal fait rire ou fait pitié ; mais quand il tient des
réunions et fait des discours, il ne fait plus rire, il inquiète.
La
référence au livre de Joseph Blache m’a paru utile pour montrer deux
choses – en fait, une chose et son contraire – dont les influences
réciproques ne seront pas sans répercussions sur le destin de Bernard
Dadié : la première, c’est cette volonté manifeste de la future élite
indigène de se constituer, de se prendre en main et d’entrer résolument
dans la modernité ; la deuxième, c’est l’effet étrange que cette volonté et ses
manifestations font aux Européens, fonctionnaires civils, militaires, employés
des compagnies commerciales et colons proprement dits, qui les voient venir.
Car, hélas !, ce qui nous est
venu de France alors et depuis lors, ce ne sont pas les principes et les idéaux
de 1789 ou de 1848, mais des hommes de chair et d’os, et pas précisément les
plus vertueux…
On
imagine les difficultés et les problèmes auxquels devaient faire face ces
jeunes « évolués », comme on disait alors, amoureux du progrès,
amoureux de la civilisation française, totalement loyaux envers le pouvoir qui
les employait, et qui étaient regardés à cause de cela même comme de potentiels
ennemis par ceux avec lesquels ils croyaient collaborer dans le même projet.
Tous ne tardèrent pas à être profondément déçus par un système foncièrement
inégalitaire et raciste. Beaucoup finirent pourtant par s’y soumettre en
silence. Pas Gabriel Dadié.
Celui que Nicole Vincileoni appelle
« le pionnier des temps nouveaux »
s’éteignit
prématurément en 1953. Jusqu’à son dernier souffle, il fut de tous les combats
pour que le système devienne plus juste, plus égalitaire et également
profitable à tous, blancs et noirs. Ainsi il sera le principal initiateur du
Syndicat agricole africain (SAA) dont il confiera la présidence à son ami Félix
Houphouët.
L’année
qui précéda sa mort, à la journaliste Claude Gérard curieuse de savoir « Quelles
pouvaient être au soir de sa vie les réflexions de ce premier citoyen français
noir de la Côte d’Ivoire, (…) », Gabriel Dadié aurait fait cette
remarque qui résume le sens du combat de toute sa vie : « Si la
France (…) se fût montrée capable de faire respecter les droits qu’elle avait
reconnus à ses ressortissants d’Outre-mer, alors une Union française véritable
aurait pu voir le jour… Mais que signifient des textes votés à Paris et non
appliqués en Afrique ? Une constitution qui reste lettre morte en dehors
de la métropole ? ».[5]
Vous pouvez sourire et penser : « mais,
c’est du dépit
amoureux ! ». C’est en effet du dépit amoureux. Mais, connaissant
bien l’homme qui parlait ainsi, et sachant aussi ce qui se passait à cette
époque-là dans diverses parties de la soi-disant Union française – la guerre d’Indochine n’était pas encore finie ;
celle d’Algérie allait bientôt commencer ; chez nous, après les tragédies
des années 1949 et 1950, la paix régnait, mais beaucoup pensaient déjà qu’elle
était factice et qu’elle avait été trop chèrement payée. Bref, dans toutes ses
possessions, la France réelle ne montrait aucune volonté de ressembler à cette
France idéale dont les « jeunes gens de la "Jeunesse
élégante" » rêvaient
à haute voix vers 1914. Le
temps où un Gabriel Dadié pouvait nourrir de vaines espérances sur la politique
coloniale de la France était révolu depuis belle lurette –, il faut plutôt entendre
ses reproches comme l’expression authentique d’une extraordinaire fidélité d’un
être à soi-même.
De
ce point de vue aussi, l’homme et le citoyen Bernard Dadié a été profondément
influencé par ce père. Rappelez-vous cette image extraordinaire : le
président du Congrès national de la résistance pour la démocratie (CNRD), cet
organisme œcuménique où, depuis le
2 mars 2006, tout l’honneur de cette nation malheureuse s’est réfugié
sous son égide, côte à côte avec l’ambassadeur de France, et prônant avec lui
une pancarte portant l’inscription : « Je
suis Charlie ». Cette image a pu surprendre nombre de ses fans, mais je
suis sûr qu’il y eut peu de gens d’assez mauvaise foi pour y voir autre chose
qu’une nouvelle et magistrale illustration de la leçon d’humanité qu’à
l’exemple de son père, Bernard Dadié nous as aussi enseignée tout au long de ce
siècle qu’il a déjà vécu.
Merci, cher
ami, de m’avoir prêté ta voix.
Marcel Amondji (1er septembre 2016)
[1]
- Comme on le voit, cette intervention se présente sous la forme d’une lettre à
un ami, le professeur Séry Bailly, qui m’avait fait l’immense honneur de m’associer
à cet événement. Malheureusement j’étais dans l’impossibilité d’y être
physiquement présent aux dates prévues. Aussi j’ai demandé et il m’a été exceptionnellement
accordé d’y participer sous cette forme épistolaire.
[3] - G.
Niamkey-Kodjo, « Fin de siècle en
Côte d’Ivoire (1894-1895). La ville de Kong et Samori d’après le journal inédit
du Français Georges Bailly ».
[4] - Maurice Caillette éditeur,
Orléans 1922 ; pp. 310-315.
[5] - C. Gérard, « Les pionniers de l’indépendance », 1975.
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