1984-2014.
Voici
30 ans, avec l’année qui s’achève, paraissait le tout premier ouvrage critique
sur le régime néocolonialiste fantoche d'Houphouët signé par un auteur
ivoirien, en l'occurrence notre collaborateur Marcel Amondji. Pour marquer cet
anniversaire, nous offrons à nos amis lecteurs la « conclusion » de « Félix
Houphouët et la Côte d'Ivoire. L'envers d'une légende »[1].
Ceux qui reliront cet ouvrage ou qui le découvriront à cette occasion verront
qu'il n'a presque rien perdu de son actualité.
La Rédaction
Conclusion
de
« Félix
Houphouët et la Côte d'Ivoire. L'envers d'une légende »
Le prodige serait une légère poussée
contre le mur.
Ce serait de pouvoir secouer cette
poussière.
Paul Éluard
Les colonisateurs n'ont pas été particulièrement portés à manifester
de la considération pour les idées, les actes ou la vie de leurs adversaires,
qu'ils soient ou non des monarques prestigieux, des guerriers pleins de
bravoure ou des organisateurs politiques éminents. Le destin de F. Houphouët
n'infirme pas cette règle. Il ne serait vraiment exceptionnel et différent que
si, grâce à lui, la Côte d’Ivoire avait pu échapper au traitement que les
puissances impérialistes réservent aux pays faibles. Or, malgré toute la bonne
volonté de son dirigeant, le pays n'a pas échappé au lot commun. Considéré sous
l'angle des rapports traditionnels de l'Afrique avec les puissances
impérialistes, avec quelques particularités, le sort de la Côte d’Ivoire et du
peuple ivoirien est le même que celui de la plupart des pays et des peuples du
continent, aujourd'hui comme hier.
C'est une politique délibérée qui a empêché l'Afrique d'aborder le XXe
siècle avec des formes d'organisation issues, à la fois, de son propre passé,
de ses propres besoins et des exigences de l'époque. Les impérialistes
voulaient des peuples désespérés et sans mémoire. Ils usèrent de tous les
moyens pour parvenir à leurs fins : la ruse, la trahison et la force ouverte.
Les armes qui servirent à soumettre l'Afrique sont les mêmes qui firent la
guerre de 1870 ou celle de 14-18. Les Africains ne pouvaient leur opposer que
des lances et des flèches. S'ils firent souvent preuve d'une immense force
morale, elle leur coûta plus en vies humaines qu'elle n'en coûta à leurs
adversaires.
Aucun autre continent n'a connu, en aussi peu de temps, un si grand
nombre d'assassinats de dirigeants politique de qualité avant même qu'ils aient
pu développer toute la mesure de leur volonté d'action. A notre époque,
Rwagasore fut l'un des premiers, suivi par Um Nyobé, Lumumba, Moumié, Mondlane,
Mahgoub, Cabral, etc., etc. Ces meurtres continuaient les méthodes de la fin du
siècle dernier, par lesquelles les puissances européennes réduisirent les
peuples africains à leur merci.
La colonisation eut pour conséquences et pour conditions le démantèlement
de communautés entières ; la négation des valeurs qu'elles cultivaient et de
leurs droits humains les plus élémentaires ; le meurtre ou le bannissement des
dirigeants les plus irréductibles parce que les plus lucides et les plus
capables ; l'avilissement des autres. Puis, pendant des décennies, le labeur
servile de millions d'hommes et de femmes gonfla le patrimoine des bourgeoisies
métropolitaines, cependant que leurs propres pays, couverts à profusion
d'emblèmes étrangers, étaient à l'abandon.
Au moment où l'indépendance devint inéluctable, on recommença à
abattre massivement les têtes de l'Afrique, afin de la maintenir dans l'état où
il convenait aux monopoles coloniaux qu'elle demeurât.
Il faut sans cesse réfléchir à ce fait. Au Centrafrique, l'abbé
Bocanda disparaît dans un accident suspect d'aviation, et tout est changé. Ce
pays qui a vu naître un homme si généreux est mûr pour tomber sous la coupe
d'un Bokassa après le piteux intermède de David Dacko. Patrice Lumumba est
assassiné, et une poignée d'hommes seulement avec lui, et le Congo est livré
pour des années à la chienlit avec ou sans casquette. Au Ghana, l'élimination
télécommandée de Kwame Nkrumah suffit à plonger son pays dans une incertitude
qui ne paraissait pas avoir de fin, jusqu'à ce que Jerry Rawlings et ses
compagnons tentent leur action de redressement en cours.
L'histoire de la Guinée, après son refus mémorable du diktat de De
Gaulle, fut continuellement troublée par des provocations et des agressions qui
culminèrent dans le débarquement du 22 novembre 1970. C'était une opération
préparée et exécutée avec la participation de tous les centres impérialistes.
Si Sékou Touré avait été renversé alors, ou tué, ce pays se serait trouvé
brutalement sans tête en dépit de la pléthore des candidats à son remplacement.
Les impérialistes se servaient des Barry Ibrahima et des Nabi Youla pour
renverser S. Touré. Cependant, aucun des fantoches n'était du tout assuré
d'être l'homme qui serait choisi en fin de compte. L'affaire des stratèges de
Paris, Bonn et Washington n'était pas de porter l'un ou l'autre au pouvoir ;
c'était seulement de s'emparer de la Guinée et de ses richesses, en se servant
de leur ambition. En raison même de la puissance de l'organisation des masses
guinéennes et de leur vigilance, l'objectif de ces entreprises ne pouvait pas
consister en une simple substitution d'hommes, mais en la démoralisation de
tout un peuple. S. Touré ne gênait que parce qu'il avait su insuffler dans les
masses guinéennes la volonté de résister aux chants des sirènes impérialistes.
Il est clair, à considérer l'évolution désastreuse du Mali depuis la
chute de Modibo Keita ; la
quarantaine imposée au Bénin depuis 1972 ; les actions de diversion perpétrées
en Angola, en Ethiopie ou au Mozambique ; les complications artificielles de la
question namibienne ; le soutien constant et multiforme au régime de
l'apartheid ; les difficultés internes suscitées aux régimes Mugabé, Oboté et
Rawlings ; et les manœuvres sournoises en vue de paralyser l'OUA ; il est clair
que les impérialistes n'entendent pas tolérer en Afrique des régimes libres
pratiquant des politiques conformes à l'intérêt des peuples dans les conditions
de notre époque.
En revanche, le régime ivoirien est leur coqueluche.
La Côte d’Ivoire n'a pas été toujours ce paradis. F. Houphouët
lui-même n'a pas toujours inspiré du respect et de l'amour à ceux qui,
aujourd'hui, le portent aux nues. Entre 1945 et 1950, quand la Côte d’Ivoire se
tenait à l'avant-garde du mouvement anticolonialiste de l'Afrique noire, des
dizaines d'Ivoiriens furent massacrés. F. Houphouët, qui était le principal
dirigeant de ce mouvement, était l'objet d'une haine implacable de la part de
ses actuels laudateurs. Ses qualités dont on fait parfois remonter les
manifestations à sa prime enfance, ne furent, cependant, reconnues qu'après
1950.
En 1950, le mouvement anticolonialiste ivoirien était vaincu. La
répression avait frappé massivement les militants de la base, mais elle avait
été sélective en ce qui concerne les dirigeants. Les plus radicaux, considérés
par les autorités coloniales comme des extrémistes irrécupérables, étaient
frappés d'une espèce d'incapacité définitive à participer à la direction du
pays. F. Houphouët en revanche, soigneusement isolé des influences de l'opinion
publique ivoirienne et entouré de conseillers français, était porté au pinacle.
Ainsi parrainé, il n'a pas eu à déployer beaucoup de talent pour
confisquer l'exercice de la souveraineté nationale bien au-delà des pouvoirs
que lui donna ensuite la constitution républicaine. Il reçut le pouvoir absolu
des mains des vainqueurs de 1950 et, grâce au système des conseillers, il le
partage avec eux. Ce qui fait que son pouvoir est moins un pouvoir personnel
qu'un pouvoir dominé, caractérisé, d'une part, par le fait que la haute
administration ainsi que les principaux leviers de la politique économique et
financière se trouvent entre des mains étrangères et irresponsables, comme aux
plus beaux jours du régime colonial ; et, d'autre part, par le fait qu'aucun
homme politique ou haut fonctionnaire ivoirien ne participe de manière décisive
à la définition ou à la conduite de la politique du pays.
Il est inévitable que ce pouvoir sans base nationale ni contrôle
s'exerce contre les intérêts de la Côte d’Ivoire et des Ivoiriens.
¤
Un bilan général de ce long règne montrerait que la Côte d’Ivoire y a
plus perdu que gagné.
Ce pays qui fut le seul en Afrique à avoir vu naître un mouvement
révolutionnaire authentique en 1945 est, aujourd'hui, peut-être celui où la vie
et la pensée politiques sont les plus pauvres. Le PDCI, longtemps confisqué par
F. Houphouët et son ancien intendant P. Yacé, vient d'être livré aux dents et
aux griffes des coteries et des clans organisés autour des ambitions médiocres
de quelques individus connus pour leur dépendance à l'égard des centres
impérialistes.
Dans le monde entier la réputation de la Côte d’Ivoire est celle d'une
plaque tournante pour les entreprises dirigées tour à tour ou simultanément
contre la sécurité des pays indépendants voisins ; contre les mouvements de
libération de l'Afrique australe ; contre l'unité africaine.
La politique sociale, au sens large, est un échec. L'enseignement,
victime des mesures aberrantes et de malversations jamais dénoncées, a donné
des résultats tragiques qui hypothèquent lourdement l'avenir de la jeunesse et
de la société. Les créateurs sont découragés par une censure inavouée et par le
mépris dont ils sont l'objet de la part des dirigeants. Il n'existe pas de
politique culturelle digne de ce nom, mais une entreprise d'abêtissement des
populations. La santé publique est à l'abandon. La prévention des maladies
transmissibles et la lutte contre les maladies curables n'ont pas notablement
progressé depuis l'indépendance alors que le pays possède un centre hospitalo-universitaire
« unique en Afrique ». Les syndicats, réduits au rôle d'une courroie de
transmission des volontés patronales, n'offrent aucune protection aux
travailleurs. La misère et la délinquance se conjuguent pour transformer
Abidjan en une nouvelle Babylone.
Le nom de F. Houphouët restera attaché au choix qu'il a fait
publiquement en 1962, mais, en réalité, depuis plus longtemps, de subordonner
l'agriculture ivoirienne, arriérée et maintenue imprudemment dans ses méthodes
archaïques, aux activités modernes d'un secteur industriel et commercial
entièrement aux mains des étrangers et branché, littéralement, sur l'économie
ivoirienne à la manière d'une pompe aspirante.
Cette politique a fait illusion un certain temps. D'ailleurs, il ne
serait pas sérieux de la condamner en bloc. La rationalisation du pillage
colonial après l'indépendance a valu au pays une infrastructure routière
excellente pour l'Afrique, des centrales hydro-électriques avec leur lac
artificiel, un deuxième port en eaux profondes et d'autres réalisations moins
spectaculaires, qui ont coûté assez cher, mais qui sont ou seront sa propriété.
En revanche, l'industrialisation tant vantée n'est qu'une supercherie
dispendieuse. La forêt ivoirienne est irrémédiablement ruinée. Le décollage
économique annoncé n'a pas eu lieu. Malgré le volume accru de sa production
agricole et les liens privilégiés tissés avec les centres impérialistes, le
pays est au bord de la banqueroute.
La survenue brutale de la crise économique, avec son cortège de
difficultés sociales de plus en plus insupportables, a précipité l'échec du
modèle de développement imposé au pays. Par la même occasion, elle a mis à nu
l'incompétence qui a présidé à son élaboration comme à son application, à
supposer que les auteurs de ce modèle étaient de bonne foi. Pendant plus de
vingt ans, le pays a été livré à un gâchis colossal tandis que les responsables
de ce gâchis, méprisant les avis des spécialistes désintéressés et la
résistance multiforme du peuple, répandaient des flots de louanges sur
eux-mêmes. Ce gâchis et cette imprévoyance ont entraîné une dépendance accrue
de la Côte d’Ivoire par rapport aux banques privées étrangères qui aura tôt
fait d'atteindre son point d'irréversibilité si le pays continue sur sa pente
actuelle.
Ils ont empoisonné le corps social tout entier par les illusions et
les comportements irresponsables, voire délictueux, engendrés ou encouragés par
l'euphorie et l'incurie des dirigeants.
¤
Vingt ans de pouvoir absolu et un « miracle économique » n'ont pas
réussi à faire oublier le courage de ceux de 1949-1950 ni le péché originel de
ce régime. Le long règne de F. Houphouët restera dans l'histoire de la Côte
d’Ivoire comme une parenthèse coûteuse et tragico-comique.
Tout au long de son existence, le régime a dû affronter plusieurs
crises sans pouvoir les résoudre au fond, malgré la rigueur ou l'habilité des
formes de répression utilisées en vue de les surmonter. Pas une seule année,
même aux plus beaux jours du « miracle économique », le régime n'a connu de
répit. Dès le début, l'orientation imposée au pays par les autorités coloniales
avec la complicité de F. Houphouët a rencontré l'opposition de la majorité des
Ivoiriens. Chacun comprenait ou devinait la supercherie de la « coopération
égalitaire et fraternelle » et de la
« doctrine politique et économique » prêchée
le 15 janvier 1962, et dont la mise en application autoritaire fut directement
à l'origine de la plus grave de ces crises, celle de 1963.
Ces crises, on peut les considérer comme des phases particulières de la
lutte séculaire des peuples ivoiriens contre la domination étrangère. Chacune
d'elles a reposé, à sa manière, dans le langage et avec les moyens
correspondants aux conditions de leur survenue, l'éternelle revendication de
l'indépendance nationale et de la libre disposition des ressources du pays pour
le progrès véritable de la société ivoirienne. Au fil du temps, les générations
ont succédé aux générations sans que la tâche fondamentale des Ivoiriens soit
jamais perdue de vue. La relève des générations s'est accompagnée d'une
augmentation de la conscience des besoins et des moyens de les réaliser. Les
Ivoiriens comprennent toujours mieux que ce que le pays a subi ces dernières
années est la responsabilité de celui qui s'est arrogé le droit de penser, de parler
et de décider en leur nom, mais qui ne peut le faire, semble-t-il, sans l'aide
et sans l'accord des agents étrangers dont il est entouré. C'est ce qu'on peut
lire à travers les débats du Conseil national du parti unique ou ceux de
l'Assemblée nationale, où on parle maintenant presque aussi librement que dans
les maquis de Treichville ou d'Abobo-Gare.
¤
Bien avant que ce régime ne voie le jour, l'un de ses meilleurs
serviteurs actuels, M. Ekra, prédisait ce qu'il en résulterait :
« Nos dirigeants veulent arrêter la
marche des temps ! (...) Ils ignorent (les aspirations du peuple) parce que
sortis eux-mêmes pour la plupart du peuple laborieux, dont ils ont capté la
confiance, commanditaires sans scrupules, ils ont trahi les intérêts des
travailleurs et lié leur destinée à celle des parasites de la société. L'argent
les a coupés de tout. Ils ont perdu le contact avec la réalité, car la réalité,
c'est la vie du peuple. Ils ont perdu le contact avec toutes les morales –
philosophiques ou religieuses – sur quoi l'homme mesure sa supériorité
universelle, car la morale tient à la vie du peuple. Ils ont perdu le contact
avec leur conscience, car l'argent et l'esprit de justice et de bien ne peuvent
habiter le même corps. Mais le pire, c'est que les maîtres du jour ignorent
eux-mêmes ce qu'ils sont. Ils ignorent leur égoïsme, leur incompréhension, leur
trahison. Les appétits démesurés, la soif inextinguible d'argent et de pouvoir
ont fermé leur cœur à la misère et à la faiblesse de leurs semblables. Ils ont
perdu les plus nobles sentiments qui font qu'un homme est un homme. En vérité,
ce qui leur reste de toute leur personne, c'est leur animalité, bestiale et
sanguinaire, à peine cachée sous des brochettes de galons ».
Que l'homme qui parlait ainsi soit devenu l'un des Ivoiriens les plus
riches en servant avec zèle les intérêts étrangers qui dominent le pays, voilà
qui montre quel mortel danger ce régime a représenté pour les valeurs civiques
que des centaines de milliers de femmes et d'hommes ont défendues avec courage et
ténacité en 1950, et pour lesquelles des dizaines sont morts.
En 1949-1950, le mouvement insurrectionnel n'avait guère de chance
d'aboutir à la libération du pays. Mais, du moins, ce que les Ivoiriens
faisaient ou disaient alors était juste. Il s'est produit, depuis, un véritable
renversement des valeurs et la légende actuelle de F. Houphouët repose sur ce
renversement.
Cette légende, due à des plumes et à des voix qui n'ont pas toujours
été bienveillantes avec F. Houphouët avant le « repli tactique », a été édifiée
et enrichie pour justifier à mesure l'accaparement du pouvoir par un seul et
son entourage d'expatriés discrets, en vue de préserver les rapports coloniaux
de domination sous les apparences de l'indépendance.
Voilà quelque vingt ans, un journaliste écrivit que la Côte d’Ivoire
est un complot impérialiste. Il faudrait préciser : un complot impérialiste
auquel de nombreux Ivoiriens ont aussi leur part, soit en conscience, soit
malgré eux, tant il est vrai que, si complot il y eut, il n'aurait pas réussi
aussi pleinement s'il n'avait pas bénéficié de complicités dans la place.
Néanmoins ces Ivoiriens, y compris F. Houphouët lui-même, n'y sont que des
pions mus par des volontés étrangères, même si celui-ci et ceux-là ont fini par
se piquer à ce jeu.
La position de F. Houphouët dans le système est évidemment différente
de celle de la classe politique, même en y incluant les fameux « compagnons »,
tels Auguste Denise, Mamadou Coulibaly, Germain Coffi Gadeau, Bernard Dadié,
Mathieu Ekra, Philippe Yacé, etc. Ce politicien adroit et toujours égal à
lui-même n'est certainement pas dupe de sa propre légende confectionnée à
l'étranger par des gens intéressés, mais cette légende sert sa carrière et
c'est une raison suffisante pour qu'il la cultive. Depuis les lettres
superfétatoires de son nom jusqu'à l'élévation récente de son village natal au
rang de capitale, tant de faits montrent qu'il a constamment poursuivi un rêve
très égotiste de gloire !
Quant à la classe politique, ainsi nommée plus à cause des ambitions
sans cesse déçues de ses membres qu'à cause de son influence réelle dans les
processus historiques et politiques, autant le développement de cette légende
contrarie ses ambitions, autant il lui est nécessaire d'y sacrifier pour
pouvoir, comme on dit, rester dans la course. Réduite à la même incertitude que
la masse de la population, elle ne joue plus qu'un rôle de faire-valoir tantôt
rétif, tantôt docile, après avoir dû abandonner pas mal de ses illusions entre
1963 et 1967.
Produit de manipulations étrangères autant que de l'histoire
nationale, l'image traditionnelle de F. Houphouët ne manque pas d'évoquer ces
grands fétiches dont la réputation de puissance se nourrit à la fois de
l'adresse et de la cupidité des uns, des craintes ou du désespoir des autres.
Ceux qui vivent du fétiche ou qui aspirent à en vivre, et qui ont un intérêt
évident à ce qu'il soit réputé ; mais aussi ceux qui, désespérant qu'aucun
autre recours soit jamais à leur portée, ont fini par s'abandonner au fétiche
le plus célébré. Tous concourent à dorer sa légende.
Cependant, autour de ce monument, il y a quelques hommes lucides ;
c'est-à-dire qu'eux au moins savent ce qu'ils font là. Ce sont les puissants et
discrets expatriés qui conseillent ou qui font plus que conseiller. Mercenaires
sans bottes ni casquette. Servants, par routine ou par conviction, d'une
entreprise séculaire fondée sur le mépris de la « race supérieure » pour les «
races inférieures » vouées, selon elle, à l'esclavage et à la domestication. Sembène
Ousmane a magistralement défini leur fonction en plaçant dans la bouche du
doyen Sall, le héros de sa fiction souriante Le Dernier de l'Empire, une espèce d'Auguste Denise sénégalais, ces
propos lucides et amers :
« Les "hexagonaires" (...)
voient en ces hommes les continuateurs de la grande épopée des bâtisseurs
d'empires. Nostalgiques de leur rayonnement d'antan, déchus, amers, les soldats
perdus demeurent un reflet éteint de la puissance coloniale ».
Or, voilà à quoi ceux qui promettaient avec assurance l'industrialisation
accélérée et le décollage économique dans un pays complètement dominé par les
accords de coopération néocolonialistes et par un code des investissements
prodigue, ont exposé la Côte d’Ivoire en abandonnant les clés de son avenir
entre les mains de gens qui ont tout intérêt à la tirer en arrière !
La colonisation n'est pas imputable aux colonisés parce qu'ils l'ont
combattue partout sans répit. Partout, la domination coloniale a dû se passer
de la soumission en conscience des peuples dominés. En revanche, la domination
néocolonialiste a impérieusement besoin de la soumission volontaire et
inconditionnelle d'une partie au moins de la nation dominée. En elle, le vieux
colonialisme n'est pas seulement déguisé, il triomphe ; les petits-fils
des fiers guerriers qu'il fallait réduire par le fer et par le feu, « civilisés
», viennent d'eux-mêmes manger dans la main de ceux qui n'ont que mépris pour
eux !
Mais, dira-t-on
en songeant indûment à Kouassi Ngo[2], il y
a, en ce qui concerne F. Houphouët, une circonstance atténuante.
Marcel Amondji, 1984
[1] - Karthala, Paris
1984.
[2] - Oncle maternel (et à héritage) d’Houphouët.
Lors de la dernière guerre de résistance des Baoulé, sous le gouverneur Angoulvant,
Kouassi Ngo se mit du côté des Français, qui l’en récompensèrent par l’institution
en sa faveur de la chefferie héréditaire des Akoué (Yamoussoukro). Il fut
assassiné en 1910 par le patriote baoulé Allangba. Les Français érigèrent en sa
mémoire une stèle à Yamoussoukro, que son neveu fit détruire vers 1970. La même
année, il fit aussi raser la geôle privée d’Assabou où il avait fait enfermer, en
1963 et 1964, pour de prétendus complots contre sa vie, la presque totalité de l’intelligentsia
ivoirienne qui désapprouvait l’orientation néocolonialiste de sa politique. C’est
sur l’emplacement de cette prison que se dresse aujourd’hui le monumental et
kitchissime ex-voto plus connu sous le nom de « basilique Notre-Dame de la
Paix ».
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