mercredi 7 janvier 2015

Le cinéaste anticolonialiste René Vautier est mort

René Vautier, le cinéaste anticolonialiste est mort dimanche 4 Janvier. Il était âgé de 86 ans. Il se revendiquait à juste titre « le cinéaste français le plus censuré ». Sa première œuvre, « Afrique 50 », un court-métrage réalisé à l’âge de 20 ans, est le premier film anticolonialiste du cinéma français. « Afrique 50 » a été censuré dès sa sortie et maintenu sous le boisseau pendant quarante ans, et a valu à son auteur une condamnation à un an de prison.
René Vautier était cependant plus connu pour ses films consacrés à l'Algérie, notamment « une Nation l'Algérie » (1954), pour lequel il a été poursuivi pour « atteinte à la sécurité intérieure de l'Etat », et « Algérie en flammes » (1958), ainsi que pour la grande part qu’il eut dans la naissance du cinéma algérien durant les toutes premières années de l’indépendance de ce pays. En 1972, il reçut le prix de la critique internationale au festival de Cannes pour « Avoir 20 ans dans les Aurès ».
La Rédaction
 


« Les attardés du colonialisme
me poursuivent encore de leur vindicte »
 


Comment expliquer que des films comme « Afrique 50 » et « Avoir vingt ans dans les Aurès » soient encore aujourd'hui la cible de violentes attaques des tenants de l'idéologie colonialiste ?
René Vautier. J'ai fait Afrique 50 à l'âge de vingt et un ans. Mon seul but était de montrer la vérité sur le quotidien des paysans noirs en Afrique occidentale française. J'ai simplement filmé ce que je voyais. On a alors tenté de m'empêcher de filmer. Les choses se sont très mal passées avec les colons. Ce film, auquel la Cinémathèque française a rendu il y a quelques années un élogieux hommage, m'a valu, à l'époque, de sérieux ennuis. Avoir vingt ans dans les Aurès a reçu, en 1972, le prix de la critique internationale au Festival de Cannes. En dépit de cette récompense, le film a dû attendre douze ans avant d'être diffusé sur une chaîne de télévision française. Certains y voyaient une insupportable mise en cause des prétendus bienfaits de la présence française dans les colonies. Ces films continuent d'être diffusés, cités, ce qui nourrit le ressentiment des attardés du colonialisme. 

Comment expliquer le regain d'activisme des nostalgiques de la colonisation, du vote d'une loi exaltant « les aspects positifs » de la colonisation à la construction de stèles et de monuments glorifiant les criminels de l'OAS ?
René Vautier. Le député UMP Christian Vanneste (l'un des plus fervents défenseurs de la loi du 23 février 2005 sur la colonisation « positive » - NDLR) a tenté, il y a quelque temps, de faire interdire Avoir vingt ans dans les Aurès dans une salle de la banlieue lilloise. Des jeunes ont protesté. Du coup, il n'y a pas eu une, mais dix projections, qui ont rencontré un franc succès auprès du public. Ces nostalgiques, liés à la droite ou au Front national, me poursuivent encore aujourd'hui de leur vindicte, perturbant les manifestations auxquelles je participe. 

Ces gens vous accusent d'être un ennemi de la « blanchitude » et de la « France française ». Comment le résistant juge-t-il de tels propos ?
René Vautier. C'est à 200 mètres du palais de justice de Quimper (où s'est tenu le procès - NDLR) que j'ai été décoré de la Croix de guerre à l'âge de seize ans pour faits de résistance. J'appartenais à un groupe d'Éclaireurs de France qui se sont battus contre les occupants allemands. J'ai continué, après la guerre, à me battre pour les mêmes idées : l'égalité des peuples, la lutte contre le fascisme, quel qu'il soit. 

L'idéologie coloniale reste-t-elle, selon vous, enracinée en France ?
René Vautier. Certains milieux refusent catégoriquement tout regard lucide sur le passé colonial. Or les jeunes générations doivent être instruites de ce qui fut fait au nom de la France dans les colonies. J'espère que mes films peuvent continuer à y contribuer. 

(Entretien réalisé en 2009 avec René Vautier par Rosa Moussaoui. Alors âgé de quatre-vingt-un ans, « le cinéaste français le plus censuré » est plus que jamais fidèle à ses convictions et à son combat anticolonialiste.) 

Source : L'Humanité 4 Mai 2009 
 
NOTRE HOMMAGE A RENE VAUTIER
 
(AFP/Marcel Mouchet)
 
"À la vue de ce Blanc portant un étrange objet tenant à la fois du
revolver et de l’appareil photographique…"
(Sidjè...)
Extrait (chapitres 18) de « Sidjè ou la marche des femmes sur la prison de Grand-Bassam »[i], roman de notre collaborateur Marcel Amondji, où on rencontre un jeune cinéaste français progressiste, René Gauthier, un personnage totalement imaginaire mais dont la figure s’inspire de l’histoire de René Vautier, lors de sa venue en Côte d’Ivoire pour le tournage de ce qui devait devenir « Afrique 50 ».
 
***

             Après le brusque départ de Dan’o qui l’avait laissée pantoise, Sidjè avait traîné encore un bon quart d’heure entre la cour et sa chambre avant de prendre son parti définitif. Quand elle fut tout à fait sûre de sa décision, elle prit congé de son oncle et de son fils en leur promettant, par jeu, pour détendre un peu la lourde atmosphère qui s’était installée par sa faute, de ramener avec elle l’un des prisonniers que ses amies et elle allaient libérer. « Pour vous montrer que ce que nous faisons n’est pas inutile. » Et elle était partie en souriant. Mais, à peine avait-elle quitté la cour, elle fut assaillie par un violent remords. Venant du fond de sa conscience, une petite voix insistante lui répétait qu'elle avait eu tort de ne pas écouter son oncle et son mari; que c’étaient eux, peut-être, qui avaient raison. Elle essayait bien de se justifier en repassant toutes les raisons pour lesquelles il était indispensable qu'elle prenne part à cette toute première démonstration publique des femmes du Mouvement contre les agissements du gouverneur, mais la petite voix de son remords n'abandonnait pas la partie. Elle non plus n'était pas à court d'arguments : « Si tu n'obéis pas à ton mari, où est la preuve de ce grand amour que tu crois avoir pour lui ? Tu le connais mieux que quiconque; jamais avec toi, ni même avec l'enfant, il n'a usé de violence en paroles ou en actes; pas une seule décision, grave ou moins grave, qu'il n'ait tenu toujours à te faire partager. Tu es son unique conseillère, la seule personne dans laquelle il a, une fois pour toutes, déposé sa confiance, un trésor sans prix quand il s'agit d'un homme tel que lui. Il ne t'a jamais imposé quoi que ce soit et toi non plus, reconnais-le, tu n'aurais jamais cru qu'un jour tu t'entêterais jusqu'à vouloir faire une chose qu'il t'aurait déconseillée. Que les raisons qu'il avançait l'autre nuit pour te dissuader ne soient pas des meilleures, avais-tu pour autant le droit de douter de lui ? Peut-être te cachait-il quelque chose par pudeur; mais il ne t'a jamais menti; il ne t'a jamais trahie. Cette gêne dans ses yeux le soir où il était rentré de son travail avec cet air préoccupé qui t'avait fait croire que la blessure de sa jambe s'était réveillée, oui, justement le jour où vous avez su cette histoire de la femme de Palaka assassinée avec son enfant, tu ne comprends toujours pas pourquoi ? Et si c'était parce qu'il avait peur qu'il ne t'arrive la même chose ? Rappelle-toi. Pourquoi, cette nuit-là, fut-il d'abord si dur, et puis si doux ensuite, si tendre, si amoureux ? Tu as agi comme une écervelée. Et si c'était lui qui avait raison ? Et si cette histoire allait mal tourner ? »
            Taraudée par ce remords, plus d'une fois Sidjè fut sur le point de rebrousser chemin. Elle se demandait si elle ne ferait pas aussi bien de s’arrêter au marché, qui se trouvait sur sa route, puis de rentrer sagement à la maison et, lorsque Dan'o reviendrait de son travail, de s'asseoir humblement à ses pieds pour qu'il lui pardonne. Mais, d’un autre côté, elle sentait bien que désormais il lui était impossible de revenir en arrière. Elle s’était déjà trop engagée d'un côté comme de l'autre. Elle était prête à reconnaître qu'elle avait commis une faute envers son époux, mais, se justifiait-elle, est-ce que ce ne serait pas en commettre une autre tout aussi grave envers elle-même, que de manquer à la promesse qu'elle avait jurée la veille à Mamie Amwin et à toutes les autres ? Et puis, est-ce qu'il était encore temps pour des regrets ? « Et puis, si oncle Acémian aussi n'était pas venu mettre son grain de sel… Ce n'est pas à Dan'o que j’ai désobéi mais à oncle Acémian… »
*
            Pendant ce temps, dans la cour de Mamie Amwin, l’affluence était déjà telle qu’on eût dit que la totalité des femmes de la ville et la moitié de celles des villages environnants étaient accourues à l’appel du Comité des Femmes Démocrates. Les premières vagues étaient arrivées avant l’aube et depuis ça n’avait pas arrêté. La cour était déjà pleine à craquer, et d’autres femmes continuaient d’arriver. Près du portail où s'agglutinaient les dernières arrivées il fallait jouer ferme des coudes et des épaules pour entrer ou pour se placer. On se cherchait, on s’interpellait d'un bout de la cour à l'autre par-dessus des dizaines de têtes, on fendait énergiquement la foule pour se rapprocher d'une amie à côté de laquelle on voulait absolument être, et lorsqu’on se retrouvait c'était de grands élans de joie, des éclats de rire, des embrassades à n'en plus finir. De temps en temps, une voix entonnait une mélopée triste ou bien, au contraire, une chanson gaie et pleine d’allant, aussitôt reprise en chœur jusque dans les rues avoisinantes. On eût dit que toutes ces femmes s'étaient rassemblées là à l’occasion de quelque banal événement festif, et qu'il s'agissait non pas de se préparer pour partir à l'assaut de la prison, mais de prendre place dans une ronde de danse.
            De sa vie René Gauthier n’avait encore rien vu de pareil. C’était sa toute première expérience de ciné-reportage et il était tombé sur un événement digne de la caméra d’un Dziga Vertov ou d’un Joris Ivens ! C’était l’une de ces choses dont il s’était persuadé qu’un être tel que lui, né pauvre dans un pays où les cinéastes étaient déjà si nombreux, ne devait même pas se permettre de rêver. Tout à l’heure, comme Adama Famara et lui approchaient de la maison de Mamie Amwin, le jeune cinéaste avait conçu quelques doutes. Est-ce qu’Adama ne se serait pas trompé ? Est-ce qu’il aurait mal compris ce que voulait D’Arsier ? Tout ce qu’il voyait et entendait tandis qu’ils s’approchaient de leur destination ressemblait si peu au prélude d’une manifestation politique… Ne s’agissait-il pas plutôt d’une quelconque fête populaire de quartier ? Mais Adama l’avait rassuré en riant. « Oui, c’était bien une fête. Et c’était aussi le début de la manifestation dont D’Arsier leur avait parlé. »
            Gauthier était immensément, indiciblement heureux, comme doit l’être un enfant qui vient d’ouvrir un paquet-cadeau et qui se découvre possesseur du jouet merveilleux dont il rêvait chaque nuit depuis le dernier Noël sans oser croire qu’un jour il en serait l’heureux propriétaire. Cette manifestation du Comité des Femmes Démocrates était pour lui une véritable aubaine. Pourtant il avait bien failli la manquer… La veille, lorsque D’Arsier était venu l’avertir de l'imminence de l'événement dont il voyait maintenant les préparatifs, sa première réaction fut de refuser. Il ne croyait pas qu’un tel événement valût la peine d'y consacrer la moindre portion de sa maigre provision de pellicules. On a sa fierté, même si pour un débutant ce n’est pas très malin d’imiter le héron de la fable. Heureusement, le conseiller de l’Union française savait être persuasif quand il avait une idée en tête. Or D’Arsier voulait absolument son film sur « ses chères camarades du Comité des Femmes Démocrates », et il semblait convaincu que le monde entier le voulait aussi. Gauthier croyait encore entendre la belle voix de basse de son ami. « René, je voulais justement te parler de ce que nos camarades femmes préparent pour demain. C'est très important. Tu dois absolument aller voir ça. Tu es au courant au moins ? Ça ne fait rien… Bien entendu, tu y vas avec ta machine, hein ? C’est l’occasion à ne pas manquer. Tu verras, elles sont formidables. Ce qu’elles vont faire là, ça ne s’est jamais fait nulle part… Inimaginable il y a seulement une semaine ! Tu te rends compte ? Alors que la plupart de nos camarades hommes se terrent comme des rats, quand ils ne rampent pas comme des larves devant le gouverneur et ses gens, les femmes se lèvent en masse, et de leur propre initiative s’il te plaît ! Formidable non ? Et ça l’est d’autant plus que tout le monde, à commencer par nos camarades dirigeants d'ici, leur conseillait plutôt de rester tranquilles et de la boucler ! Hein ? Où c'est qu'on a déjà vu ça ? »
            Si Gaby… — C’était la première fois qu’il pensait Gaby au lieu de Monsieur D’Arsier — si Gaby avait été là, Gauthier se serait volontiers jeté à son cou pour l’embrasser.
*
            Il n’y avait pas très longtemps que René Gauthier et D’Arsier se connaissaient. La première fois qu'ils se sont vus, c'était à Paris, dans un meeting de l'Association française d'amitié et de solidarité avec les peuples des colonies en lutte, plus connue d’après son sigle, l’AFASPCL. Gauthier qui, depuis sa sortie de l'IDHEC, courait désespérément après l’occasion qui le lancerait enfin, était venu avec sa caméra, à tout hasard, tels ces ouvriers quêtant du travail au jour le jour qui s'exposent dans les rues avec leurs outils. Était-ce l’effet de cette réclame ? Tout de suite D’Arsier en personne — Gauthier le connaissait vaguement de nom et de réputation — était venu à lui et lui avait demandé à brûle pourpoint s’il ne serait pas tenté par une tournée en Côte d'Ivoire. Il avait bien dit : une tournée, et le mot avait fait une impression bizarre à Gauthier. Il était sans doute prêt à accepter beaucoup de choses pour se faire une place dans la profession, mais il s’était fixé une limite : il ne ferait rien qui nécessiterait le sacrifice de son indépendance. Alors, une tournée, est-ce que cela ne voudrait pas dire qu’il allait devoir suivre le parlementaire comme son ombre, être constamment à ses ordres, faire en somme partie de ses bagages ? Pas question de se faire exploiter, fût-ce pour la bonne cause ! C’est ce qu’il pensait et il l’avait dit très franchement à D’Arsier. A sa grande surprise, pour toute réaction, celui-ci lui avait doucement tapoté l’épaule en lui disant : « Donc à bientôt ». La deuxième fois qu’ils se virent, à la demande du conseiller de l’Union française, Gauthier reçut de sa main un billet d’embarquement et une courte liste des « adresses qui pourraient t’être utiles là-bas ». Il comprit qu’il voyagerait seul et, hormis le coût de la traversée, à ses propres frais. « Pour être indépendant, je le serai ! » Il s’équipa comme ses maigres économies le lui permettaient, c’est-à-dire chichement, en réservant la plus grande dépense pour le matériel; pour du film vierge surtout, qui devait constituer un bon tiers de son modeste bagage; il savait qu’une fois dans le paquebot il ne serait plus temps d’y songer. Leur troisième rencontre eut lieu sur le wharf de Port-Bouët. La nacelle déposa le jeune reporter pour ainsi dire aux pieds du parlementaire qui se tenait là comme une apparition, entouré de trois ou quatre jeunes gens du cru qu’il présenta, dans l’automobile qui les emmenait vers Treichville, comme quelques-uns des titulaires des adresses qu’il y avait sur la liste qui lui avait été remise à Paris.
            Parmi les jeunes gens qui entouraient D’Arsier, il y avait cet Adama Famara qui, depuis ce moment, ne quitta plus Gauthier et que ce dernier eût regretté de ne pas avoir connu. Pourtant, ce premier jour, il l’avait regardé avec méfiance parce qu’il le soupçonnait d’avoir été commis à sa garde — toujours cette hantise qu’on lui rogne son indépendance —. Mais il comprit rapidement qu’il se trompait. On n’aurait pas pu rêver d’un guide plus disponible, plus efficace, plus discret. Adama était sans cesse aux petits soins avec Gauthier et celui-ci ne pouvait plus se passer de son guide, même quand il n’y avait pas de service qu’il dût lui demander de lui rendre. Celui-là aussi, il l’aurait volontiers embrassé si, en ce moment, il s’était trouvé près de lui. À lui surtout, bien plus encore qu’à D’Arsier, il devait cette chance de se trouver là. C’est lui qui l’avait guidé jusqu’ici en l’entraînant par des chemins secrets où il n’y avait pas danger de rencontrer quelque agent du gouvernement de la colonie. Sans lui, il n’aurait pas trouvé ce qu’il considérait comme son chemin de Damas cinématographique. Mais — il s’en apercevait seulement à l’instant —, entre son ami et lui il y avait maintenant toute l’épaisseur de cette foule qu’il avait eu tant de mal à traverser pour venir se poster à cet endroit idéal d’où il avait la meilleure vue sur tout ce qui se passait. Il chercha longtemps son ami du regard; il n’était pas facile de le repérer dans cette cohue et, quand il le retrouva, il ne pouvait encore le voir que de dos. Il eut envie de l’appeler, mais il eût fallu crier très fort pour être entendu dans ce vacarme. Il se contenta de faire un signe amical de la main dans sa direction bien qu’il sût que Famara ne pouvait pas le voir.
*
            Devant le spectacle de ces centaines de femmes qui se préparaient à affronter les gardes du gouverneur et qui, pourtant, s'étaient habillées et parées comme si elles allaient à la noce, les yeux du jeune cinéaste s’étaient ouverts sur des réalités dont il ne soupçonnait même pas l’existence. Jusqu'alors, pour lui, comme pour tous les Français de sa génération, ceux dont l’adolescence avait coïncidé avec les préparatifs, puis les suites de l’Exposition coloniale, le mot d'Afrique n’évoquait que les sempiternelles images de danseurs masqués, de pileuses callipyges aux seins nus tendus comme les fruits de la tentation, d'arbres gigantesques peuplés de singes lubriques ou de charognards sinistres, de troupeaux de buffles ou d'éléphants paissant dans la savane, d'hippopotames vautrés au milieu de marigots fangeux, de lionnes repues jouant avec leurs petits, de Tartarins infatués foulant au pied la dépouille d’un gibier gigantesque. Et il eût juré qu’il ne pouvait pas y avoir d'autres sujets que ces pittoresques clichés exotiques. D’autant que les descriptions qu’en faisaient les experts patentés ne différaient que par le plus ou moins de talent qu’ils y mettaient. Or, voici qu'il se trouvait au milieu de visages et de scènes qu’il avait déjà vus cent fois dans son Paname natal, exceptés la couleur des peaux et les vêtements qui les recouvraient. Du moins, ceux des femmes, car les hommes, eux, portaient les mêmes vêtements de toile kaki ou blanche que les Blancs coloniaux. Quelques-uns même coiffaient ce fameux casque colonial qu'on lui avait si chaudement recommandé d'acheter avant de s'embarquer. — « Et quand tu seras là-bas, surtout garde-toi bien de jamais l'ôter quand tu sortiras de ta case, sinon c'est le coup de bambou assuré ! » — Certes, il tape dur, le soleil, lorsqu’il rayonne si près de l’équateur. Mais, ici, tout de même qu'à Paris avant le départ des manifestations de la Jeunesse communiste à laquelle René Gauthier appartenait pour ainsi dire de naissance, il y avait des banderoles et des pancartes avec des inscriptions semblables, et des membres du service d'ordre qui tenaient des conciliabules, qui s'affairaient d'un groupe à l'autre, qui se passaient des consignes avec des manières de conspiratrices. Seule différence : c'étaient uniquement des femmes qui s'activaient, tandis que les rares hommes présents se tenaient prudemment à distance. Ce spectacle fascinait Gauthier. C’était comme une illumination. Brusquement, l’Afrique lui devenait complètement lisible. Et, tel celui qui, ayant été admis une fois à la célébration d’un mystère, ne songe plus, après son initiation, qu’à se dévouer tout entier à la propagation de son nouveau savoir, il se sentit appelé à témoigner de ce qu’il voyait. Il avait contracté une dette morale envers D’Arsier, envers Famara, envers toutes ces femmes ; et, toute sa vie, il se jurait de la consacrer à s’en acquitter en témoignant par son travail de cinéaste. Il savait qu’il tenait l’idée du film qu’aucun de ses innombrables prédécesseurs n'avait su faire parce que, quand ils parcouraient l'Afrique, ils transportaient dans leur tête toutes les archives du musée de l'Homme, sans compter toutes les autres sortes de préjugés vulgaires dont ils n’avaient pas conscience… Au contraire de ceux-là, son film à lui ne serait pas une illustration de plus pour les idées toutes faites de quelque ethnographe ou de quelque africaniste de salon, mais un témoignage véridique de ce que sont vraiment ces pays et leurs habitants.

[i] - Editions Le Manuscrit, 2007 (www.manuscrit.com).

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