« Et, au nom de Dieu, vive la Coloniale ! »
Éléments de la "Force Licorne" exhibant fièrement leur trophée après leur brillante participation au coup d'Etat franco-onusien contre Laurent Gbagbo. |
Que fait l’armée française
en Afrique ?[1],
c’est le titre du dernier « Dossier noir » de l’association Survie
paru aux éditions Agone. Un dossier on ne peut plus actuel. Rencontre avec son
auteur, Raphaël Granvaud, qui revient sur certaines questions abordées dans ce
dossier.
La troisième partie de votre livre
s’intitule “la réhabilitation du colonial”, j’ai ressenti un vrai malaise à sa
lecture. Je ne savais pas que l’armée française, du moins les forces spéciales
opérant en Afrique, étaient travaillées à ce point par la nostalgie du
colonialisme. Je me demande s’il ne faut pas voir dans la forte implication
militaire française en Afrique, au-delà des enjeux économiques et
géopolitiques, une manifestation de puissance. Comme si la France n’avait
toujours pas digéré les indépendances africaines, comme si elle ne pouvait
renoncer à être une « plus grande France » (formule qui désignait
l’empire français)…
Les hommes politiques le revendiquent très clairement,
qu’il s’agisse de Mitterrand, de Chirac ou de Sarkozy, on retrouve toujours
dans leurs discours l’idée que « la France doit garder son rang dans le
monde ». On sent bien que c’est l’argument qui légitime le maintien de
cette présence militaire en Afrique. Bien sûr cette présence offre de nombreux
avantages : elle conditionne, dans une large mesure, la possibilité
d’entretenir des situations de monopole économique dans certains pays et de
surveiller des ressources stratégiques.
D’ailleurs certains régimes
africains comme ceux du Tchad ou de la Centrafrique ne tiennent que par la
force des armes, que par le soutien de l’armée française.
Depuis les indépendances, le prétexte majeur du
maintien de la présence militaire française c’est de défendre les pays
africains, avec lesquels on a passé des accords militaires, contre des agressions
extérieures. Dans les faits, il n’y a quasiment jamais eu d’agressions
extérieures, l’armée française n’a servi qu’à gérer les problèmes internes à
des régimes confrontés à des rébellions armées ou à des mouvements populaires.
Le plus souvent, les armées des
Etats africains postcoloniaux se comportent vis-à-vis de leurs propres
populations comme des armées d’occupation. Leurs forces armées sont conçues
avant tout pour répondre au péril de l’« ennemi intérieur » et non à
celui d’une agression extérieure. Vos analyses montrent clairement la
responsabilité de la France dans cet état de choses.
Absolument, ça faisait partie du kit théorique
doctrinal qui a été inculqué aux officiers africains formés dans les écoles
militaires françaises. Il faut rappeler qu’au moment des indépendances, les
armées africaines sont créées de toute pièce : elles constituent alors une
sorte de prolongement de l’armée coloniale française. Les armées africaines
sont des filiales de l’armée française, elles sont structurées sur le même
modèle, formées à partir de la même idéologie : la doctrine militaire de
la « guerre révolutionnaire », de la « contre-insurrection »
qui veut que le rôle principal de l’armée soit le « contrôle de la
population ». Mais pour les armées africaines, il ne s’agit pas du
contrôle d’une population étrangère comme dans le cas de l’armée française en
Algérie. La mission des militaires africains est de contrôler leurs propres
populations, mais avec les mêmes méthodes que l’armée française a employées
dans ses guerres coloniales. C’est ce qui s’est passé au Cameroun, au moment de
l’indépendance, dans la guerre sanglante menée contre les maquis de l’UPC
(Union des Populations du Cameroun). Dans le cas du Rwanda, le chercheur Gabriel
Périès a retrouvé des mémoires d’officiers rwandais, formés en France dans les
années 80-90, dans lesquels on retrouve cette obsession de lutter contre
l’ennemi intérieur, de mettre en œuvre des tactiques contre-insurrectionnelles.
Menée à son terme, la logique du « contrôle de la population »
conduit au génocide…
En dressant la généalogie de la
guerre contre-insurrectionnelle, votre livre souligne les continuités et
similitudes qui existent entre guerres coloniales d’Indochine et d’Algérie et guerres
postcoloniales du Cameroun (une guerre occultée) et du Rwanda.
Je n’ai fait que rapporter des travaux qui existent
sur le sujet. Officiellement, depuis la fin de la guerre d’Algérie, ces
théories contre-insurrectionnelles sont remisées et des méthodes comme la
torture ou la guerre psychologique proscrites. Dans les faits, il y a eu une
première vague d’exportation des tactiques anti-subversives françaises à
destination des dictatures sud-américaines : des gens comme le général
Aussaresse (connu pour ses révélations sur l’usage systématique de la torture
en Algérie) ont pu ainsi continuer à transmettre leur « savoir-faire »…
Puis ce savoir-faire anti-insurrectionnel a été recyclé en Afrique francophone
pour gérer les indépendances et la période post-indépendance. Moi, ce que j’ai
essayé de montrer, c’est que cette tradition de la « guerre
révolutionnaire » se poursuit aujourd’hui, de façon plus subtile. Quand on
lit les publications militaires contemporaines, on retrouve des références à
des gens comme Trinquier (théoricien principal de la « guerre
contre-insurrectionnelle »), mais aussi des références aux techniques de
conquête coloniale de Lyautey ou de Gallieni (guerres coloniales de « pacification »
fin 19ème – début 20ème siècle) ; des stratèges qui reviennent au goût du
jour quand il s’agit de penser des situations de conflit comme celles de
l’Afghanistan ou de la Côte d’ivoire.
Sur le plan des savoir-faire et des
discours, l’armée française entretient donc un rapport intime avec son histoire
coloniale. Y a-t-il une spécificité de l’armée française de ce point de vue-là ?
Les militaires français considèrent qu’il y a une
tradition culturelle française plus forte que celle des anglo-saxons sur le plan
du contact avec les populations. L’armée française prétend détenir un vrai
savoir-faire lui permettant de mieux se faire accepter en tant qu’armée
d’occupation. C’est la question du « contrôle des populations ». Pour
les militaires français, il ne faut pas faire comme les Américains qui
arrivent, militairement par la force, et qui ensuite se barricadent. L’armée
française se flatte d’être capable d’agir de manière psychologique, en menant
des opérations « civilo-militaires » pour faire accepter auprès des
populations civiles la présence des militaires. Toujours avec cette idée, qui
remonte à l’Indochine, qu’on va pouvoir séparer dans la population le bon grain
de l’ivraie, et couper les rébellions de leurs bases populaires.
L’armée française a-t-elle recours à
des savoirs de type ethnologique dans son approche des populations des pays
occupés ?
Quand on gratte un peu, on retombe toujours sur une
espèce de prêt à penser, directement issu de la période coloniale. Les forces
spéciales françaises sont censées, en plus d’un savoir-faire proprement
militaire, posséder un savoir culturel, ethnologique qui les rendrait plus à
même d’opérer dans certaines zones géographiques du monde, en particulier en
Afrique. Ces savoirs « culturalistes » reposent sur des conceptions
complètement dépassées d’un point de vue universitaire. Quand on lit des
interventions d’officiers dans des colloques, on trouve des choses absolument
ahurissantes comme : « la
présence de l’armée française est nécessaire parce que les Africains ont du mal
à se projeter dans l’avenir ». Les mêmes clichés éculés qui
émaillaient le discours de Dakar de Sarkozy : ce vieux fond colonial qui
prétend être une connaissance permettant une intervention sur des populations.
Revenons sur le cas du Cameroun, le
premier pays africain, en 1960, à accéder à l’indépendance (le 1er janvier). Du
milieu des années 50 au début des années 70, il s’est produit une véritable
guerre dans ce pays : des dizaines de milliers de morts, plus de 100 000
selon certaines sources. Cette guerre menée contre l’UPC par un régime à la
solde de la France relève-t-elle, elle aussi, de la guerre « anti-insurrectionnelle » ?
Le chercheur Gabriel Périès a montré récemment comment
les dispositifs mis en place en Algérie ont été décalqués au Cameroun à la même
époque[2].
Le quadrillage des territoires, la torture à grande échelle, la déportation des
populations, la politique de la terre brûlée, tout ce qui se faisait en Algérie
a été repris tel quel au Cameroun. Il faut signaler sur le sujet l’excellent
documentaire « Autopsie d’une indépendance »[3]
dans lequel on peut entendre [Pierre] Messmer déclarer à propos des
bombardements des villages au napalm que « ce n’est pas important ».
Ce sont des choses qui, ces dernières années, commencent à remonter à la
surface.
Cela remet donc complètement en
question le mythe d’une « décolonisation douce »…
La « décolonisation en douceur » reste la
version officielle si l’on se réfère aux programmes scolaires en histoire au
collège ou au lycée. Un des enjeux de l’étude de la décolonisation c’est de
montrer qu’il y a eu, d’un côté, une décolonisation violente, celle de
l’Algérie et, de l’autre, une décolonisation qualifiée de pacifique, de « douce ».
Les cas du Cameroun et de Madagascar suffisent à montrer que c’est un mythe
complet : le mythe des indépendances en douceur préparées par Defferre et
de Gaulle après la conférence de Brazzaville en 46. Dans les faits, tout ce qui
a été concédé par la France l’a été contre le gré de la métropole, souvent
après des tentatives désespérées de reprise en main violentes. Cela s’est
accompagné d’un processus d’élimination des mouvements indépendantistes et de
leurs leaders, mais aussi de la promotion d’hommes politiques à la dévotion des
intérêts français. Dans l’après-guerre, il y a eu une émergence de mouvements
indépendantistes, autonomistes, progressistes, révolutionnaires, un vent
d’espoir irrésistible : il y avait des idéologies variées qui mobilisaient
les populations, et ces mouvements ont été étouffés, brisés, parfois, comme
dans le cas du Cameroun, complètement éradiqués. Il y a donc eu une longue
période où les populations africaines ont été orphelines d’un certain nombre de
mouvements et de leaders. Ça commence à renaître maintenant avec les mouvements
sociaux africains et les contre-sommets où la question de la domination
néocoloniale est au centre des préoccupations de la société civile ; qu’il
s’agisse de la présence française ou de systèmes plus mondialisés comme la
dette et les politiques imposées par le FMI et la Banque Mondiale.
Revenons à l’armée française. Dans
votre livre vous mentionnez un « détail » qui fait froid dans le
dos : les troupes de marine sont toujours surnommées la « Coloniale »…
Les questions de tradition et d’identité sont des
questions extrêmement fortes, en particulier dans les forces spéciales, dans
cette composante de l’armée française issue de l’armée coloniale. Les troupes
de marine sont extrêmement fières de leur passé colonial, elles en revendiquent
l’esprit et les méthodes. Les prises d’armes comme les éditoriaux de leur revue
L’Ancre d’or continuent à se clôturer sur ces mots « Et, au nom de Dieu,
vive la Coloniale ! »
Et j’imagine qu’on retrouve souvent
ces troupes de marine dans les opérations françaises menées en terre africaine.
Elles composent en effet la majeure partie des forces
spéciales auxquelles on fait appel lors des opérations sensibles : des
opérations « coups de poing », des opérations à forte teneur en
renseignement. On les retrouve également dans les opérations européennes
(EUFOR). Lors de la première d’entre elles, en République Démocratique du
Congo, en 2003, la France s’était flattée d’avoir inculqué un certain nombre de
méthodes à des forces militaires européennes, en particulier aux forces
spéciales suédoises. Depuis on se demande quelles méthodes puisque parmi ces
forces suédoises, certains militaires s’étaient plaints auprès de leur
hiérarchie d’avoir eu à subir la vision d’actes de torture pratiqués par des
militaires français sur des congolais. Ça a fait beaucoup de bruit en Suède,
beaucoup moins en France…
Est-ce qu’il y a un contrôle du
Parlement français sur les opérations militaires menées en Afrique ?
Théoriquement, depuis la modification
constitutionnelle opérée à l’été 2008, il y a un droit de regard du parlement
sur les opérations extérieures, mais un droit extrêmement limité. Les députés
ont le droit d’être informé d’une opération extérieure dans les 3 jours après
son déclenchement, ils restent donc mis devant le fait accompli. Le parlement
ne possède un pouvoir de contrôle que sur les opérations lourdes de plus de 4
mois (qui ne représentent qu’une petite partie des opérations militaires) dont
il peut refuser le renouvellement. Il n’y a aucun contrôle par contre sur les
opérations secret-défense spéciales et les opérations clandestines de la DGSE.
Le Tchad et la République
Centrafricaine (RCA) représentent certainement aujourd’hui l’exemple le plus
caricatural de l’ingérence militaire française dans certaines régions
d’Afrique. Vous consacrez d’ailleurs une place importante dans votre livre à
ces deux terrains d’intervention.
En 2006, en RCA, la France a monté une opération du
même type que Kolwezi (sauvetage du régime de Mobutu grâce à l’intervention des
parachutistes français) : l’armée française a largué des parachutistes
pour reconquérir Birao, dans l’ignorance totale de la population française mais
aussi des parlementaires. Cette opération a sauvé le régime du président
centrafricain Bozizé. Ce type d’opération reste aujourd’hui tout à fait
possible. Plus récemment, lors de la dernière offensive sérieuse des rebelles
sur la capitale tchadienne, il y a eu une intervention officielle de l’armée
française sous prétexte de sécuriser ses ressortissants. Cette opération a
permis de sécuriser l’aéroport d’où ont pu décoller les mercenaires d’Idriss
Deby… D’après le journal La Croix, la « sécurisation » de l’aéroport
de N’Djamena s’est accompagnée aussi d’une intervention militaire des forces
spéciales françaises qui ont pris directement part aux combats contre les
rebelles : une opération clandestine qui n’est toujours pas reconnue par
les autorités françaises…
Dans son dernier rapport sur la
Centrafrique, Human Rights Watch est très critique par rapport aux dernières
interventions de l’armée française en RCA.
Dans le rapport qu’elle a publié en 2007, l’ONG a
pointé un certain nombre de choses : elle a détaillé la politique de terre
brûlée menée par l’armée centrafricaine à l’égard des populations du Nord, des
populations accusées de soutenir les mouvements rebelles. Là aussi, on retrouve
les techniques coloniales françaises : il s’agit de terroriser les
populations afin de priver de leur soutien les mouvements rebelles. Les
exactions les plus graves ont été commises dans le sillage direct des
interventions militaires françaises. Après la reprise de Birao par l’armée
française, cette ville a été ravagée par les forces centrafricaines. A
l’époque, dans les journaux, les militaires français ont fait peser la
responsabilité des destructions sur les rebelles. On sait depuis qu’il
s’agissait d’une tentative de dissimulation qui relève de la complicité de
crime de guerre. Il y a également dans le rapport de HRW des photos qui
interrogent : on voit des officiers français à proximité directe de l’OCRB
(Office Central de Répression du Banditisme), une sorte de milice qui se livre
à des exécutions sommaires.
Vu la nature de ses interventions en Afrique, la
France est-elle vraiment en mesure de commémorer le cinquantenaire des « indépendances »
africaines ?
On sent qu’il y a un gros malaise au niveau de la
commémoration de ce cinquantenaire. Ce malaise n’est pas étranger au fait que
toutes les interventions orales de Nicolas Sarkozy [et François Hollande] sur
la question de l’Afrique affirment une volonté de rupture avec les pratiques de
ses prédécesseurs. Mais en dehors des discours, de rupture on n’en voit pas :
c’est toujours le règne des pressions diverses, des émissaires occultes, des
accords secrets, des opérations clandestines. On va avoir en guise de
célébration des choses assez caricaturales : un défilé du 14 juillet où,
sous couvert de rendre hommage aux tirailleurs africains, on va inviter des
armées comme celles du Cameroun ou du Congo connues pour leurs exactions envers
les populations. La véritable décolonisation et la célébration de cette
décolonisation restent à faire…
Raphaël Granvaud (Association « Survie »)
Titre original : « Le "Dossier noir" de l’armée
française en Afrique »
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nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en
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que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la
compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne
».
[1] - Que fait l’armée française en Afrique ? Editions Agone, oct. 2009.
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