lundi 1 décembre 2014

1er décembre 1944-1er décembre 2014 : il y a 70 ans, la tuerie de Thiaroye

A l’occasion du 70e anniversaire du massacre de plusieurs dizaines d’anciens combattants et d’anciens prisonniers de guerre africains dans le camp de Thiaroye, près de Dakar, nous proposons à nos amis lecteurs deux textes qui éclairent le contexte de cet autre crime du colonialisme français en Afrique occidentale. Le premier de ces textes est un extrait de l’ouvrage de l’étatsunienne Nancy Lawler, « Soldats d’infortune. Les tirailleurs ivoiriens de la IIe guerre mondiale ».[1] Le deuxième est extrait de « Afrique noire. De la colonisation aux indépendances 1945-1950 », de l’universitaire progressiste français Jean Suret-Canale.[2]
 
La Rédaction
 


Ils avaient dit aux tirailleurs qu'on leur donnerait leur argent à Dakar. Et puis ils leur ont dit que l'argent n'était pas encore arrivé et qu'ils le recevraient à Abidjan. (N. Lawler)


Le système paternaliste et en général efficace qui assurait à le bien-être et la bonne conduite des tirailleurs, façonné sur une période de quatre-vingt ans dut faire face à de sérieuses difficultés en 1945. Dans une France appauvrie et désorganisée, la pénurie de nourriture et de vêtements régnait. La discipline était trop sévère ou trop relâchée. On manquait d'anciens coloniaux dans le corps des officiers et des sous-officiers qui commandaient aux tirailleurs. Ces derniers enfin attendaient un rapatriement qui semblait chaque jour être reporté au lendemain. Il y eut un certain nombre d'incidents graves et, de fait, de véritables mutineries dans certains camps. 1945, l'année de la victoire alliée, allait être la plus douloureuse de toute l'histoire des Tirailleurs Sénégalais. Ouanlo Silué était du nombre de ceux qui partirent de Côte d'Ivoire au cours de cette période difficile. Auparavant il fit ses classes à Bouaké.
« J'ai été là-bas quatre mois. Le cinquième mois, on a pris le bateau pour la France... J'étais content d'aller en France. Je voulais la voir. Je n’étais pas sûr s'il y avait une guerre ou pas. Ils nous ont envoyé à Abidjan sans dire pourquoi ni où on allait... Il y avait la famine cette année en France. La grande famine. On volait des raisins pour manger. Oui, on nous donnait à manger au camp, mais jamais assez. Tout le monde [les civils] avait des tickets pour obtenir de la nourriture. Ils ne voulaient pas qu'on en ait parce qu'on avait de la nourriture au camp. Les choses allaient mieux qui suis parti. »
Le gouvernement français essaya, pour des raisons humanitaires, de donner la priorité au rapatriement des prisonniers libérés. Cependant le nombre limité de transports de troupes donna au processus une lenteur aussi démoralisante pour les anciens prisonniers que pour les anciens combattants. La quête de formules qui permettraient de faire quitter aux troupes Africaines le sol métropolitain devint une telle obsession chez les autorités militaires qu'en Octobre 1944, quelques tirailleurs furent envoyés à Liverpool, où ils attendirent les navires britanniques qui devaient les ramener en Afrique occidentale. Un grave incident éclata quand des sous-officiers africains forcèrent un mess de sergents dont on leur avait interdit l'entrée. A la fin du mois suivant, les Britanniques poussèrent un soupir de soulagement en les voyant partir, bien décidés à ne pas répéter l'expérience.
Le bruit courut d'incidents frisant la mutinerie ayant eu lieu à bord de navires qui ramenaient chez eux des groupes d'anciens prisonniers. Dès Novembre 1944, le Ministre des Colonies René Pleven ordonna au Gouverneur-Général Cournarie de faire sortir les tirailleurs rapatriés de Dakar aussi rapidement que possible. « Les prisonniers de guerre », mettait-il en garde, « peuvent être un facteur de mécontentement parmi le peuple, en particulier à Dakar où ils sont si nombreux ». Aussi, dans les camps en A.O.F. comme en France, des milliers de Tirailleurs Sénégalais, n'ayant rien de particulier à faire, traînant leur ennui et leur désœuvrement, conscients d'avoir perdu le prestige que leur avait donné les combats, devenaient de jour en jour plus irritables, plus agités, et plus enclins à se mutiner. L’incident qui éclata à Thiaroye près de Dakar ne fut que l'un des plus graves d'une quantité d'épisodes similaires.
Le 1er Décembre 1944, près de 1.300 anciens prisonniers de guerre refusèrent d'obéir aux ordres et prirent en otage le commandant des forces armées de l’A.O.F. Une grêle de balles répondit aux mutins. D'après Myron Echenberg, il y eut 35 morts chez les Africains et presque autant de blessés graves.64 Un ancien soldat Sénoufo de la classe de 1941, Dossigutta Silué, se souvient de cette tragédie :
« J'étais stationné à Dakar, c'était avant De Gaulle. J'étais au camp de Balain, près de Dakar. Je travaillais à l'infirmerie. On était plantons, on travaillait avec les malades. Non, je n'ai jamais fréquenté les civils ; il y avait une épidémie en ville, alors des civils sont venus faire des pulvérisations sur l'hôpital. C'est tout... Thiaroye ? Oui, on savait. Ils avaient dit aux tirailleurs qu'on leur donnerait leur argent à Dakar. Et puis ils leur ont dit que l'argent n'était pas encore arrivé et qu'ils le recevraient à Abidjan. Ils n'étaient pas contents. Le commandant est arrivé et il leur a dit de rester calmes, qu'ils auraient leur argent plus tard, à Abidjan. Ils ont jeté des pierres sur sa voiture. Il a appelé les gardes, des tirailleurs, et il leur a dit d'attaquer, que ces hommes étaient des mutins. Ils ont tiré sur les mutins. Il y en a eu beaucoup qui ont été tués ce jour-là. On était en colère. On croyait qu'on ne rentrerait peut-être pas dans nos villages. On serait peut-être tués aussi. L'armée a tiré sur l'armée, c'étaient les ordres. Notre régiment n'était pas très loin d'eux. Ils nous ont amené les corps ».
Dossigutta Silué ne se trompe probablement pas quand il pense que l'argent fut un des sujets les plus importants de mécontentement parmi les soldats rapatriés. Tous les anciens prisonniers de guerre interrogés dans le cadre de cet ouvrage insistent sur le fait qu'on leur avait promis, alors qu'ils étaient encore en France, une compensation monétaire pour leurs années de souffrances. Ceci vaut également pour tirailleurs qui servirent en Afrique du Nord, dans le Levant, et en Europe.
Beaucoup soutiennent même que De Gaulle leur en avait donné lui-même l'assurance – mais il faut remarquer que les tirailleurs ivoiriens aimaient à croire que tout officier français de haut rang leur rendant visite était le grand homme personne. Panafolo Tuo se souvient ainsi d'avoir écouté un discours de « De Gaulle » le jour de la victoire, le 8 Mai 1945 :
« C'est De Gaulle qui nous a faits. C'était vraiment un homme. Il nous a dit d'être calmes, le bateau va venir un jour et on va vous payer aussi. Tous vous allez recevoir de l'argent et ceux qui étaient en prison vont avoir beaucoup d'argent. Il a dit qu'ils ne pouvaient pas nous le donner maintenant, mais qu'on allait le recevoir en Afrique, mais je n'ai rien eu ».
Plusieurs facteurs contribuèrent à exaspérer le sentiment d’injustice éprouvé par les anciens prisonniers : les soldes en retard qui n'étaient pas payées, les primes promises qui ne se matérialisèrent jamais, et, dans le cas où des sommes effectivement versées, la dépréciation du taux de change entre francs français et francs ouest-africains. Les soldats rapatriés semblent être rentrés avec des attentes différentes, ayant reçu des renseignements contradictoires de leurs officiers en Europe. Ainsi, certains croyaient pouvoir toucher l'arriéré de soldes correspondant à leurs années de captivité, tandis que d'autres comptaient sur des primes, et que d'autres enfin pensaient qu'on leur avait promis les deux. De fait, la France paya des primes aux soldats rapatriés sous la forme d'une allocation de démobilisation de 500 à 1.000 francs, somme bien inférieure à ce que chacun s'attendait à recevoir. « Pour désamorcer la situation, les officiers dans les principaux camps de l’A.O.F. assurèrent les hommes que des sommes additionnelles leur seraient versées dans leurs districts d'origine. Ces déclarations inquiétèrent les commandants de cercle, qui ne disposaient d'aucun fonds à cet effet, et qu'on laissait se débrouiller face à la colère des soldats arrivés à leur dernière destination. Tuo Nanzegue, déjà marqué par l'incident du cinéma en France, ne fut guère apaisé par l'accueil qu'il reçut en Côte d'Ivoire :
« On est rentrés et à Bouaké, ils ont donné 1.000 francs à tout le monde. Et puis ils ont dit que le reste de notre argent allait être à Korhogo. Ils n’ont jamais dit combien, juste qu'on aurait de l'argent. Jusqu'à maintenant il n’y a rien eu, rien. On était beaucoup, de tout le département. Un camion attendait chez M. Escarré. On est montés. On n'a rien mangé. Ils ne nous ont rien donné. Ils voulaient nous faire partir le plus vite possible. Ils avaient peur de nous. Si on avait dormi ici même une nuit, il y aurait eu palabre. Ils étaient pressés de nous faire partir. La nuit qu'on est arrivés à Korhogo, le camion nous a ramenés dans nos villages ».
Le taux de change causa des problèmes supplémentaires. Le franc français fut dévalué en 1945, et valut désormais la moitié du franc ouest-africain. Très peu d’efforts furent faits pour expliquer la situation monétaire internationale aux soldats rapatriés. Par suite, des rumeurs de fraude se répandirent comme une traînée de poudre dans les casernes et sur les navires de transport de troupes et beaucoup de tirailleurs essayèrent de changer leur argent français à Dakar par l'intermédiaire de civils plutôt que des autorités militaires – tentatives qui se révélèrent souvent infructueuses. Ditiemba Silué raconte ses expériences en la matière en 1946 :
« A Dakar, les gens n'étaient pas honnêtes. Quand tu envoyais de l'argent français pour changer dans nos francs, on te donnait seulement la moitié. A Abidjan, on est descendus du bateau pour changer notre argent. Ils n'avaient pas entendu parler de Dakar [la mutinerie du camp de Thiaroye]. Ils ont essayé de faire la même chose avec nous. On a dit qu'on allait se révolter. On a dit non ! On a retrouvé notre vieil adjudant à Abidjan, à la gare, le sergent Troulou, un Yacouba. Il a pris notre argent et il l'a changé au taux normal, sans réduction. Moi, j'avais 25.000 francs. On n'a pas reçu de prime de démobilisation. C'était juste mes économies, mes économies sur ma solde ».
Ditiemba Silué n'était pas évidemment le seul soldat à revenir avec des Momies. Des documents font mention d'hommes ramenant jusqu'à 80.000 francs, nu demandait aux administrateurs de les tenir à l'œil. L'administration croyait que leur répugnance à échanger leur argent était due à la crainte qu'on leur demande des comptes sur sa provenance.69 Plusieurs anciens prisonniers, quand je leur posai la question, soutinrent qu'ils avaient gagné cet argent en travaillant comme boys pour leurs maîtres allemands.70 Quoiqu'il en fût, les autorités françaises étaient convaincues qu'une grande partie de l'argent détenu par les soldats africains, en particulier ceux qui venaient de l'armée de De Gaulle, ne pouvait que provenir de mu es illégales.71 Ces soupçons n'étaient pas entièrement sans fondement. Certains tirailleurs n'avaient pas hésité à vendre leur uniforme et leur équipement américain sur le marché noir français, alors en pleine expansion, tandis que d'autres avaient fait le commerce des très rares produits de luxe. Denis Yacé raconte :
« Je ne suis pas revenu avec grand-chose – juste avec les 500 francs qu'on nous avait donné. Certains l'ont fait. Ils avaient gagné de l'argent au marché noir en France. Ils revendaient les cigarettes et du chocolat que l'armée américaine nous donnait. Les soldats américains faisaient beaucoup de marché noir. Ils nous vendaient leurs uniformes et on les revendait au marché noir. Les Français étaient heureux de les acheter. Tout le monde le faisait ».
Echenberg mentionne un cas dans lequel les officiers français chargés du rapatriement des anciens prisonniers de guerre découvrirent un total de 18.000.000 de francs sur 1.200 hommes. Tous soutinrent que leurs gains étaient légitimes. Les Français refusèrent de les croire, sans pourtant essayer, semble-t-il, de confisquer cet argent.
Les administrateurs coloniaux craignaient que ces fortunes nouvellement acquises, en particulier si elles avaient été obtenues illégalement, fassent obstacle à la réintégration rapide des hommes dans la société traditionnelle, en encourageant des attitudes de révolte envers les chefs, et donc envers l'autorité française. Des messages à ce sujet descendirent la voie hiérarchique jusqu'aux commandants, aux chefs de canton et aux chefs de village, avertissant par exemple le commandant de Korhogo du mauvais esprit de ceux d'entre les anciens prisonniers qui revenaient avec les poches pleines.
Bien que les questions d'argent aient été les préoccupations immédiates du personnel politique et des fonctionnaires de l'administration coloniale, le danger que les soldats rapatriés deviennent un jour le fer de lance de l’agitation nationaliste était certainement présente à leur esprit. Dans toute l'A.O.F., les commandants locaux reçurent l'ordre de surveiller de très près tous les anciens combattants, en particulier les anciens prisonniers de guerre, et de signaler toute activité pouvant apparaître comme subversive. Par ailleurs, dans le nord de la d'Ivoire, les commandants avaient un souci supplémentaire. Il s'agissait du retour de ceux qui s'étaient enfuis en Gold Coast et qui s'étaient portés « volontaires » dans l'armée britannique, et qui avaient servi pour la plupart dans la West African Frontier Force (WAFF). Leur nombre exact est inconnu, bien que Jean Rouch ait estimé la proportion des soldats originaires d'Afrique francophone à 90 pour cent des 27.000 hommes des forces militaires de la Gold Coast.
Les rapatriés de Gold Coast avaient combattu non pas en Europe mais Extrême-Orient. Plusieurs régiments de la WAFF se battirent en Birmanie au sein de la Quatre-Vingt et Unième Division de Février 1944 au début de 1945, époque à laquelle ils furent repliés en Inde. D'autres faisaient partie de la Quatre-Vingt-Deuxième Division. La Troisième Brigade Ouest-africaine combattit avec les célèbres Chindits du général Wingate en 1944 avant d'être retirée du combat et rattachée aux forces du général Stilwell en Mai. La plupart de ces soldats ne revinrent pas en Afrique avant 1946 ; 20.000 soldats de la WAFF furent rapatriés entre Mai et 1946. Alors qu'ils se trouvaient encore à bord des navires transports de troupes, des officiers britanniques, munis de brochures spécialement préparées pour l'occasion, leur expliquaient patiemment les soldes et les primes de démobilisation auxquelles ils auraient droit. Les soldats d'origine française avaient ainsi le choix entre percevoir immédiatement la totalité des sommes qui leur étaient dues, y compris cinquante-six jours d'arriérés de solde, des allocations et une prime de guerre, ou bien percevoir deux primes pour un montant total d'environ cinquante livres. Le contraste était évidemment très grand avec l'ignorance dans laquelle l'armée française maintenait ses tirailleurs.
Les soldats d'origine ivoirienne ayant participé aux campagnes d'Extrême-Orient furent  rapatriés en Gold Coast, où les autorités britanniques se préoccupèrent, avec raison, du sort qui serait réservé à ces hommes à leur retour en territoire français. On craignait que la bureaucratie coloniale française ne les considère comme déserteurs, puisqu'ils étaient entrés dans la colonie britannique « illégalement », aux yeux de Vichy du moins, en 1940-1942. Malgré les assurances apportées par le gouverneur de Côte d'Ivoire que ces anciens combattants seraient autorisés à revenir chez eux en uniforme, et seraient exemptés de verser l'arriéré de l'impôt de capitation qui s'était accumulé en leur absence, et que leurs économies, leur prime de démobilisation et leurs possessions personnelles ne seraient ni confisquées ni imposées, le gouverneur de la Gold Coast se montrait sceptique, doutant de la bonne foi du personnel administratif dans une colonie où régnait toujours l'esprit de Vichy et que dominaient des colons qui étaient loin d'être réconciliés avec la nouvelle conception gaulliste de l'empire.
Au vu de ces préoccupations, les autorités britanniques recommandèrent que les anciens combattants ivoiriens soient ramenés en groupe en Côte d'Ivoire et dans les autres colonies françaises. Le Sessional Paper No. 5 de la Gold Coast spécifiait qu'ils devraient être accompagnés d'un « officier européen ou d'un sous-officier », et faisait remarquer que « si l'on ne procède pas ainsi, il est probable qu'ils ne retireront aucun bénéfice de ces accords ». En fait, il semble que ces hommes aient généralement pu traverser la frontière sans problèmes. Décrivant le voyage d'un groupe de quinze hommes qui traversèrent la Haute Volta en route vers le Niger, un administrateur français commentait : « Leur apparence contrastait fortement avec celle des tirailleurs français démobilisés ». Pauvres tirailleurs ! Il n'était pas étonnant que le commandant remarque le contraste entre l'apparence des anciens combattants de l'armée britannique et celle de leurs pairs de l'armée française. En 1946, l'administration française avait bien fini par trouver des transports pour rapatrier les tirailleurs. Cependant, non seulement ceux-ci ne recevaient que peu ou pas d'argent sur les soldes et les primes qui leur étaient dues, mais encore leurs uniformes et leur équipement étaient réquisitionnés par les autorités militaires dès qu'ils touchaient le port d'Abidjan. Depuis 1944, des pénuries de matériel avaient durement contrarié la détermination qu'avait De Gaulle d'équiper son armée. Une des mesures adoptées pour remédier à cette situation fut de réquisitionner l'équipement des soldats démobilisés. Il semble qu'on n'ait fait aucune exception même en ce qui concernait les anciens prisonniers de guerre ou les anciens combattants de la Libération. Personne ne semble s'être préoccupé de l'effet psychologique que pouvait avoir le fait de littéralement dépouiller ces hommes des quelques maigres possessions qu’ils pouvaient avoir. On ne fit aucun effort pour leur expliquer pourquoi leurs vêtements étaient confisqués. Cette politique brutale paraîtra d'autant plus inexplicable lorsqu'on se rappellera les craintes des Français au sujet de l'état d’esprit des tirailleurs rapatriés. Elle eut pour effet de rendre mécontents même ceux qui étaient revenus de la guerre avec peu ou pas de sujets de se plaindre, simplement heureux d'avoir survécu à la tuerie.
Nous avons déjà rencontré l'ancien prisonnier Ehouman Adou. Il raconte ce qui lui arriva à son retour au pays :
« C'est à Abidjan qu'ils nous ont eu. Ils ont pris tout ce qu'on avait avec nous – tous les cadeaux que les blancs nous avaient donnés. Ils nous ont laissé seulement un uniforme noir. A Port Bouët, ils nous ont pris nos valises. J'avais une grande valise, une cantine ; ils me l'ont prise dans le train. On a passé deux mois à essayer de ravoir nos choses. Ils nous ont donné de l'argent pour le train, c'est tout ».
Sekongo Yenibiyofine, un autre ancien prisonnier, eut une aventure similaire :
« Personne n'était là pour nous accueillir quand on est arrivés à Abidjan. Ils nous ont donné de nouveaux papiers, parce que les Allemands nous avaient pris les nôtres. Et puis ils nous ont tout pris sauf une chemise et un sous-vêtement. On est revenus dans nos villages avec rien. Ils ne nous ont rien dit et ils ont tout pris ».
Certains, comme Gnoumagai Soro, furent prévenus à l'avance de ce qui allait arriver et réussirent à remporter une petite victoire sur leurs spoliateurs :
« Ceux qui étaient revenus avant nous nous ont dit qu'ils allaient prendre vos uniformes à Abidjan. Quand on a entendu ça, on a été très en colère et on a jeté nos uniformes à la mer. C'était mieux de faire ça que de les voir dans les hangars. Quand on est arrivé, ils nous ont laissé garder tout ce qu’on avait dans nos cantines, toutes les choses qu'on avait acheté en France. Ils les ont ouvertes et ils n'ont pas trouvé d'uniformes, alors ils nous ont laissé ramener les cantines chez nous ».
Ce fut dans ces conditions que les anciens prisonniers, soldats d'infanterie ou d'artillerie rentrèrent chez eux. Certains étaient les survivants d'une terrible défaite et de long mois de captivité ; d'autres étaient des vainqueurs, les libérateurs la France. Tous découvraient qu'on attendait d'eux qu'ils s'évanouissent dans la nature, se laissant réabsorber par leurs sociétés villageoises, ne causant aucun ennui, et ne réclamant aucune compensation. Pourtant, à la différence de la précédente génération de tirailleurs, ces hommes découvrirent qu'ils n'étaient pas totalement démunis, qu'ils avaient un moyen de protester – en Côte d'Ivoire, ils trouvèrent à leur retour Félix Houphouët-Boigny et le Rassemblement Démocratique Africain. L’administration coloniale pouvait bien affecter d'ignorer leur existence, les nouveaux leaders politiques ivoiriens, pourtant tous des civils, n'en reconnurent pas moins leur potentiel d'organisateurs, et leur prestige au village, et leur réservèrent un rôle important dans la lutte politique. Beaucoup d'anciens tirailleurs saisirent alors la chance qui leur était offerte de participer à un nouveau combat – un combat engagé cette fois pour la libération de leur propre patrie.

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« L'état-major vichyste, partisan de la "manière forte", n'a-t-il pas délibérément cherché l'occasion de "faire un exemple", pour mettre au pas les anciens combattants ? » (J. S.-Canale) 


La conférence de Brazzaville avait promis aux populations afri­caines un progrès vers le bien-être. Ce n'était pas nouveau. Déjà, en 1921, dépassant les professions de foi cyniques des partisans de la « manière forte », Maurice Delafosse avait affirmé la néces­sité d'un tel progrès sous peine de « faillite » de l'œuvre coloniale.[3]
Ce n'était qu'un vœu.
Albert Sarraut l'avait affirmé à nouveau en 1931, comme doc­trine quasi officielle, plaidant en faveur de la colonisation en péril.[4]
La conférence de Brazzaville avait été plus loin : aux promesses du colonialisme paternaliste d'avant 1940, elle avait ajouté celle d'« associer » les Africains à la gestion de leurs propres affaires. Elle l'avait assortie, il est vrai, de prudentes réserves et de délais, et du rejet formel, non seulement de l'indépendance, mais même de l'autonomie locale. Nul doute que les officiels de la colonisation qui y avaient souscrit, comme de Gaulle qui en avait été l'initia­teur, espéraient bien ne pas s'engager plus que par les homélies rituelles de la propagande coloniale sur l'élévation du niveau de vie des populations indigènes...
Seulement, avant 1940, on ne parlait que pour l'opinion fran­çaise ou européenne, qui n'avait guère la possibilité d'aller véri­fier et d'ailleurs, pour une grande part, s'intéressait médiocrement à ces questions.
Désormais, il fallait compter avec les Africains eux-mêmes, direc­tement intéressés et peu disposés à se payer de mots.
Et la colonisation française n'avait plus la force nécessaire pour traiter leurs revendications par le mépris.
Elle n'était pas disposée pour autant à renoncer aux anciennes méthodes.
En témoigne le drame de Thiaroye (1er décembre 1944).[5] Avec le retour des prisonniers de guerre rapatriés, puis en 1945 des démobilisés, allait se poser le problème de la « réadaptation » des anciens soldats. Ceux-ci – comme leurs pères de 1914-1918 – espéraient un changement de leur condition. Et surtout, ils n'étaient plus disposés à subir l'arbitraire humiliant des chefs de villages et de cantons et des fonctionnaires européens.
Le 21 novembre 1944, 1200 anciens prisonniers de guerre libé­rés avaient été débarqués à Dakar et installés au camp de Thia­roye, sur la route de Rufisque. A leur départ de France, ils avaient réclamé le paiement de leurs arriérés de solde, y compris primes de combat et de démobilisation, ainsi que l'échange de leurs marks. On leur avait répondu que la monnaie française n'ayant pas cours en A.O.F., ils seraient réglés à Dakar. Leur demande ayant été réitérée à Thiaroye, le général commandant le camp leur affirma qu'ils auraient satisfaction dans les trois jours. Or dans l'inter­valle, l'ordre d'embarquer pour les colonies du Sud arriva sans qu'il fût plus question de paiement.
Y eut-il vraiment mutinerie ? Ou simplement mouvement de protestation ? On peut se le demander puisque le bilan des « vic­times » du côté des « forces de l'ordre » fut d'un soldat blessé et deux officiers « contusionnés ». Ce qui est sûr c'est que l'état-major fit tirer sur les anciens prisonniers désarmés. Il y eut 24 tués, 11 blessés (38 tués et autant de blessés selon d'autres sources), 45 arrestations, 34 condamnations à de lourdes peines de prison (les derniers condamnés encore en prison furent libérés par « grâce amnistiante » du président Auriol à l'occasion de son voyage de 1947).[6]
Y avait-il eu simplement mauvaise foi et incurie, ou provoca­tion calculée ?
On peut se le demander. Dès le 27 novembre, on faisait courir en milieu européen le bruit d'une « révolte », d'un « soulèvement noir », d'un « massacre des Européens » à l'occasion de la Tabaski.[7] L'état-major vichyste, partisan de la «manière forte», n'a-t-il pas délibérément cherché l'occasion de « faire un exemple », pour mettre au pas les anciens combattants ?
Si c'était l'objectif cherché, il ne fut en tous cas pas atteint. Le Bureau d'études communiste de Dakar, dans sa réunion du 2 décembre, notait que l'indignation était générale, unanime chez les Africains, y compris chez les marabouts habituellement à la solde de l'administration... La demande qu'il fit de l'envoi d'une commission d'enquête n'eut pas de suite et la consigne du silence frappa le drame de Thiaroye (le quotidien Paris-Dakar n'en souf­fla mot).[8]
Allant à contresens d'une évolution irrépressible, l'action aveu­gle de l'administration coloniale contribuait à exciter les forces adverses plus qu'à les briser.
La liquidation du régime vichyste en A.O.F., à l'été 1943, avait ouvert les voies à une libéralisation de la vie politique : les comi­tés de la « France combattante »[9], encore voués à la vie clandestine sous l'administration de Boisson, même après novembre 1942, déploient leur activité au grand jour et deviennent les appuis de l'autorité officielle, non sans avoir à livrer de rudes combats ; la quasi-totalité des petits colons et des cadres militaires, la majorité des cadres administratifs, les missions catholiques, demeurent fidè­les au régime de Vichy qui fait pour eux figure de paradis perdu. Les gaullistes sont minoritaires, recrutant surtout leurs adhérents dans le moyen et petit fonctionnariat. Leur faiblesse en milieu européen les incite à rechercher un appui en milieu africain.
A vrai dire les purs coloniaux gaullistes hésitent à s'engager dans cette voie dont les conséquences possibles les inquiètent. Mais il n'en est pas d'autre à leur disposition : ils se rassurent dans la conviction que les populations indigènes sont bien en main et que leur « fidélité inébranlable à la France » donne toute garan­tie. On ne leur demande que d'appuyer les nouvelles autorités et non de donner leur avis.
Ils doivent aussi – par la même nécessité – accepter le con­cours des éléments de gauche, y compris ceux qui professent des opinions communistes, tout comme de Gaulle a été obligé de le faire dans la métropole.
Ce n'est pas sans réserve ni entraves : mais ils ne peuvent pas s'opposer formellement à leur activité.
Cette activité (comme en France) est d'ailleurs centrée sur un objectif fondamental : contribuer au maximum à la victoire sur l'hitlérisme. Il est malaisé de trouver des prétextes à y faire obstacle, sous peine de se faire taxer de vichysme. Au moins s'efforce-t-on de limiter strictement cette activité au milieu européen.
Les communistes (peu nombreux et isolés) se sont renforcés à la faveur des circonstances d'adeptes nouveaux, dont beaucoup se révéleront vite de très temporaires compagnons de route, peu ou pas dégagés des préjugés coloniaux. Mais ils agissent.
Cette action se manifeste peu par leurs organisations propres, « bureaux d'études » constitués à Dakar, Abidjan, et quelques autres grands centres. En relation avec la délégation du Comité cen­tral du Parti communiste français établie à Alger, ces « bureaux d'études » (qui deviendront plus tard les « groupes d'études com­munistes ») n'ont qu'un rôle d'information et de liaison et d'édu­cation politique de leurs membres. Communistes français et Afri­cains gagnés aux idées communistes – dont beaucoup devien­dront plus tard des leaders du mouvement politique ou syndical – s'y retrouvent. Ce sont essentiellement des écoles politiques. Pour des raisons de principe, la direction du Parti communiste fran­çais s'est toujours refusée à constituer des organisations du Parti hors du territoire national.
A défaut d'action publique directe, les bureaux ou groupes d'études animent de nombreuses organisations de masse : G.A.R., puis comités du Front national, comités des « Amis de Liberté »[10], comités « France-U.R.S.S. »[11]
Ces comités n'inquiètent pas outre mesure l'administration colo­niale. Leur action, centrée sur les problèmes de la guerre et de la libération de la France, tout en étant difficile à contrecarrer, ne paraît pas mettre l'ordre colonial en péril et ne semble pas suscep­tible d'éveiller des échos profonds en milieu africain.
Il n'en est pas de même du mouvement syndical.
Dès juin 1943 le Syndicat des ouvriers de l'arsenal de Dakar se reconstitue et adopte de nouveaux statuts. Les autres corpo­rations (chemins de fer, port, bâtiment, employés de commerce) suivent. Comme avant-guerre, les syndicats se reconstituent sur la base raciale, Européens et Africains demeurant organisés à part, bien que leurs délégués se retrouvent dans l'Union des syn­dicats confédérés de Dakar reconstituée.
Cette évolution gagne les territoires qui n'ont cessé de dépen­dre de la « France libre » : ce que l'on accorde à Dakar au nom de la revanche sur Vichy, il est difficile de le refuser à Brazzaville et à Douala. Dès août 1944, la liberté syndicale est accordée au Cameroun et l'Union des syndicats confédérés se constitue, sous la direction d'Européens progressistes qui se préoccupent d'orga­niser les travailleurs africains.
L'essor du mouvement ouvrier est favorisé par diverses circons­tances objectives.
En premier lieu, la réduction brutale, du fait de la guerre, des échanges avec la métropole ou les pays industrialisés a donné un essor relatif à l'industrie locale : le fait est surtout sensible à Dakar (huileries, manufactures de tabac, etc.), mais se manifeste un peu partout par la création d'entreprises destinées à pallier les déficiences des importations. L'effectif des ouvriers salariés s'en est donc trouvé notablement accru.

[1] - L’Harmattan, Paris 1996 (pp.197-203).
[2] - Editions sociales, Paris 1972 (pp.
[3] - M. Delafosse : « Sur l'orientation nouvelle de la politique indigène de l'Afrique noire », Afrique française, 1921, n° 6, pp. 145-152.
[4] - Albert Sarraut : Grandeur et servitude coloniales, Ed. du Sagittaire, Paris, 1931.
[5] - La répression de mai 1945 dans le Constantinois en sera le pendant nord-africain, à plus grande échelle (plus de 50000 victimes).
[6] - Archives fédérales de Dakar 1/2 D3.
[7] - Fête religieuse musulmane.
[8] - Il fut évoqué publiquement par Lamine Gueye à l'Assemblée constituante, plus d'un an après (J. O. de la République française. Débats parlementaires, Assemblée nationale constituante, 1re séance du 22 mars 1946, p. 1001.
[9] - La « Fédération de la France combattante pour l'A.O.F. » autorisée par arrêté du 21 décembre 1943, regroupait les deux principales organi­sations de Résistance d'A.O.F., l'« Association croix-de-Lorraine A.O.F. » (primitivement « Amis de Combat »), gaulliste, et le « Groupe d'action républicaine » (G.A.R.), d'orientation démocratique, ayant ses bases essentiellement à Dakar et Rufisque, et quelques groupes isolés (Combat en Guinée, Groupe libération de Diourbel au Sénégal, Franc combat au Soudan, France combattante au Togo). La première manifestation publique des « Amis de Combat » et du G.A.R. eut lieu à Dakar à l'occasion de la commémoration du 18 juin, en 1943. Mais ce n'est qu'après le départ du gouverneur général Boisson (fin juin 1943) que ces mouvements furent légalement autorisés (cf. Paris-Dakar des 19 et 30 juin 1943). L'organe de la France combattante, Clarté, commença à paraître en janvier 1944 (à partir du n° 3, daté du 24 mars 1944, il prit le titre nouveau de Réveil). Charles-Guy Etcheverry (précédemment journaliste à Paris-Dakar) en devint le rédacteur en chef à partir du n° 26 (1er septembre 1944). Le premier (et unique) Congrès de la France combattante se tint en mai 1944. Le Comité fédéral de la « France combattante » fut d'abord présidé par Théodore Monod, directeur de l'Institut français d'Afrique noire (cf. Paris-Dakar, 12 janvier 1944), puis à partir du 23 juillet 1944 par Me Alfred Gaziello, avocat-défenseur à Dakar (du G.A.R.), le secrétaire général étant Félix Rambaud, ancien syndicaliste (il avait été secrétaire du syndicat C.G.T. des chauffeurs de taxis à Marseille) devenu homme d'affaires, dirigeant une maison d'import-export. Le G.A.R. devait s'affilier au Front national en novembre 1944 (après la libération de la France), tandis que Croix-de-Lorraine devenait Combat-Empire (arrêté du 9 décembre 1944). Cf. Paris-Dakar du 25 novembre 1944 et Réveil, n° 42, 22 décembre 1944.
[10] - Organe du Parti communiste français publié à Alger.
[11] - Un communiqué annonce la formation de France-U.R.S.S. à Dakar en juin 1944 (Réveil, n° 13, 2 juin 1944).

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