A l’occasion du 70e
anniversaire du massacre de plusieurs dizaines d’anciens combattants et
d’anciens prisonniers de guerre africains dans le camp de Thiaroye, près de
Dakar, nous proposons à nos amis lecteurs deux textes qui éclairent le contexte
de cet autre crime du colonialisme français en Afrique occidentale. Le premier
de ces textes est un extrait de l’ouvrage de l’étatsunienne Nancy Lawler,
« Soldats d’infortune. Les
tirailleurs ivoiriens de la IIe guerre mondiale ».[1]
Le deuxième est extrait de « Afrique
noire. De la colonisation aux indépendances 1945-1950 », de
l’universitaire progressiste français Jean Suret-Canale.[2]
La Rédaction
Ils avaient dit aux tirailleurs qu'on leur donnerait leur argent à Dakar. Et puis ils leur ont dit que l'argent n'était pas encore arrivé et qu'ils le recevraient à Abidjan. (N. Lawler)
Le système
paternaliste et en général efficace qui assurait à le bien-être et la bonne
conduite des tirailleurs, façonné sur une période de quatre-vingt ans dut faire
face à de sérieuses difficultés en 1945. Dans une France appauvrie et
désorganisée, la pénurie de nourriture et de vêtements régnait. La discipline
était trop sévère ou trop relâchée. On manquait d'anciens coloniaux dans le corps
des officiers et des sous-officiers qui commandaient aux tirailleurs. Ces derniers
enfin attendaient un rapatriement qui semblait chaque jour être reporté au lendemain.
Il y eut un certain nombre d'incidents graves et, de fait, de véritables mutineries
dans certains camps. 1945, l'année de la victoire alliée, allait être la plus
douloureuse de toute l'histoire des Tirailleurs Sénégalais. Ouanlo Silué était
du nombre de ceux qui partirent de Côte d'Ivoire au cours de cette période
difficile. Auparavant il fit ses classes à Bouaké.
« J'ai
été là-bas quatre mois. Le cinquième mois, on a pris le bateau pour la
France... J'étais content d'aller en France. Je voulais la voir. Je n’étais pas
sûr s'il y avait une guerre ou pas. Ils nous ont envoyé à Abidjan sans dire
pourquoi ni où on allait... Il y avait la famine cette année en France. La
grande famine. On volait des raisins pour manger. Oui, on nous donnait à manger
au camp, mais jamais assez. Tout le monde [les civils] avait des tickets pour
obtenir de la nourriture. Ils ne voulaient pas qu'on en ait parce qu'on avait
de la nourriture au camp. Les choses allaient mieux qui suis parti. »
Le
gouvernement français essaya, pour des raisons humanitaires, de donner la
priorité au rapatriement des prisonniers libérés. Cependant le nombre limité de
transports de troupes donna au processus une lenteur aussi démoralisante pour
les anciens prisonniers que pour les anciens combattants. La quête de formules
qui permettraient de faire quitter aux troupes Africaines le sol métropolitain
devint une telle obsession chez les autorités militaires qu'en Octobre 1944, quelques
tirailleurs furent envoyés à Liverpool, où ils attendirent les navires britanniques
qui devaient les ramener en Afrique occidentale. Un grave incident éclata quand
des sous-officiers africains forcèrent un mess de sergents dont on leur avait interdit
l'entrée. A la fin du mois suivant, les Britanniques poussèrent un soupir de
soulagement en les voyant partir, bien décidés à ne pas répéter l'expérience.
Le bruit
courut d'incidents frisant la mutinerie ayant eu lieu à bord de navires qui
ramenaient chez eux des groupes d'anciens prisonniers. Dès Novembre 1944, le
Ministre des Colonies René Pleven ordonna au Gouverneur-Général Cournarie de
faire sortir les tirailleurs rapatriés de Dakar aussi rapidement que possible. « Les
prisonniers de guerre », mettait-il en garde, « peuvent être un
facteur de mécontentement parmi le peuple, en particulier à Dakar où ils sont
si nombreux ». Aussi, dans les camps en A.O.F. comme en France, des
milliers de Tirailleurs Sénégalais, n'ayant rien de particulier à faire,
traînant leur ennui et leur désœuvrement, conscients d'avoir perdu le prestige
que leur avait donné les combats, devenaient de jour en jour plus irritables,
plus agités, et plus enclins à se mutiner. L’incident qui éclata à Thiaroye
près de Dakar ne fut que l'un des plus graves d'une quantité d'épisodes
similaires.
Le 1er
Décembre 1944, près de 1.300 anciens prisonniers de guerre refusèrent d'obéir
aux ordres et prirent en otage le commandant des forces armées de l’A.O.F. Une
grêle de balles répondit aux mutins. D'après Myron Echenberg, il y eut 35 morts
chez les Africains et presque autant de blessés graves.64 Un ancien soldat Sénoufo
de la classe de 1941, Dossigutta Silué, se souvient de cette tragédie :
« J'étais
stationné à Dakar, c'était avant De Gaulle. J'étais au camp de Balain, près de
Dakar. Je travaillais à l'infirmerie. On était plantons, on travaillait avec
les malades. Non, je n'ai jamais fréquenté les civils ; il y avait une épidémie
en ville, alors des civils sont venus faire des pulvérisations sur l'hôpital.
C'est tout... Thiaroye ? Oui, on savait. Ils avaient dit aux tirailleurs qu'on
leur donnerait leur argent à Dakar. Et puis ils leur ont dit que l'argent
n'était pas encore arrivé et qu'ils le recevraient à Abidjan. Ils n'étaient pas
contents. Le commandant est arrivé et il leur a dit de rester calmes, qu'ils
auraient leur argent plus tard, à Abidjan. Ils ont jeté des pierres sur sa
voiture. Il a appelé les gardes, des tirailleurs, et il leur a dit d'attaquer,
que ces hommes étaient des mutins. Ils ont tiré sur les mutins. Il y en a eu
beaucoup qui ont été tués ce jour-là. On était en colère. On croyait qu'on ne
rentrerait peut-être pas dans nos villages. On serait peut-être tués aussi.
L'armée a tiré sur l'armée, c'étaient les ordres. Notre régiment n'était pas
très loin d'eux. Ils nous ont amené les corps ».
Dossigutta
Silué ne se trompe probablement pas quand il pense que l'argent fut un des
sujets les plus importants de mécontentement parmi les soldats rapatriés. Tous les
anciens prisonniers de guerre interrogés dans le cadre de cet ouvrage insistent
sur le fait qu'on leur avait promis, alors qu'ils étaient encore en France, une
compensation monétaire pour leurs années de souffrances. Ceci vaut également
pour tirailleurs qui servirent en Afrique du Nord, dans le Levant, et en
Europe.
Beaucoup
soutiennent même que De Gaulle leur en avait donné lui-même l'assurance – mais
il faut remarquer que les tirailleurs ivoiriens aimaient à croire que tout
officier français de haut rang leur rendant visite était le grand homme
personne. Panafolo Tuo se souvient ainsi d'avoir écouté un discours de « De
Gaulle » le jour de la victoire, le 8 Mai 1945 :
« C'est
De Gaulle qui nous a faits. C'était vraiment un homme. Il nous a dit d'être
calmes, le bateau va venir un jour et on va vous payer aussi. Tous vous allez
recevoir de l'argent et ceux qui étaient en prison vont avoir beaucoup d'argent.
Il a dit qu'ils ne pouvaient pas nous le donner maintenant, mais qu'on allait
le recevoir en Afrique, mais je n'ai rien eu ».
Plusieurs
facteurs contribuèrent à exaspérer le sentiment d’injustice éprouvé par les
anciens prisonniers : les soldes en retard qui n'étaient pas payées, les primes
promises qui ne se matérialisèrent jamais, et, dans le cas où des sommes
effectivement versées, la dépréciation du taux de change entre francs français
et francs ouest-africains. Les soldats rapatriés semblent être rentrés avec des
attentes différentes, ayant reçu des renseignements contradictoires de leurs
officiers en Europe. Ainsi, certains croyaient pouvoir toucher l'arriéré de
soldes correspondant à leurs années de captivité, tandis que d'autres
comptaient sur des primes, et que d'autres enfin pensaient qu'on leur avait
promis les deux. De fait, la France paya des primes aux soldats rapatriés sous
la forme d'une allocation de démobilisation de 500 à 1.000 francs, somme bien
inférieure à ce que chacun s'attendait à recevoir. « Pour désamorcer la
situation, les officiers dans les principaux camps de l’A.O.F. assurèrent les
hommes que des sommes additionnelles leur seraient versées dans leurs districts
d'origine. Ces déclarations inquiétèrent les commandants de cercle, qui ne
disposaient d'aucun fonds à cet effet, et qu'on laissait se débrouiller face à
la colère des soldats arrivés à leur dernière destination. Tuo Nanzegue, déjà marqué
par l'incident du cinéma en France, ne fut guère apaisé par l'accueil qu'il reçut
en Côte d'Ivoire :
« On
est rentrés et à Bouaké, ils ont donné 1.000 francs à tout le monde. Et puis
ils ont dit que le reste de notre argent allait être à Korhogo. Ils n’ont
jamais dit combien, juste qu'on aurait de l'argent. Jusqu'à maintenant il n’y a
rien eu, rien. On était beaucoup, de tout le département. Un camion attendait
chez M. Escarré. On est montés. On n'a rien mangé. Ils ne nous ont rien donné.
Ils voulaient nous faire partir le plus vite possible. Ils avaient peur de
nous. Si on avait dormi ici même une nuit, il y aurait eu palabre. Ils étaient
pressés de nous faire partir. La nuit qu'on est arrivés à Korhogo, le camion
nous a ramenés dans nos villages ».
Le taux de
change causa des problèmes supplémentaires. Le franc français fut dévalué en
1945, et valut désormais la moitié du franc ouest-africain. Très peu d’efforts
furent faits pour expliquer la situation monétaire internationale aux soldats rapatriés.
Par suite, des rumeurs de fraude se répandirent comme une traînée de poudre
dans les casernes et sur les navires de transport de troupes et beaucoup de tirailleurs
essayèrent de changer leur argent français à Dakar par l'intermédiaire de civils
plutôt que des autorités militaires – tentatives qui se révélèrent souvent infructueuses.
Ditiemba Silué raconte ses expériences en la matière en 1946 :
« A
Dakar, les gens n'étaient pas honnêtes. Quand tu envoyais de l'argent français
pour changer dans nos francs, on te donnait seulement la moitié. A Abidjan, on
est descendus du bateau pour changer notre argent. Ils n'avaient pas entendu
parler de Dakar [la mutinerie du camp de Thiaroye]. Ils ont essayé de faire la
même chose avec nous. On a dit qu'on allait se révolter. On a dit non ! On a
retrouvé notre vieil adjudant à Abidjan, à la gare, le sergent Troulou, un
Yacouba. Il a pris notre argent et il l'a changé au taux normal, sans
réduction. Moi, j'avais 25.000 francs. On n'a pas reçu de prime de
démobilisation. C'était juste mes économies, mes économies sur ma solde ».
Ditiemba
Silué n'était pas évidemment le seul soldat à revenir avec des Momies. Des
documents font mention d'hommes ramenant jusqu'à 80.000 francs, nu demandait
aux administrateurs de les tenir à l'œil. L'administration croyait que leur
répugnance à échanger leur argent était due à la crainte qu'on leur demande des
comptes sur sa provenance.69 Plusieurs anciens prisonniers, quand je leur posai
la question, soutinrent qu'ils avaient gagné cet argent en travaillant comme
boys pour leurs maîtres allemands.70 Quoiqu'il en fût, les autorités françaises
étaient convaincues qu'une grande partie de l'argent détenu par les soldats
africains, en particulier ceux qui venaient de l'armée de De Gaulle, ne pouvait
que provenir de mu es illégales.71 Ces soupçons n'étaient pas entièrement sans
fondement. Certains tirailleurs n'avaient pas hésité à vendre leur uniforme et
leur équipement américain sur le marché noir français, alors en pleine
expansion, tandis que d'autres avaient fait le commerce des très rares produits
de luxe. Denis Yacé raconte :
« Je
ne suis pas revenu avec grand-chose – juste avec les 500 francs qu'on nous
avait donné. Certains l'ont fait. Ils avaient gagné de l'argent au marché noir
en France. Ils revendaient les cigarettes et du chocolat que l'armée américaine
nous donnait. Les soldats américains faisaient beaucoup de marché noir. Ils
nous vendaient leurs uniformes et on les revendait au marché noir. Les Français
étaient heureux de les acheter. Tout le monde le faisait ».
Echenberg
mentionne un cas dans lequel les officiers français chargés du rapatriement des
anciens prisonniers de guerre découvrirent un total de 18.000.000 de francs sur
1.200 hommes. Tous soutinrent que leurs gains étaient légitimes. Les Français
refusèrent de les croire, sans pourtant essayer, semble-t-il, de confisquer cet
argent.
Les
administrateurs coloniaux craignaient que ces fortunes nouvellement acquises,
en particulier si elles avaient été obtenues illégalement, fassent obstacle à
la réintégration rapide des hommes dans la société traditionnelle, en encourageant
des attitudes de révolte envers les chefs, et donc envers l'autorité française.
Des messages à ce sujet descendirent la voie hiérarchique jusqu'aux commandants,
aux chefs de canton et aux chefs de village, avertissant par exemple le commandant
de Korhogo du mauvais esprit de ceux d'entre les anciens prisonniers qui revenaient
avec les poches pleines.
Bien que les
questions d'argent aient été les préoccupations immédiates du personnel
politique et des fonctionnaires de l'administration coloniale, le danger que
les soldats rapatriés deviennent un jour le fer de lance de l’agitation
nationaliste était certainement présente à leur esprit. Dans toute l'A.O.F.,
les commandants locaux reçurent l'ordre de surveiller de très près tous les anciens
combattants, en particulier les anciens prisonniers de guerre, et de signaler
toute activité pouvant apparaître comme subversive. Par ailleurs, dans le nord
de la d'Ivoire, les commandants avaient un souci supplémentaire. Il s'agissait
du retour de ceux qui s'étaient enfuis en Gold Coast et qui s'étaient portés « volontaires »
dans l'armée britannique, et qui avaient servi pour la plupart dans la West African
Frontier Force (WAFF). Leur nombre exact est inconnu, bien que Jean Rouch ait
estimé la proportion des soldats originaires d'Afrique francophone à 90 pour cent
des 27.000 hommes des forces militaires de la Gold Coast.
Les rapatriés
de Gold Coast avaient combattu non pas en Europe mais Extrême-Orient. Plusieurs
régiments de la WAFF se battirent en Birmanie au sein de la Quatre-Vingt et
Unième Division de Février 1944 au début de 1945, époque à laquelle ils furent
repliés en Inde. D'autres faisaient partie de la Quatre-Vingt-Deuxième
Division. La Troisième Brigade Ouest-africaine combattit avec les célèbres
Chindits du général Wingate en 1944 avant d'être retirée du combat et rattachée
aux forces du général Stilwell en Mai. La plupart de ces soldats ne revinrent pas
en Afrique avant 1946 ; 20.000 soldats de la WAFF furent rapatriés entre Mai et
1946. Alors qu'ils se trouvaient encore à bord des navires transports de troupes,
des officiers britanniques, munis de brochures spécialement préparées pour
l'occasion, leur expliquaient patiemment les soldes et les primes de démobilisation
auxquelles ils auraient droit. Les soldats d'origine française avaient ainsi le
choix entre percevoir immédiatement la totalité des sommes qui leur étaient
dues, y compris cinquante-six jours d'arriérés de solde, des allocations et une
prime de guerre, ou bien percevoir deux primes pour un montant total d'environ
cinquante livres. Le contraste était évidemment très grand avec l'ignorance
dans laquelle l'armée française maintenait ses tirailleurs.
Les soldats
d'origine ivoirienne ayant participé aux campagnes d'Extrême-Orient furent rapatriés en Gold Coast, où les autorités
britanniques se préoccupèrent, avec raison, du sort qui serait réservé à ces
hommes à leur retour en territoire français. On craignait que la bureaucratie
coloniale française ne les considère comme déserteurs, puisqu'ils étaient entrés
dans la colonie britannique « illégalement », aux yeux de Vichy du
moins, en 1940-1942. Malgré les assurances apportées par le gouverneur de Côte
d'Ivoire que ces anciens combattants seraient autorisés à revenir chez eux en
uniforme, et seraient exemptés de verser l'arriéré de l'impôt de capitation qui
s'était accumulé en leur absence, et que leurs économies, leur prime de
démobilisation et leurs possessions personnelles ne seraient ni confisquées ni
imposées, le gouverneur de la Gold Coast se montrait sceptique, doutant de la
bonne foi du personnel administratif dans une colonie où régnait toujours
l'esprit de Vichy et que dominaient des colons qui étaient loin d'être réconciliés
avec la nouvelle conception gaulliste de l'empire.
Au vu de ces
préoccupations, les autorités britanniques recommandèrent que les anciens
combattants ivoiriens soient ramenés en groupe en Côte d'Ivoire et dans les
autres colonies françaises. Le Sessional Paper No. 5 de la Gold Coast
spécifiait qu'ils devraient être accompagnés d'un « officier européen ou
d'un sous-officier », et faisait remarquer que « si l'on ne procède
pas ainsi, il est probable qu'ils ne retireront aucun bénéfice de ces accords ».
En fait, il semble que ces hommes aient généralement pu traverser la frontière
sans problèmes. Décrivant le voyage d'un groupe de quinze hommes qui
traversèrent la Haute Volta en route vers le Niger, un administrateur français
commentait : « Leur apparence contrastait fortement avec celle des
tirailleurs français démobilisés ». Pauvres tirailleurs ! Il n'était pas
étonnant que le commandant remarque le contraste entre l'apparence des anciens
combattants de l'armée britannique et celle de leurs pairs de l'armée
française. En 1946, l'administration française avait bien fini par trouver des
transports pour rapatrier les tirailleurs. Cependant, non seulement ceux-ci ne
recevaient que peu ou pas d'argent sur les soldes et les primes qui leur
étaient dues, mais encore leurs uniformes et leur équipement étaient
réquisitionnés par les autorités militaires dès qu'ils touchaient le port
d'Abidjan. Depuis 1944, des pénuries de matériel avaient durement contrarié la
détermination qu'avait De Gaulle d'équiper son armée. Une des mesures adoptées
pour remédier à cette situation fut de réquisitionner l'équipement des soldats
démobilisés. Il semble qu'on n'ait fait aucune exception même en ce qui
concernait les anciens prisonniers de guerre ou les anciens combattants de la Libération.
Personne ne semble s'être préoccupé de l'effet psychologique que pouvait avoir
le fait de littéralement dépouiller ces hommes des quelques maigres possessions
qu’ils pouvaient avoir. On ne fit aucun effort pour leur expliquer pourquoi
leurs vêtements étaient confisqués. Cette politique brutale paraîtra d'autant
plus inexplicable lorsqu'on se rappellera les craintes des Français au sujet de
l'état d’esprit des tirailleurs rapatriés. Elle eut pour effet de rendre
mécontents même ceux qui étaient revenus de la guerre avec peu ou pas de sujets
de se plaindre, simplement heureux d'avoir survécu à la tuerie.
Nous avons
déjà rencontré l'ancien prisonnier Ehouman Adou. Il raconte ce qui lui arriva à
son retour au pays :
« C'est
à Abidjan qu'ils nous ont eu. Ils ont pris tout ce qu'on avait avec nous – tous
les cadeaux que les blancs nous avaient donnés. Ils nous ont laissé seulement
un uniforme noir. A Port Bouët, ils nous ont pris nos valises. J'avais une
grande valise, une cantine ; ils me l'ont prise dans le train. On a passé deux
mois à essayer de ravoir nos choses. Ils nous ont donné de l'argent pour le
train, c'est tout ».
Sekongo
Yenibiyofine, un autre ancien prisonnier, eut une aventure similaire :
« Personne
n'était là pour nous accueillir quand on est arrivés à Abidjan. Ils nous ont
donné de nouveaux papiers, parce que les Allemands nous avaient pris les
nôtres. Et puis ils nous ont tout pris sauf une chemise et un sous-vêtement. On
est revenus dans nos villages avec rien. Ils ne nous ont rien dit et ils ont
tout pris ».
Certains,
comme Gnoumagai Soro, furent prévenus à l'avance de ce qui allait arriver et
réussirent à remporter une petite victoire sur leurs spoliateurs :
« Ceux
qui étaient revenus avant nous nous ont dit qu'ils allaient prendre vos
uniformes à Abidjan. Quand on a entendu ça, on a été très en colère et on a jeté
nos uniformes à la mer. C'était mieux de faire ça que de les voir dans les
hangars. Quand on est arrivé, ils nous ont laissé garder tout ce qu’on avait
dans nos cantines, toutes les choses qu'on avait acheté en France. Ils les ont
ouvertes et ils n'ont pas trouvé d'uniformes, alors ils nous ont laissé ramener
les cantines chez nous ».
Ce fut dans
ces conditions que les anciens prisonniers, soldats d'infanterie ou
d'artillerie rentrèrent chez eux. Certains étaient les survivants d'une terrible
défaite et de long mois de captivité ; d'autres étaient des vainqueurs, les
libérateurs la France. Tous découvraient qu'on attendait d'eux qu'ils
s'évanouissent dans la nature, se laissant réabsorber par leurs sociétés
villageoises, ne causant aucun ennui, et ne réclamant aucune compensation.
Pourtant, à la différence de la précédente génération de tirailleurs, ces
hommes découvrirent qu'ils n'étaient pas totalement démunis, qu'ils avaient un
moyen de protester – en Côte d'Ivoire, ils trouvèrent à leur retour Félix Houphouët-Boigny
et le Rassemblement Démocratique Africain. L’administration coloniale pouvait
bien affecter d'ignorer leur existence, les nouveaux leaders politiques
ivoiriens, pourtant tous des civils, n'en reconnurent pas moins leur potentiel
d'organisateurs, et leur prestige au village, et leur réservèrent un rôle important
dans la lutte politique. Beaucoup d'anciens tirailleurs saisirent alors la
chance qui leur était offerte de participer à un nouveau combat – un combat
engagé cette fois pour la libération de leur propre patrie.
@@@
« L'état-major vichyste, partisan
de la "manière forte", n'a-t-il pas délibérément cherché l'occasion
de "faire un exemple", pour mettre au pas les anciens combattants ? »
(J. S.-Canale)
La conférence de Brazzaville
avait promis aux populations africaines un progrès vers le bien-être. Ce
n'était pas nouveau. Déjà, en 1921, dépassant les professions de foi cyniques
des partisans de la « manière forte », Maurice Delafosse avait affirmé la nécessité
d'un tel progrès sous peine de « faillite » de l'œuvre coloniale.[3]
Ce n'était qu'un vœu.
Albert Sarraut l'avait affirmé à
nouveau en 1931, comme doctrine quasi officielle, plaidant en faveur de la
colonisation en péril.[4]
La conférence de Brazzaville
avait été plus loin : aux promesses du colonialisme paternaliste d'avant 1940,
elle avait ajouté celle d'« associer » les Africains à la gestion de leurs
propres affaires. Elle l'avait assortie, il est vrai, de prudentes réserves et
de délais, et du rejet formel, non seulement de l'indépendance, mais même de
l'autonomie locale. Nul doute que les officiels de la colonisation qui y
avaient souscrit, comme de Gaulle qui en avait été l'initiateur, espéraient
bien ne pas s'engager plus que par les homélies rituelles de la propagande
coloniale sur l'élévation du niveau de vie des populations indigènes...
Seulement, avant 1940, on ne
parlait que pour l'opinion française ou européenne, qui n'avait guère la
possibilité d'aller vérifier et d'ailleurs, pour une grande part,
s'intéressait médiocrement à ces questions.
Désormais, il fallait compter
avec les Africains eux-mêmes, directement intéressés et peu disposés à se
payer de mots.
Et la colonisation française
n'avait plus la force nécessaire pour traiter leurs revendications par le
mépris.
Elle n'était pas disposée pour
autant à renoncer aux anciennes méthodes.
En témoigne le drame de Thiaroye
(1er décembre 1944).[5]
Avec le retour des prisonniers de guerre rapatriés, puis en 1945 des
démobilisés, allait se poser le problème de la « réadaptation » des anciens
soldats. Ceux-ci – comme leurs pères de 1914-1918 – espéraient un changement de
leur condition. Et surtout, ils n'étaient plus disposés à subir l'arbitraire
humiliant des chefs de villages et de cantons et des fonctionnaires européens.
Le 21 novembre 1944, 1200 anciens
prisonniers de guerre libérés avaient été débarqués à Dakar et installés au
camp de Thiaroye, sur la route de Rufisque. A leur départ de France, ils
avaient réclamé le paiement de leurs arriérés de solde, y compris primes de
combat et de démobilisation, ainsi que l'échange de leurs marks. On leur avait
répondu que la monnaie française n'ayant pas cours en A.O.F., ils seraient
réglés à Dakar. Leur demande ayant été réitérée à Thiaroye, le général
commandant le camp leur affirma qu'ils auraient satisfaction dans les trois
jours. Or dans l'intervalle, l'ordre d'embarquer pour les colonies du Sud
arriva sans qu'il fût plus question de paiement.
Y eut-il vraiment mutinerie ? Ou
simplement mouvement de protestation ? On peut se le demander puisque le bilan
des « victimes » du côté des « forces de l'ordre » fut d'un soldat blessé et
deux officiers « contusionnés ». Ce qui est sûr c'est que l'état-major fit
tirer sur les anciens prisonniers désarmés. Il y eut 24 tués, 11 blessés (38
tués et autant de blessés selon d'autres sources), 45 arrestations, 34
condamnations à de lourdes peines de prison (les derniers condamnés encore en
prison furent libérés par « grâce amnistiante » du président Auriol à
l'occasion de son voyage de 1947).[6]
Y avait-il eu simplement mauvaise
foi et incurie, ou provocation calculée ?
On peut se le demander. Dès le 27
novembre, on faisait courir en milieu européen le bruit d'une « révolte », d'un
« soulèvement noir », d'un « massacre des Européens » à l'occasion de la
Tabaski.[7]
L'état-major vichyste, partisan de la «manière forte», n'a-t-il pas
délibérément cherché l'occasion de « faire un exemple », pour mettre au pas les
anciens combattants ?
Si c'était l'objectif cherché, il
ne fut en tous cas pas atteint. Le Bureau d'études communiste de Dakar, dans sa
réunion du 2 décembre, notait que l'indignation était générale, unanime chez
les Africains, y compris chez les marabouts habituellement à la solde de
l'administration... La demande qu'il fit de l'envoi d'une commission d'enquête
n'eut pas de suite et la consigne du silence frappa le drame de Thiaroye (le
quotidien Paris-Dakar n'en souffla mot).[8]
Allant à contresens d'une
évolution irrépressible, l'action aveugle de l'administration coloniale
contribuait à exciter les forces adverses plus qu'à les briser.
La liquidation du régime vichyste
en A.O.F., à l'été 1943, avait ouvert les voies à une libéralisation de la vie
politique : les comités de la « France combattante »[9],
encore voués à la vie clandestine sous l'administration de Boisson, même après
novembre 1942, déploient leur activité au grand jour et deviennent les appuis
de l'autorité officielle, non sans avoir à livrer de rudes combats ; la
quasi-totalité des petits colons et des cadres militaires, la majorité des
cadres administratifs, les missions catholiques, demeurent fidèles au régime
de Vichy qui fait pour eux figure de paradis perdu. Les gaullistes sont
minoritaires, recrutant surtout leurs adhérents dans le moyen et petit
fonctionnariat. Leur faiblesse en milieu européen les incite à rechercher un
appui en milieu africain.
A vrai dire les purs coloniaux
gaullistes hésitent à s'engager dans cette voie dont les conséquences possibles
les inquiètent. Mais il n'en est pas d'autre à leur disposition : ils se rassurent
dans la conviction que les populations indigènes sont bien en main et que leur
« fidélité inébranlable à la France » donne toute garantie. On ne leur demande
que d'appuyer les nouvelles autorités et non de donner leur avis.
Ils doivent aussi – par la même
nécessité – accepter le concours des éléments de gauche, y compris ceux qui
professent des opinions communistes, tout comme de Gaulle a été obligé de le
faire dans la métropole.
Ce n'est pas sans réserve ni
entraves : mais ils ne peuvent pas s'opposer formellement à leur activité.
Cette activité (comme en France)
est d'ailleurs centrée sur un objectif fondamental : contribuer au maximum à la
victoire sur l'hitlérisme. Il est malaisé de trouver des prétextes à y faire
obstacle, sous peine de se faire taxer de vichysme. Au moins s'efforce-t-on de
limiter strictement cette activité au milieu européen.
Les communistes (peu nombreux et
isolés) se sont renforcés à la faveur des circonstances d'adeptes nouveaux,
dont beaucoup se révéleront vite de très temporaires compagnons de route, peu
ou pas dégagés des préjugés coloniaux. Mais ils agissent.
Cette action se manifeste peu par
leurs organisations propres, « bureaux d'études » constitués à Dakar, Abidjan,
et quelques autres grands centres. En relation avec la délégation du Comité central
du Parti communiste français établie à Alger, ces « bureaux d'études » (qui
deviendront plus tard les « groupes d'études communistes ») n'ont qu'un rôle
d'information et de liaison et d'éducation politique de leurs membres.
Communistes français et Africains gagnés aux idées communistes – dont beaucoup
deviendront plus tard des leaders du mouvement politique ou syndical – s'y
retrouvent. Ce sont essentiellement des écoles politiques. Pour des raisons de
principe, la direction du Parti communiste français s'est toujours refusée à
constituer des organisations du Parti hors du territoire national.
A défaut d'action publique
directe, les bureaux ou groupes d'études animent de nombreuses organisations de
masse : G.A.R., puis comités du Front national, comités des « Amis de Liberté »[10],
comités « France-U.R.S.S. »[11]
Ces comités n'inquiètent pas
outre mesure l'administration coloniale. Leur action, centrée sur les
problèmes de la guerre et de la libération de la France, tout en étant
difficile à contrecarrer, ne paraît pas mettre l'ordre colonial en péril et ne
semble pas susceptible d'éveiller des échos profonds en milieu africain.
Il n'en est pas de même du
mouvement syndical.
Dès juin 1943 le Syndicat des
ouvriers de l'arsenal de Dakar se reconstitue et adopte de nouveaux statuts.
Les autres corporations (chemins de fer, port, bâtiment, employés de commerce)
suivent. Comme avant-guerre, les syndicats se reconstituent sur la base
raciale, Européens et Africains demeurant organisés à part, bien que leurs
délégués se retrouvent dans l'Union des syndicats confédérés de Dakar
reconstituée.
Cette évolution gagne les
territoires qui n'ont cessé de dépendre de la « France libre » : ce que l'on
accorde à Dakar au nom de la revanche sur Vichy, il est difficile de le refuser
à Brazzaville et à Douala. Dès août 1944, la liberté syndicale est accordée au
Cameroun et l'Union des syndicats confédérés se constitue, sous la direction
d'Européens progressistes qui se préoccupent d'organiser les travailleurs
africains.
L'essor du mouvement ouvrier est
favorisé par diverses circonstances objectives.
En premier lieu, la réduction
brutale, du fait de la guerre, des échanges avec la métropole ou les pays
industrialisés a donné un essor relatif à l'industrie locale : le fait est
surtout sensible à Dakar (huileries, manufactures de tabac, etc.), mais se
manifeste un peu partout par la création d'entreprises destinées à pallier les
déficiences des importations. L'effectif des ouvriers salariés s'en est donc
trouvé notablement accru.
[1] - L’Harmattan, Paris 1996 (pp.197-203).
[1] - L’Harmattan, Paris 1996 (pp.197-203).
[2] - Editions sociales, Paris 1972 (pp.
[3] - M. Delafosse : «
Sur l'orientation nouvelle de la politique indigène de l'Afrique noire »,
Afrique française, 1921,
n° 6, pp. 145-152.
[4] - Albert Sarraut :
Grandeur et servitude coloniales, Ed.
du Sagittaire, Paris, 1931.
[5] - La répression de mai 1945 dans le
Constantinois en sera le pendant nord-africain, à plus grande échelle (plus de
50000 victimes).
[6] - Archives fédérales de Dakar 1/2 D3.
[7] - Fête religieuse musulmane.
[8] - Il fut évoqué publiquement par Lamine Gueye à
l'Assemblée constituante, plus d'un an après (J. O. de la République française.
Débats parlementaires, Assemblée nationale constituante, 1re séance du 22 mars
1946, p. 1001.
[9] - La « Fédération de la France combattante pour
l'A.O.F. » autorisée par arrêté du 21 décembre 1943, regroupait les deux
principales organisations de Résistance d'A.O.F., l'« Association croix-de-Lorraine
A.O.F. » (primitivement « Amis de Combat »), gaulliste, et le « Groupe d'action
républicaine » (G.A.R.), d'orientation démocratique, ayant ses bases
essentiellement à Dakar et Rufisque, et quelques groupes isolés (Combat en
Guinée, Groupe libération de Diourbel au Sénégal, Franc combat au Soudan,
France combattante au Togo). La première manifestation publique des « Amis de
Combat » et du G.A.R. eut lieu à Dakar à l'occasion de la commémoration du 18
juin, en 1943. Mais ce n'est qu'après le départ du gouverneur général Boisson
(fin juin 1943) que ces mouvements furent légalement autorisés (cf. Paris-Dakar
des 19 et 30 juin 1943). L'organe de la France combattante, Clarté, commença à
paraître en janvier 1944 (à partir du n° 3, daté du 24 mars 1944, il prit le
titre nouveau de Réveil). Charles-Guy Etcheverry (précédemment journaliste à
Paris-Dakar) en devint le rédacteur en chef à partir du n° 26 (1er septembre
1944). Le premier (et unique) Congrès de la France combattante se tint en mai
1944. Le Comité fédéral de la « France combattante » fut d'abord présidé par
Théodore Monod, directeur de l'Institut français d'Afrique noire (cf.
Paris-Dakar, 12 janvier 1944), puis à partir du 23 juillet 1944 par Me Alfred
Gaziello, avocat-défenseur à Dakar (du G.A.R.), le secrétaire général étant
Félix Rambaud, ancien syndicaliste (il avait été secrétaire du syndicat C.G.T.
des chauffeurs de taxis à Marseille) devenu homme d'affaires, dirigeant une
maison d'import-export. Le G.A.R. devait s'affilier au Front national en novembre
1944 (après la libération de la France), tandis que Croix-de-Lorraine devenait
Combat-Empire (arrêté du 9 décembre 1944). Cf. Paris-Dakar du 25 novembre 1944
et Réveil, n° 42, 22 décembre 1944.
[10] - Organe du Parti communiste français publié à Alger.
[11] - Un communiqué annonce la formation de
France-U.R.S.S. à Dakar en juin 1944 (Réveil,
n° 13, 2 juin 1944).
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