Aujourd’hui, la parole à
Tiburce Koffi
Le Noir et le pouvoir
Au prof Séry Bailly, cette promenade discursive sur la conception
négro-africaine du pouvoir d’Etat par les Noirs (sic).
Dans le prologue d’Antigone de Jean Anouilh, nous
lisons ceci : « Cet homme robuste,
aux cheveux blancs, qui médite là, près de son page, c’est Créon. C’est le roi.
Il a des rides, il est fatigué. Il joue au jeu difficile de conduire les
hommes. Avant, du temps d’Œdipe, quand il n’était que le premier personnage de
la cour, il aimait la musique, les belles reliures, les longues flâneries chez
les petits antiquaires de Thèbes. Mais Œdipe et ses fils sont morts. Il a
laissé ses livres, ses objets, il a retroussé ses manches et il a pris leur
place ». Jean Anouilh, dans la trajectoire de Sophocle, venait là, de
(re) composer le portrait du roi, du chef, du président ; bref, du souverain.
L’essentiel des valeurs et attributs qui ordonnent
et structurent le personnage du chef sont dans cette belle citation : au plan
physique, le chef doit être, sinon rassurant, au moins en bonne santé (ce que
traduit l’idée de robustesse) ; il doit être un homme de la réflexion
permanente (il médite) et aux allures de sage (cheveux blancs). Mais surtout,
il doit être un homme d’engagement, de devoir, un volontaire du chantier (il a
retroussé ses manches) ; un homme prêt au sacrifice de soi et au renoncement
aux plaisirs exquis de ce monde : ici, Créon a laissé ses livres, ses objets,
il a retroussé ses manches et il a pris la place laissée vacante à cause de la
mort des enfants d’Œdipe roi.
Voilà le portrait du chef tel que vu, outre la
société grecque ancienne, par la civilisation occidentale de source hellénique
: c’est un homme doté d’une conscience citoyenne exceptionnelle, et qui s’est
engagé à servir les autres et non à se servir. Prenons encore plaisir à lire
Anouilh dans l’esquisse de ce portrait du chef : « Quelquefois, (…) il se demande s’il n’est vain de conduire les
hommes. Si cela n’est pas un office sordide qu’on doit laisser à d’autres, plus
frustres… Et puis, au matin, des problèmes précis se posent, qu’il faut
résoudre, et il se lève, tranquille, comme un ouvrier au seuil de sa journée ».
Etre chef, président ou roi, est ici perçu par ce tragédien moderne comme une
activité grossière, un métier de rustre. L’exercer, c’est se soumettre à un
noble impératif régit par la raison : résoudre les problèmes auxquels sont
confrontés les citoyens. Une telle vision du pouvoir en fait un double acte de
générosité et d’engagement (on décide d’exercer le pouvoir pour les autres).
C’est, sans doute, la raison pour laquelle le dirigeant « européen »
nous paraît relativement moins attaché au pouvoir que le chef africain. Seul,
en effet, compte, pour le premier, l’engagement pris à servir. L’Etat lui donne
les instruments pour accomplir sa tâche : services de défense, de sécurité,
d’espionnage, Trésor public, transport, institutions scolaires et
universitaires, lois – surtout les lois et les moyens de les faire appliquer,
etc.
La société civile se charge, quant à elle, d’être
l’œil de Caïn qui débusquera ses moindres trahisons et déviations par rapport
au cahier des charges (le projet de société, les promesses électorales) qu’il
s’était, lui-même, donné. Il me semble que, ramené sous nos cieux africains,
ces repères connaissent une mue profonde, quand ils ne sont pas carrément
ignorés. Le chef africain est loin de l’image du chef européen méditatif (donc
qui réfléchit), retroussant ses manches (qui travaille). S’il nous fallait
peindre le chef africain sous notre pinceau, nous le représenterions de la
manière suivante : un être à la bedaine, possédant des domaines immenses de
terrain, des milliers de voitures et de femmes, jouissant de la vie comme un
marin du corps satiné d’une putain de Pigalle, se déplaçant, dans son propre
pays, avec une centaine de véhicules remplis de soldats armés, des véhicules aux
sirènes hurlant comme démons de Dabakala ! Ses enfants ont les joues grasses
(ce sont les gosses du chef), sa femme (ou ses femmes) devient (deviennent) la
ou les Mamy de l’Etat, les ‘‘mémés conseils’’, etc. Sa perception du pouvoir
devient, dès lors, autocentrée, pris désormais lui-même dans l’engrenage d’un
système de gestion personnalisé du pouvoir que l’alentour, sa propre fragilité
intérieure, sa lecture (limitée et approximative) de la gestion d’un Etat, ont
contribué à entretenir et raffermir. Bientôt, il ne devient plus qu’une chose
redoutable : une machine, un instrument, une bête… enfin, imbue de puissance et
ivre du pouvoir que donne le Pouvoir car « le Pouvoir, c’est ce qui PEUT –
Ganin Bertin – encore !). Il devient, dès lors, ce que Bernard Dadié appelle «
Moiceul ».
A
suivre jeudi prochain.
Tiburce
Koffi
Titre original :
« Le Noir et le pouvoir : une vision
autocentrée du monde (I) »
Source : Fraternité Matin 31 Janvier 2013
Juste une petite question à l’auteur de ces saisissants portraits
du « chef européen » et du « chef africain » : dans
quelle catégorie classerait-il, d’après les critères qu’il met ici en œuvre, les
Français Philippe Pétain ou Charles de Gaulle, et l’Ivoirien Félix Houphouët ? Ou bien, s’il préfère
des personnages encore vivants : Nicolas Sarkozy ou Silvio Berlusconi,
et Alassane Ouattara, par exemple ?
« Il y a des
hommes, même lorsqu’ils lèvent très haut leur front, on dirait qu’ils montrent
leur cul. » (Marcel Amondji, Spicilège, Anibwe, Paris 2012)
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