jeudi 7 février 2013

6 février 1949 : la provocation

Extrait de « Félix Houphouët et la Côte d’Ivoire. L’envers d’une légende » de Marcel Amondji, Karthala 1984 ; pages 97-104.

L'affaire du 6 février 1949 n'est pas seulement ce mauvais western si souvent raconté, avec ses engueulades, ses poursuites, ses bris de clôture, ses fusillades, ses lynchages et ses incendies. Le véritable scénario de cette fameuse Journée demeurera sans doute à jamais inconnu. Cela n'est d'ailleurs pas sans signification, quand on pense que depuis maintenant plus de vingt ans, les dirigeants du PDCI au pouvoir ont eu plus de temps qu'il n'est nécessaire pour faire toute la lumière sur cette journée.
II faut accorder plus d'attention à certains événements qui ont précédé cette journée et qui l'ont permise ou rendue inévitable. Il s'agit, sans souci d'ordre chronologique, de la rencontre d’Houphouët et du haut-commissaire Béchard à Dimbokro ; de l'élection d'une majorité RDA au Conseil général de la Côte d’Ivoire ; de la confirmation de l'alliance parlementaire avec le PCF par le Comité de coordination de Dakar et le deuxième congrès international du RDA à Treichville ; du discours de J.B. Mockey au Conseil général, le 27 novembre 1948 ; et, aussi, de la rencontre entre Houphouët et Georges Monnet, et du discours provocateur de ce dernier à l'Assemblée de l'Union française qui s'en est suivi.
Juste avant la prise de commandement de Péchoux, le haut-commissaire en AOF, Béchard, avait rencontré Houphouët. Evoquant cette rencontre, ce dernier a déclaré : « II avait été convenu entre nous que nous abandonnerions l'apparentement communiste. »
Cette démarche, le député de la Côte d’Ivoire et président du Comité de coordination du RDA l'avait entreprise seul, à l'insu des autres élus et dirigeants du mouvement qui n'en ont été informés qu'après coup. C'est solitairement qu'il s'était engagé vis-à-vis de Béchard. Ses camarades refusèrent, bien entendu, de souscrire à un engagement pris dans de telles conditions.
Quoiqu'il semble bien que dès cet instant Houphouët avait résolu de changer de cap, il n'abandonna pas pour autant ses fonctions à la tête du RDA. Bien au contraire, il s'évertua plus que jamais à donner l'impression de se plier à la discipline du Rassemblement et d'en défendre les principes, y compris le principe de l'alliance parlementaire avec les groupes d'élus progressistes français.
C'est ainsi qu'au Comité de coordination de Dakar, il plaida avec éloquence et une apparente sincérité contre la thèse défendue par S.M. Apithy qui se posait ouvertement en faveur de la rupture de l'alliance. Il en alla de même au congrès international de Treichville où Houphouët fut à l'origine de la résolution dans laquelle le Rassemblement réaffirmait son attachement aux alliances et amitiés traditionnelles, juste quelques semaines avant la provocation du 6 février 1949.
C'était une époque où, en Côte d’Ivoire au moins, le prestige du RDA était à son comble. Les électeurs ivoiriens venaient d'affirmer avec éclat leur soutien au programme du RDA en envoyant une majorité écrasante d'élus du mouvement siéger au Conseil général. Dans ces conditions, le comportement discipliné et démocratique du président du RDA pouvait paraître sincère. En somme, pouvait-on croire, les progrès rapides de l'influence du Rassemblement malgré les manœuvres et les menaces des autorités coloniales et la capacité de résistance des militants à tous les niveaux l'avaient convaincu que le mouvement avançait sur une voie juste. En tout cas, ni dans les manifestations publiques, ni dans sa correspondance privée, il n'a laissé paraître le contraire. Si bien que si on ne peut évidemment pas savoir à quel point il était vraiment libre vis-à-vis de Béchard après l'engagement que celui-ci lui avait arraché à Dimbokro, on ne peut pas non plus affirmer qu'il n'était point sincère à Dakar ou à Treichville, ou encore lorsqu'il écrivait son enthousiasme à O. Coulibaly ou à G. d'Arboussier.
A l'occasion du remplacement des élus de la Haute-Volta récemment reconstituée, les jeunes turcs du PDCI-RDA entrèrent en masse au Conseil général. G. d'Arboussier lui-même devint conseiller à cette occasion, ce qui confirme la clarté du vote des Ivoiriens. C'est devant cette assemblée si complètement dominée par les élus du Rassemblement que J.B. Mockey prononça, le 27 novembre 1948, son fameux discours sur la terre qui aurait fait plaisir aux victimes d'Angoulvant et de Lapalud, s'ils avaient pu l'entendre : « II nous faut donc garder cette terre et faire en sorte qu'il soit désormais impossible à toute personne ou à toute société venue de l'extérieur de se voir attribuer à tout jamais, définitivement, d'importants domaines. J'insiste sur le mot définitivement. » Fort du soutien de millions d'Ivoiriens, J.B. Mockey donnait ainsi à entendre, sans ambiguïté, que le Conseil général à majorité PDCI-RDA voulait prendre en charge la Côte d’Ivoire en donnant la priorité aux intérêts de la majorité de sa population.
L'importance de ce discours, et ce qui le rendit particulièrement intolérable au parti colonial, tient au moment où il fut prononcé. Dès 1947, les projets concernant l'établissement d'un port en eaux profondes à Abidjan, déjà très avancés, avaient provoqué une véritable ruée des spéculateurs sur les terrains en bordure de la lagune et autour d'Abidjan. En son temps, le gouverneur Latrille s'était fermement opposé à ce pillage, mais le gouverneur de Mauduit, pendant son intérim, l'avait au contraire favorisé. Par conséquent le discours de J.B. Mockey s'attaquait directement aux intérêts coloniaux les plus précieux de l'époque, en même temps qu'il affirmait l'indépendance de l'assemblée locale.
Dès ce moment, la personnalité de J.B. Mockey commença de préoccuper les autorités coloniales. Ils tentèrent de le circonvenir à l'amiable, en vain. Ne pouvant espérer corrompre ce patriote honnête, ils commencèrent d'insinuer que c'était un communiste sectaire qu'il fallait abattre.
A ce qu’il semble, il n'existe aucune preuve matérielle qu'en privé ou en public Houphouët a désapprouvé ou fait la moindre réserve sur le sens ou les implications politiques du rapport de J.-B. Mockey. Dans les annexes de Carnet de prison, B. Dadié, sous le titre « Assemblée territoriale de la Côte d’Ivoire », en publie le texte sans aucune note et sans l'attribuer à J.B. Mockey, ni à personne. On peut croire que l'auteur de Carnet de prison a voulu marquer de la sorte que ce rapport était l'expression de l'ensemble du mouvement, Houphouët compris.
C'est dans cette atmosphère que le parti colonial, en la personne d'Antoine Filidori, « un des principaux chefs de file des ressortissants français du territoire », fit appel à G. Monnet pour organiser sa contre-offensive, étroitement coordonnée avec celle que préparaient les représentants du gouvernement français lui-même.
Après s'être fait confirmer par Houphouët, et devant témoin, le désaccord fondamental qui l'opposait, malgré toutes les apparences, à la majorité du mouvement, tant à Abidjan qu'à l'échelle fédérale, G. Monnet lança, du haut de la tribune versaillaise, les fameuses calomnies concernant un prétendu complot communiste-RDA qui devait servir de prétexte à la déclaration de guerre contre le Rassemblement et sa section ivoirienne. Cette activité de provocateur anti-RDA n'empêchera pas (ou permettra à) G. Monnet de devenir ministre, puis conseiller d’Houphouët.
Il y avait donc, d'un côté, le glissement solitaire et constant d’Houphouët dans la conciliation avec le parti colonial et, de l'autre, l'affirmation claire et nette, à travers le vote massif en faveur des candidats du RDA au Conseil général, de la nécessité de la lutte positive pour l'abolition des privilèges coloniaux et pour la défense exclusive des droits naturels des populations de la Côte d’Ivoire.
Dès lors, on peut imaginer le calcul de ceux qui avaient décidé d'abattre le RDA. A partir du moment où il était devenu évident que les planteurs, et spécialement leur président, n'avaient pas le même intérêt que la base militante du PDCI à ce que le mouvement qu'ils avaient contribué à fonder aille jusqu'au bout de son propre génie, il suffisait de pousser à la roue dans le sens des militants les plus avancés, d'amener de la sorte le mouvement à se radicaliser au maximum de ses possibilités, pour que sa belle unité se brise, les planteurs préférant, tout compte fait, un arrangement quelconque avec leurs rivaux européens au risque majeur d'être entraînés malgré eux dans leur propre ruine.
A bien y regarder, la provocation du 6 février 1949, l'emprisonnement des sept membres du Comité directeur du PDCI et de 300 autres militants du RDA, leur procès et le harcèlement incessant, la traque livrée aux patriotes anticolonialistes à travers tout le territoire, toute cette activité, tolérée et couverte par le gouvernement français de l'époque, ne visaient que ce but. Et on peut dire que ce but fut atteint presque tout de suite.

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Le succès du « Coup de Treichville » entraîna deux conséquences également graves. L'une fut immédiate et affecta l'activité des masses. L'autre, apparemment plus tardive et plus complexe, concerna l'évolution des dirigeants du mouvement eux-mêmes.
La conséquence immédiate fut la brusque radicalisation de la base du PDCI-RDA. La répression eut pour effet d'augmenter le rythme des adhésions – le PDCI-RDA compta jusqu'à 800 000 adhérents à la fin de l'année 1949 – dont le nombre compensait largement les défections enregistrées parmi les éléments que leur situation de salariés de l'administration ou du gros commerce rendaient les plus exposés et les plus sensibles aux pressions.
Les militants de la base, quoique privés de chefs et de directives, multiplièrent les initiatives. Toutes les actions de soutien et de solidarité aux militants et responsables emprisonnés sont parties de la base. Les délégations qui se relayaient au parloir de la prison de Bassam pour manifester la sympathie ou prodiguer les encouragements des villageois et des citadins aux prisonniers ; les manifestations de femmes, dont la plus célèbre fut la marche sur Bassam ; les grèves d'achat et de vente ; les arrêts de travail ; etc.
L'action des femmes ivoiriennes mérite une mention spéciale (…). C'est une femme, Anne-Marie Raggi, qui fit la proposition du boycottage du commerce européen au cours d'une conférence des secrétaires généraux du PDCI-RDA à laquelle assistait Houphouët, proposition aussitôt adoptée par l'assistance et, bientôt, par le pays tout entier. L'engagement des femmes, leur courage dans ces moments de grand péril, furent tout à fait exemplaires. Elles surent mieux résister aux pressions convergentes des autorités coloniales et du président d’honneur du PDCI que bien des hommes apparemment plus déterminés. Pendant ces mois décisifs, la majorité des Ivoiriens étaient animés d'une volonté de lutte inébranlable qui s'est exprimée dans l'action et par la parole, au mépris des risques encourus.
Marcel Willard, membre du collectif d'avocats pour la défense des prisonniers RDA, écrit : « La tension était si grave que tout était à craindre, jusqu'au massacre des foules qui, franchissant la lagune sur un pont bien gardé, affluaient devant le palais de Justice. » (M. Willard, La défense accuse)
Malgré ce danger bien réel, malgré les démonstrations belliqueuses des gendarmes de Péchoux, la volonté de lutte des masses n'a jamais faibli. Si bien qu'il n'est certainement pas possible d'imputer aux militants de la base le recul du mouvement dans les semaines et les mois qui suivirent les procès de Bassam.
Le jour même de la sentence, la pression des masses se faisait encore sentir, et ce sont les colonialistes qui étaient sur la défensive. Ce jour-là Bernard Dadié nota dans son Carnet de prison : « La foule est renvoyée derrière la mairie. On ne la laisse plus approcher. Le palais est gardé par une double haie de gendarmes (...) L'on prend des précautions avant de nous condamner... » (B. Dadié, Carnet de prison)
II est évident que le vaste mouvement de protestation et de solidarité et la volonté de lutte des masses populaires ne sont pas, alors, épuisés. En témoigne cette remarque de M. Willard encore : « Au cours de la tournée que nous avons faite en brousse, Douzon et moi, nous avons pu mesurer l'impulsion que (le) comportement (des condamnés du procès de Bassam) avait imprimé au RDA, jusque dans les villages les plus isolés et les plus frappés par la terreur.
Rien de plus saisissant que la solidarité africaine, dont l'élan, loin de ralentir, de s’essouffler ou de céder à l'intimidation administrative, n'a cessé de se renforcer pendant tout le procès, et de faire reculer la répression. » (M. Willard)

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