samedi 23 février 2013

“Cette affaire est en fait non seulement une affaire ivoirienne, mais aussi une affaire française”


Nous vous proposons ci-dessous l’intervention de Me Altit, le conseil principal du président Gbagbo, lors des propos liminaires de sa défense.

Maître Altit
Mme la Présidente, Mme et MM. les juges, vous vous souvenez certainement que depuis le déclenchement de la crise postélectorale en Côte d’ivoire, le procureur n’a cessé de proclamer qu’il poursuivrait les auteurs de tous les crimes quels que soient leurs camps. Mais ici ne se trouve que le président Gbagbo. Pourquoi ?
 
Est-ce parce que les auteurs de ces crimes sont inconnus ? Bien au contraire, ils sont connus de tous et leurs crimes sont documentés. Documentés en détail par toutes les organisations de défense des Droits de l’Homme. Ils sont bien connus, ceux qui se sont approprié et mis en coupe réglée le nord du pays depuis le 19 septembre 2002. Ils sont connus, ceux qui sont soupçonnés d’avoir ordonné l’assassinat des gendarmes de Bouaké en 2002. Le meurtre et le viol des civils à Man en 2003, le meurtre de civils à Korhogo et juin 2004 lors d’un conflit entre Soro et IB. Les massacres de Bouaké en 2007. Le meurtre des opposants et de civils lors d’un conflit sanglant entre rebelles en 2008, entre autres atrocités. Ils sont connus, tous ceux qui sont soupçonnés d’avoir fait torturer et tuer à Yopougon en mai 2011. Ceux qui, depuis le 19 septembre 2002, organisent pratiquement le pillage, l’extorsion à grande échelle et se livrent à toutes sortes de trafics en violation des lois ; ceux qui font du viol systématique une politique ; ceux qui utilisent les mercenaires et les miliciens dozos pour terroriser les populations et ceux qui continuent aujourd’hui encore à commettre des crimes, notamment dans l’ouest ivoirien. Ils sont cités dans les rapports des Nations unies, d’Amnesty International, de Human Rights Watch, de l’International Crisis Group, de Global Witness, du département d’Etat américain et bien d’autres encore.
 
Alors serait-ce parce qu’ils se cachent qu’on ne saurait où les trouver ? Pourtant l’un est préfet, l’autre dirige l’armée, un troisième le groupe de sécurité de la Présidence, un quatrième la Garde républicaine ou bien encore la Garde spéciale. Tous nommés à ces postes par Alassane Ouattara entre 2011 et 2012. D’autres encore sont des hommes politiques de 1er plan et ne se cachent pas. Alors pourquoi ne sont-ils pas là ? Pourquoi ne sont-ils pas poursuivis ? Car ne s’agit-il pas ici de déterminer les responsabilités d’un conflit long et douloureux ? Tout se passe comme si le procureur près la Cour pénale internationale avait été convaincu depuis le début qu’il n’y avait qu’un seul responsable au drame que vit la Côte d’Ivoire. Notons que, depuis le 2nd tour de l’élection présidentielle, le 28 novembre 2010, pas une fois, il n’a essayé de prendre contact avec le président Gbagbo et son gouvernement, alors qu’il était en contact avec Alassane Ouattara et ses représentants. Pas une fois il a mis en garde de façon claire et précise les responsables de la rébellion et les chefs de guerre d’Alassane Ouattara soupçonnés de crimes de masse, réservant ses flèches et ses menaces au seul camp gouvernemental. Dans ces conditions, comment s’étonner que le document des charges ne soit que le reflet des accusations portées par les chefs rebelles et la presse pro-Ouattara au moment de la crise ? Ce document n’est qu’une revue de presse, la revue d’une presse engagée contre le président Gbagbo. Il est vrai que le procureur mentionne un certain nombre de rapports d’organisations de défense des Droits de l’Homme. Mais vous aurez noté que le procureur en fait un usage partial. Passant sous silence les éléments gênants pour ses thèses. Ces rapports eux-mêmes auraient mérité de la part du procureur des investigations complémentaires.
Nulle trace ici d’enquête à proprement parler. Nulle trace d’enquête à charge et décharge. Le procureur n’apporte aucun élément probant à l’appui de ces documents. Il est frappant de constater le faible nombre d’attestations qu’il présente, leur caractère vague et le flou qui les caractérise. Sans compter le fait qu’elles soient souvent en contradiction les unes avec les autres. Il est frappant aussi de constater que, nulle part, il n’y a de trace d’un acte quelconque du président Gbagbo ou de responsables politiques ou militaires qui corroborerait ne serait-ce qu’en partie au moins l’une des allégations. Il n’y a rien comme nous le montrerons. Absolument rien qui soutienne non seulement les allégations, mais encore le récit même du procureur. A fortiori rien pour discuter d’une éventuelle responsabilité du président Gbagbo. D’ailleurs, le procureur a tellement conscience des insuffisances de son document qu’il entretient lui-même à dessein le flou, confondant les évènements et les protagonistes. Plus même, il a, au dernier moment, changé son fusil d’épaule, se fondant sur un mode de responsabilité plus limité, sans apparemment prendre garde que, ce faisant, il affaiblissait sa propre démonstration.
La défense démontrera que le procureur n’apporte aucun élément de preuves suffisant qui permette d’établir des motifs substantiels de croire que les quatre éléments choisis par lui ne se sont pas déroulés comme il le prétend. Elle démontrera qu’il n’existe donc aucune base factuelle aux accusations du procureur. Elle démontrera, en conséquence, qu’il n’est pas possible d’établir l’existence de motifs substantiels de croire que le président Gbagbo aurait commis les crimes qui lui sont imputés. Elle démontrera qu’il n’existe pas de motifs substantiels de croire que le président porterait une quelconque responsabilité dans les faits visés comme co-auteur indirect et a fortiori comme contributeur. Parce qu’à aucun moment, le procureur ne parvient à démontrer l’existence d’un lien entre le président Gbagbo et les quatre événements allégués. Le récit du procureur est parcellaire, lacunaire pour une raison simple : la réalité ne cadre pas avec les accusations. Il lui faut tenter de la transformer et, pour cela, il lui faut en occulter certains aspects. Mais les faits sont têtus et nous allons les rappeler sans omettre d’éléments importants pour la compréhension des événements.
Le récit du procureur est biaisé pour deux raisons : l’une, nous l’avons dit, est qu’il dépend des éléments qui lui ont été transmis par les autorités ivoiriennes. L’autre, plus fondamentalement, est que, pour faire peser la responsabilité du conflit sur les seules épaules du président Gbagbo, il lui faut adhérer au narratif construit par les adversaires du président Gbagbo à l’époque de la crise pour les délégitimer et pour convaincre la communauté internationale de soutenir un camp contre l’autre. Et c’est ce qui explique le choix des quatre événements qui structurent son document contenant les charges aussi floues, discutables, contradictoires soient-il comme nous le montrerons. Parce que ces événements constituent autant de tournants dans la crise postélectorale, autant d’étapes dans la délégitimation du président Gbagbo et parallèlement dans l’engagement de certaines puissances dans le conflit. La prétendue répression de l’attaque de la Rti en décembre 2010 a entraîné, au plan international, la condamnation du régime du président Gbagbo. Les allégations concernant la manifestation des femmes au début du mois de mars 2011 ont entraîné l’immédiate suspension des négociations de paix en cours. Les puissances ne voulaient pas d’une paix négociée et nous le montrerons. Le bombardement allégué du marché d’Abobo le 17 mars 2011 a conduit, quelques jours plus tard, à l’adoption de la résolution 1975 du Conseil de sécurité et au déclenchement de l’offensive terrestre préparée en sous-marin et de longue date par les forces françaises et l’Onuci. Et que dire des accusations de combats à Yopougon après la chute du président Gbagbo ? Elles permettent d’occulter les rafles et violations systématiques des Droits de l’Homme commises après leur victoire par les forces pro-Ouattara.
 
Ces quatre événements donnent donc à lire un récit, à croire en une histoire qui légitime ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui. Ils peignent à grands traits un camp du bien et un camp du mal.
De ce point de vue, ils ont donc une signification politique ; ils ont construit une réalité légitimante qui a servi de fondement à la prise de pouvoir par le camp Ouattara.

Plutôt que de vérifier la véracité même de ce récit, plutôt que d’enquêter pour en déterminer la réalité, le procureur l’a tenu pour acquis. Et le problème, c’est qu’il ne peut plus maintenant s’en écarter sous peine de remettre en cause tout l’édifice. Or l’édifice ne tient pas.

 
L’attaque de la Rti, tous les éléments en notre disposition le prouvent, ce ne sont pas les forces pro-Gbagbo qui auraient attaqué les foules désarmées, mais bien au contraire les miliciens pro-Ouattara qui ont lancé une attaque préméditée et préparée contre les forces de maintient de l’ordre. La répression de la marche des femmes, la presse ivoirienne elle-même s’est fait l’écho des incohérences de l’accusation. Le procureur, lui, a tenu pour acquis que la version d’un seul camp était la bonne. Sans la remettre en question, sans enquêter, sans vérifier différentes hypothèses. Le bombardement du marché d’Abobo, le moins que l’on puisse dire, c’est que le dossier présenté par les autorités ivoirienne n’est pas convaincant et que le procureur n’a rien fait pour éclaircir les choses. Comment d’ailleurs ne pas s’étonner que ceux que le procureur présente aujourd’hui comme les relais du président Gbagbo dans la mise en œuvre de la prétendue politique qu’il lui reproche aient été promus et récompensés par Alassane Ouattara ? Il n’est pas difficile de comprendre que la réalité est tout autre ; et ce n’est pas une thèse que nous exposons, c’est un constat que nous posons. Car la réalité est têtue et se dvine à travers les éléments de preuve à la disposition des parties.
 
Tout le problème est là. Trop occupé à prouver la responsabilité du président Gbagbo, le procureur n’a visiblement pas eu le temps d’examiner, d’analyser, d’évaluer les éléments à charge. Il n’a même pas regardé les vidéos tournées à l’époque. L’aurait-il fait ? Il aurait vu les combattants pro-Ouattara lourdement armés se diriger vers la Rti. Il aurait vu des combats entre miliciens et les forces de l’ordre. Il aurait pu attendre les appels à la violence, à donner l’assaut aux institutions de l’Etat et à la Présidence lancés la veille du 6 décembre par les rebelles et par Guillaume Soro, le Premier ministre d’Alassane Ouattara, et renouvelés le soir même de l’attaque. Il se serait interrogé sur les conditions de la prise du pouvoir des groupes pro-Ouattara à Abobo en janvier et février 2011.
 
Les attaques contre les populations civiles d’Abobo. Ce sont les policiers qui ont été attaqués, tués et brûlés vifs par les membres des milices pro-Ouattara. Tandis que les populations civiles toutes origines confondues fuyaient les miliciens pro-Ouattara et le Commando invisible. Elles ne fuyaient pas les forces de maintien de l’ordre qui tentaient de les protéger. S’il avait lu la presse ivoirienne, le procureur n’aurait pas manqué d’enquêter de manière impartiale sur les circonstances dans lesquelles aurait eu lieu la marche des femmes. Il aurait examiné le peu de témoignages qu’il présente avec peu d’esprit critique. Il aurait examiné avec la plus grande circonspection les témoignages concernant le bombardement du marché d’Abobo et il aurait procédé aux analyses nécessaires. Il n’a rien fait.
Quant aux attaques des pro-Gbagbo à Yopougon, attaques alléguées, le moins qu’on puisse dire, c’est que le procureur ne les documente pas ou pas suffisamment. Alors que nombre d’organisations de défense de Droits de l’Homme se sont fait l’écho des rafles, des assassinats perpétrés par les forces rebelles dans la commune de Yopougon exactement au même moment.
 
S’il avait réellement enquêté, le procureur n’aurait pas transmis à la défense comme preuves à charge des images de violences s’étant déroulées au Kenya. S’il avait enquêté, il aurait dû prendre en compte la réalité de la situation et prendre en compte les éléments innocentant le président Gbagbo. Mais il a préféré lire la réalité ivoirienne à travers un prisme simplificateur. Il est plus simple d’être manichéen, de se représenter des foules désarmées, mitraillées lorsque l’on veut distinguer entre le camp du bien et le camp du mal. Cela parle d’emblée à l’imagination. Cela est déjà inscrit dans la conscience collective. Parce qu’il n’a pas enquêté lui-même. Parce qu’il s’est reposé sur ce que lui confiaient les autorités ivoiriennes, le procureur n’est pas à même de saisir quelle a été la réalité du terrain et, par conséquent, ne peut la donner à voir à la Chambre.
 
Nous montrerons, au cours des débats, que cette tentation de la facilité, de la simplification a des conséquences graves et a conduit le procureur à mal interpréter les événements dont il parle. Ainsi, pour écrire un scénario susceptible d’entraîner la mise en accusation du président Gbagbo devant la Cpi, le procureur a-t-il dû forcer la vérité et réinventer une réalité.Pourtant la vérité, tous les spécialistes et tous les habitants de la Côte d’Ivoire la connaissent. La chute du président Gbagbo a été organisée et planifiée. Nous verrons que le scénario écrit a posteriori, écrit à la va-vite ne résiste pas à l’analyse. Il y résiste d’autant mois qu’il repose sur deux propositions aussi fausses l’une que l’autre qui vous ont été rappelées hier par le procureur. L’une est que le pays était en paix jusqu’au lendemain des élections de 2010. Nous venons d’entendre le contraire. L’autre, que le responsable de la crise postélectorale serait le président Gbagbo du fait de son refus prétendu d’accepter le verdict des urnes. Mais ce n’est pas lui qui a refusé le verdict des urnes, ce n’est pas lui qui s’est autoproclamé, ce n’est pas lui qui a refusé la décision du Conseil constitutionnel, ce n’est pas lui qui a refusé les tentatives de médiation. Nous reviendrons en détail sur tous ces points, car ils sont au cœur des présents débats. Ces deux propositions sont les deux piliers sur lesquels repose la pseudo-démonstration du procureur. Lorsque l’on oublie la vérité, l’on oublie tous ceux qui ont souffert, toutes les victimes qui réclament en ce moment-même justice et qui, après avoir entendu le procureur, se sentent aujourd’hui un peu plus abandonnées. Il convient ici d’avoir une pensée pour toutes les victimes non seulement pour celles qui se sont manifestées, mais encore pour celles qui souffrent en silence, abandonnées, mises à l’indexe parce que ne faisant pas partie du camp des vainqueurs. Je mentionnerai les habitants de la cité martyre de Duékoué, victime de massacre en 2005 et en 2011 sous les yeux des forces de l’Onuci. Je mentionnerai les populations guéré de l’ouest du pays, victimes d’une opération de purification ethnique qui a conduit et conduit encore aujourd’hui des dizaines de milliers d’habitants à fuir leur pays. J’ai une pensée toute particulière pour les femmes martyres brutalisées, violées, certaines mêmes devant leurs familles qui attendent avec espoir que justice leur soit rendue.
 
La Côte d’Ivoire est un pays traumatisé. Traumatisé par des coups d’Etat à répétition ; par la mise en coupe réglée par les chefs-rebelles à partir de septembre 2002 du nord du pays, par une guerre terrible infligée aux populations par ces mêmes rebelles en 2010 et 2011.
 
Mme le Président, Mmes et MM., c’est une partie risquée que joue le procureur en adhérant à un récit élaboré par d’autres. En effet, si le récit sur lequel il s’appuie était remis en cause, toute la construction intellectuelle visant à accuser le président Gbagbo et parallèlement tout l’édifice visant à légitimer Alassane Ouattara s’écroulerait. Apparaît alors en toute lumière ce qui est le fond des accusations, la recherche d’un bouc-émissaire qui n’est en réalité qu’un homme coupable d’avoir préféré la liberté à la servitude.
 
C’est bien une partie risquée que joue le procureur en se focalisant sur les quatre incidents les plus médiatiques, ceux qui ont eu des conséquences politiques internationales. Car, ce faisant, il oublie les crimes innombrables qu’ont subis les populations ivoiriennes. Le peuple ivoirien aurait mérité que ses souffrances soient prises en compte ; il aurait mérité un autre procès qu’un procès politique. Il aurait mérité que soit instruit le procès des vrais responsables de la destruction depuis une décennie du pays. Et la Cour aurait mérité de pouvoir se pencher sur ce qui s’est réellement passé en Côte d’Ivoire pendant toutes ces années. Elle aurait alors joué un rôle bénéfique pour la réconciliation nationale.
 
Vous savez, cette affaire est en fait non seulement une affaire ivoirienne, mais aussi une affaire française. Permettez-moi de rappeler qu’en 50 ans, la France est intervenue militairement une quarantaine de fois en Afrique. Penser pouvoir saisir les tenants et les aboutissants de la crise ivoirienne sans se pencher en profondeur sur les vraies raisons de cette crise, c’est se fourvoyer et c’est fourvoyer la justice. La réalité est là, sous nos yeux. Et c’est la tâche combien noble et essentielle de la Chambre de la dévoiler. Merci !

Propos retranscrits par Augustin Kouyo. Coll : Boga Sivori.

 EN MARAUDE DANS LE WEB

Sous cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenances diverses et qui ne seront pas nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens et que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ».

Source : Notre Voie 22/02/2013

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire